Demander à un officier si les humanitaires et les militaires s’accordent, ou bien s’ils s’opposent sur les théâtres en phase de post-conflit, c’est prendre un risque. Ce risque, c’est celui de voir se braquer les protagonistes, en réaction aux propos de l’un des leurs, et de les voir adopter des positions de principe au demeurant bien éloignées de la stabilisation et de la reconstruction de la « sécurité humaine1 » qu’ils sont censés mettre en œuvre.
Et pourtant ! C’est à cette question, celle de la concurrence ou de la complémentarité à laquelle je tenterai de répondre dans un aller-retour entre les impératifs et contraintes des militaires et des humanitaires.
Qu’en est-il ?
En août 2004, Médecins sans frontières (msf) quitte l’Afghanistan après vingt-quatre ans de présence ininterrompue. Devant la presse internationale rassemblée à Kaboul, cette organisation non gouvernementale à but humanitaire dénonce le « risque vital » que les forces alliées déployées sur le théâtre font courir aux équipes humanitaires et condamne vivement l’implication de militaires dans les actions humanitaires et de reconstruction. À l’époque, msf en profite pour réaffirmer qu’en phase de post-conflit, les actions humanitaires doivent relever de la seule et unique compétence des organisations non gouvernementales (ong). À l’inverse, aujourd’hui en Côte d’Ivoire, les nombreux contacts entre le bataillon d’infanterie de marine d’Abidjan et les humanitaires des ong sont largement normalisés et s’inscrivent dans un réel partenariat « gagnant-gagnant ».
Un champ humanitaire rapidement investi
Les débuts de phase de stabilisation caractérisés par le ni paix ni guerre de la transition entre la crise et le retour au calme, révèlent le plus souvent des activités humanitaires soutenues. Cette intensité s’exprime tant par les besoins révélés et les réponses exprimées que par le nombre considérable d’acteurs impliqués. Dans l’immédiat post-conflit, le champ de l’humanitaire est toujours très rapidement investi. En début de stabilisation les besoins sont plus importants, plus urgents, souvent vitaux. Les situations sont plus médiatisées et les montants d’aides alloués plus consistants. Pour l’opinion, les enjeux sont davantage révélés et exposés. Ils s’atténueront d’ailleurs avec le développement des politiques d’aide à la reconstruction, en général plus institutionnalisées.
Dans ce contexte, les principaux promoteurs de l’action purement humanitaire ont longtemps été des organisations non gouvernementales notamment françaises, avec leur tradition d’intervention indépendante et impartiale.
Singularité et diversité des humanitaires français.
La perception traditionnelle des ong françaises est tout d’abord celle d’une singularité. Elle repose sur l’image des french doctors des années 1970 de Médecins sans frontières, association humanitaire médicale, puis organisation non gouvernementale, créée avec la volonté de s’affranchir d’un humanitaire neutre tel que le concevait le Comité international de la Croix-Rouge (cicr). À sa suite, plusieurs organisations humanitaires apolitiques, non confessionnelles, impartiales et fondées sur le devoir de témoigner des crimes dont sont victimes les civils, sont créées.
Cette perception est également celle d’une diversité. En 1979, la crise des boat people divise msf. Un an plus tard, elle entraîne les créations de Médecins du monde et d’Aide médicale internationale (ami) lesquels souhaitèrent, en plus, témoigner des violations des droits de l’homme sur le terrain. D’autres structures apparurent également au début des années 1980, dans le contexte du conflit afghan. C’est le cas d’Action contre la faim (acf), de Solidarités, d’Handicap international ou de Pharmaciens sans frontières. Enfin, les conflits des années 1990 virent la création d’une nouvelle vague d’ong comme acted ou Première urgence.
Alors, considérer les ong, notamment les françaises, comme un ensemble cohérent paraît peu pertinent. La diversité des structures se double en effet d’une diversité des engagements. Ainsi, face à la guerre faite au régime irakien, des organisations humanitaires2 se prononcèrent ouvertement contre l’intervention militaire. msf en revanche considéra qu’il n’était pas de la responsabilité des humanitaires de se positionner pour ou contre un conflit. De plus, si les organisations à but humanitaire diffèrent dans leurs positionnements politiques et leurs choix opérationnels, elles varient aussi grandement par leur taille ou leur mode de fonctionnement. En outre, les relations qu’elles entretiennent avec les autres acteurs de la stabilisation post-conflit sont très différenciées.
Pour autant, l’humanitaire à la française est très souvent perçu comme un tout, comme un humanitaire indépendant teinté d’une dimension politique relativement prononcée. Il entretient généralement un discours plutôt politisé et revendicatif, même si cette posture militante n’est pas partagée et affichée par tous de la même manière. C’est d’ailleurs souvent ce qui différencie les ong françaises des autres ong.
Pour les humanitaires :
jusqu’à quand intervenir après l’urgence post-conflit ?
Si le champ de l’urgence, dans l’immédiat post-conflit, ne pose guère de problème de concurrence entre les différents acteurs, celui de la pacification et de la reconstruction voire du développement fait s’affronter les logiques. La phase post-urgence dite de stabilisation (forcément longue) voit en effet généralement se mettre en place une contractualisation des aides apportées. Dans ce cadre, les États et les organisations internationales sous-traitent de plus en plus, aux organisations non gouvernementales, la mise en œuvre de programmes de reconstruction comme le montrent les politiques de reconstruction des systèmes de santé au Timor et en Afghanistan.
Au Timor, la Commission européenne a financé un programme de reconstruction du système de santé primaire conçu sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (oms). Ce programme, par sa pertinence, a séduit l’ensemble des ong présentes qui ont donc décidé d’y participer. À l’inverse, en Afghanistan, les politiques de privatisation de la santé développées par la Banque mondiale, la Commission de Bruxelles et l’agence américaine pour le développement international (usaid), ont suscité des protestations de la part des pouvoirs publics français, des agences onusiennes et de plusieurs organisations humanitaires. Considérant que le programme ne répondait pas aux besoins des populations, tous ces acteurs se sont interrogés sur l’opportunité d’y participer et ont, au final, adopté des positions opposées : les uns y participant, les autres s’y refusant. La conception de l’organisation des systèmes de santé publique dans les pays les moins développés différait grandement entre ces différents acteurs et, le plus souvent, certaines ong, notamment françaises, estiment qu’il n’est pas de leur ressort d’investir ce qui doit à leurs yeux revenir à la responsabilité du politique. Pour cette raison, msf se désengage toujours des théâtres dès que les besoins humanitaires des populations victimes d’un conflit s’estompent.
La reconstruction du système de santé afghan se passe donc aujourd’hui de l’expertise des french doctors. Et pourtant, faut-il vraiment s’abstenir et se désengager si le politique est absent ou s’il tente d’instrumentaliser la reconstruction ? Faut-il vraiment laisser faire « l’opa du Hezbollah sur la reconstruction du Liban » comme le titrait récemment un hebdomadaire français3 ?
À la différence de msf, certaines ong considèrent que l’absence de structures locales stables et de réponses adéquates de la part du politique justifie leur présence au-delà de la phase d’urgence voire même sur des territoires largement stabilisés, au-delà du post-urgence. Dans ce cas, les manques structurels et souvent organisationnels qui caractérisent les États à reconstruire légitiment le montage de programmes de développement fournissant de l’assistance aux populations. C’est pourquoi ces ong restent dès lors très présentes dans la phase de transition vers la normalisation ?
Clarifier les relations avec les autres
acteurs du post-conflit
Si les approches des ong s’opposent parfois, les positions des unes et des autres se rejoignent dans la volonté de clarifier leurs relations avec les sphères politiques et militaires. Elles se rejoignent également dans l’appel à la responsabilité de chacun des acteurs du post-conflit. « On n’arrête pas un génocide avec des médecins » déclarait msf en 1994, à l’époque du Rwanda, alors qu’au même moment en Bosnie, l’« alibi humanitaire » de l’intervention alliée était dénoncé par des ong qui estimaient que le mandat humanitaire donné aux Casques bleus n’avait pas permis de protéger les populations des massacres.
Les humanitaires entendent donc désormais légitimer et singulariser leur position face à l’affirmation d’autres acteurs sur le théâtre du post-conflit. Elles cherchent à clarifier les rôles et les interactions de chacun. Comment se positionnent-elles face aux forces armées ?
Depuis que l’intervention d’urgence humanitaire ou l’intervention d’humanité militaire ont été placées sur le devant de l’actualité, se dégage une tendance à l’institutionnalisation et à la normalisation de l’humanitaire. Ces deux caractéristiques de l’humanitaire moderne sont aujourd’hui devenues indissociables des politiques de gestion de crise des États et de la communauté internationale. En premier lieu, tous les acteurs des relations internationales ont désormais intégré l’humanitaire comme justification et composante de leurs interventions militaires et l’ont donc en quelque sorte institutionnalisé. De plus, cherchant à justifier leurs interventions, ils ont intégré la dimension humanitaire l’un des éléments majeurs de la projection de leurs forces armées. Ils l’ont donc normalisée.
C’est bien cette appropriation de l’humanitaire par les États au travers de leur bras armé qui pose parfois problème. S’agit-il de concurrence ou de complémentarité ?
Impacts des forces armées
sur la reconstruction post-conflit
Le déploiement des forces armées en stabilisation se traduit par la participation des militaires à la reconstruction post-conflit au travers de leur contribution aux dispositifs civilo-militaires. Les engagements révèlent l’importance du militaire dans l’exercice d’une influence dans les pays en reconstruction. Dans ce cadre, participer à la coalition victorieuse, puis à la stabilisation du pays, est bien une condition indispensable mais pas toujours suffisante. Les cas récents des Balkans, de l’Afghanistan, de l’Irak ou du Liban valident ce principe.
Pour la France, c’est surtout le Kosovo qui a bénéficié d’une volonté politique et de la présence des forces armées françaises. Les retombées y ont été importantes. Sur ce théâtre, la miese4 à laquelle participait le ministère de la Défense, a largement contribué à promouvoir l’offre française en équipement et en services et à mener une stratégie d’influence au sein des structures multilatérales. On estime ainsi que les entreprises et organismes français ont obtenu environ 30 % des marchés de la reconstruction au Kosovo, contre 3 % en Bosnie, démontrant ainsi que la présence militaire n’est que l’une des conditions de l’influence.
A contrario, l’absence de déploiement des forces armées françaises aujourd’hui en Irak, ne facilite pas l’intervention des acteurs français. La non-participation au conflit « délégitimise », aux yeux des bailleurs de la reconstruction, la participation des entreprises de nations n’ayant pas participé à l’intervention.
La force armée est un partenaire précieux des entreprises dans la phase qui suit immédiatement l’intervention. Elle participe d’une part à la sécurité des employés des entreprises nationales, et permet d’autre part une évaluation des besoins. Premières arrivées sur le théâtre, les forces jouent un rôle primordial pour recueillir des informations sur les besoins des populations. Ainsi, les conclusions de l’étude menée par les forces françaises recensant les besoins de la ville de Kaboul en eau et en électricité, ont été diffusées aux entreprises françaises et ont simultanément défini les contenus des appels d’offres.
C’est pourquoi, en France, l’une des missions de l’unité en charge des actions civilo-militaires5 consiste à « soutenir les intérêts nationaux » en :
préparant l’éventuel déploiement des autres acteurs étatiques français ;
appuyant les missions diplomatiques, notamment leur service de coopération et d’action culturelle, et leur mission économique ;
apportant une aide aux entreprises françaises qui souhaitent s’impliquer dans la reconstruction de l’économie du pays et qui contribuent ainsi à la consolidation de la paix.
Mais la synergie entre les différents acteurs du civil et du militaire de la reconstruction post-conflit est difficile à trouver tant les intérêts semblent diverger.
Intéressement contre gratuité ?
L’appréciation des moyens et des buts entre ces acteurs civils et militaires diverge nettement en phase de pacification. Du coup, leurs relations ont longtemps été marquées par les différences d’intérêts, sources d’incompréhension et de désaccord sur les théâtres d’opérations de l’histoire récente.
C’est avec le Kosovo que la relation militaro-humanitaire a connu un élan important puis avec l’Irak qu’elle s’est quasiment formalisée. Au Kosovo, en 1999, la coexistence entre plusieurs milliers de soldats et 300 organisations humanitaires non gouvernementales s’est établie dans l’urgence. Elle a d’ailleurs été encouragée par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés qui ne parvenait plus à gérer, seul, l’accueil des réfugiés kosovars sur les territoires macédonien et albanais. C’est ainsi que les militaires mirent à profit leurs moyens logistiques pour construire des camps, en assurer le ravitaillement et subvenir aux besoins d’urgence aux côtés des humanitaires. Par la suite, après la signature des accords de paix et l’entrée des forces au Kosovo, les armées mirent en place des actions civilo-militaires (acm) conformément aux doctrines d’emploi. Elles furent traduites par des opérations humanitaires d’urgence directes ou en soutien de celles des ong lorsque celles-ci en faisaient la demande.
Au Timor, la coexistence militaro-humanitaire a été quasi-identique. Elle y fut même encouragée par les humanitaires dans la mesure où les Casques bleus australiens exécutèrent strictement leur mandat, respectant le partage des tâches et des responsabilités entre organisations humanitaires d’une part et forces armées, d’autre part. Dans ces deux crises, grâce à la contiguïté et parfois l’association des initiatives, les relations entre les deux protagonistes du post-crise furent relativement cordiales même si l’immixtion du militaire dans le champ humanitaire a été flagrante. Ces relations se formalisèrent avec l’Irak.
Ainsi, pour l’opération Iraqi freedom, la coordination entre militaires et humanitaires a été programmée avant même l’intervention, grâce à l’appui du bureau américain pour l’assistance à l’étranger de l’usaid6. Elle aboutit au dispositif de Joint ngo Emergency Preparedness Initiative for Iraq (jenip) mis en place par des ong pour coordonner leurs interventions d’urgence post-guerre. C’est dans ce cadre que des organisations humanitaires soutenues par des fonds américains ont été contraintes d’attendre en Jordanie l’autorisation de la coalition avant d’intervenir. À cette mainmise militaire sur les organisations est venue parfois s’ajouter une utilisation intéressée de l’aide humanitaire. Au début de la campagne militaire en Afghanistan, l’aide directe a non seulement été distribuée par des soldats, ce qui a engendré une confusion dans la perception par les populations civiles de la nature de l’aide dispensée, mais cette assistance est aussi devenue parfois un outil de marchandage, une fois subordonnée à la fourniture d’informations par les populations civiles.
Pour autant, cette instrumentalisation de l’aide humanitaire par les militaires a paru logique et même appropriée pour certaines armées alliées. Elle servait en effet leurs intérêts spécifiques directs (acceptation de leur présence par les populations locales) ou indirects (normalisation de la situation et accélération de la stabilisation). Dès lors, l’activité humanitaire des forces déployées était liée à la nécessité, pour elles, de rester sur le terrain dans la phase de sortie de crise. L’aide visait alors essentiellement à tenter d’évacuer l’image de force d’occupation tout en obtenant un impact le plus rapide et efficace possible sur l’environnement immédiat.
Mais, pour les humanitaires et notamment les organisations françaises, cette dimension humanitaire de la mission des militaires est parfois considérée comme préjudiciable. C’est pourquoi certaines organisations ont tendance à réfuter vivement l’irruption des militaires dans leur domaine d’action. Elles considèrent en effet que l’action humanitaire peut être assimilée à une composante de la politique des États ou des armées, et que, sur le terrain, un volontaire humanitaire peut être confondu avec le militaire d’une coalition. Il convient d’ajouter que sur fond de tensions persistantes sur les théâtres, cette confusion sur la finalité de l’action humanitaire entraîne souvent une exposition accrue des ong, comme l’attestent les assassinats du personnel humanitaire ou la mise à sac de leurs missions sur de nombreux théâtres.
Ainsi, en janvier 2006 dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, les bureaux des agences humanitaires des Nations unies et ceux de la plupart des ong ont été l’objet d’attaques et de pillages. Des véhicules de transport et d’assistance humanitaire des organisations ont été volés et détruits, et les stocks destinés à assister les populations locales vulnérables ont été pillés. Une seule organisation, Médecins sans frontières, a échappé à la colère des populations et des extrémistes. N’est-ce qu’un hasard ? Sans doute pas, compte tenu du positionnement préalable – distant de msf à l’égard des forces de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (onuci) déployées dans cette zone. Ce sont d’ailleurs msf et Caritas qui permirent de renouer rapidement le dialogue une fois passé le pic de tensions.
À la différence des forces armées, l’assistance humanitaire est une finalité en soi pour les ong. Et c’est bien en vertu de ce principe que les humanitaires récusent le plus souvent l’aide utilisée comme un moyen au service de l’accomplissement d’une mission… tel que le pratiquent les forces armées. Mais, si l’implication des armées dans des domaines dits civils est parfois critiquée, si les ong y voient une atteinte à leur éthique professionnelle qu’elles estiment fondée sur l’impartialité, la neutralité et l’indépendance, les humanitaires sont généralement contraints au travail en commun avec les forces déployées.
Des positions toujours irréconciliables ?
Les positions sont-elles dès lors irréconciliables ? Sans doute pas car les lignes d’opération7 (les politiques) visent, me semble-t-il, l’atteinte d’un état final recherché qui est commun.
Le positionnement des organisations humanitaires face aux forces armées varie le plus souvent en fonction du niveau d’implication des deux protagonistes sur les théâtres. Elles vont de l’isolationnisme au prosélytisme et à l’œcuménisme.
À l’image de msf ou de care, les isolationnistes défendent un strict respect du Code de conduite8 et s’appuient sur une interprétation qui leur permet de justifier le rejet de toute coopération renforcée avec les militaires. Cette règle est très généralement admise par toutes les ong à but intégralement humanitaire.
À l’inverse, les prosélytes, souvent proches des États ou parfois même émanations directes d’institutions gouvernementales ou internationales, prônent un rapprochement de tous les acteurs engagés dans l’humanitaire d’urgence puis dans la reconstruction comme par exemple, les agences de l’onu qui acceptent la protection de forces armées dûment mandatées.
Enfin à l’exemple du Comité international de la Croix-Rouge, les œcuménistes, conscients que toutes les énergies sont nécessaires en phase d’assistance d’urgence ou de reconstruction, tentent une approche plus pragmatique. Ils défendent une troisième voie, de consensus, où chacun éviterait les duplications. En juin 2001, après l’intervention au Kosovo le cicr soulignait d’ailleurs que « quand il s’agit de sauver des vies, une approche pragmatique est obligatoire » et ajoutait : « Il ne semble pas inconcevable que dans certaines situations les militaires soient mieux placés que le cicr pour mener à bien des tâches humanitaires9 ».
En dépit de ces rapprochements notables, de nombreux contentieux subsistent entre humanitaires et militaires, les ong donnant généralement la priorité aux populations nécessiteuses avant d’entrer dans des débats politiques plus larges.
L’opinion publique locale comme arbitre.
Quelles que soient les positions de principe, il faut souligner que la nature de la perception par l’opinion publique locale des relations entre militaires et humanitaires est centrale.
Au Kosovo et au Timor oriental par exemple, la perception par le public des actions des deux types d’acteurs a été relativement similaire dans la mesure où l’intervention, de quelque nature qu’elle fut, venait au secours d’une population victime de massacres de type ethnocidaire. Les différents acteurs étrangers, militaires comme humanitaires, ont été dès lors largement perçus comme des libérateurs. Mais si pour les militaires, bras armé et « en uniforme » des États, la question ne se pose pas, l’image des humanitaires quant à leur relation avec le pays d’origine est, elle, plus complexe.
Dans certains cas, les ong sont directement considérées comme des vecteurs de l’influence d’un pays par la présence qu’elles assurent à l’étranger. Ainsi, pendant les années les plus dures du conflit afghan, l’image de la France a été véhiculée par les volontaires humanitaires français. Pourtant depuis 2001, si les soldats coalisés, dont les Français, ont certes permis de renverser le régime totalitaire taliban, la difficulté à stabiliser la situation a entraîné une dégradation de l’image des militaires et globalement des Occidentaux désormais parfois perçus comme une nouvelle force d’occupation. L’amalgame a ainsi pu fonctionner et toutes les structures internationales, dont les humanitaires, ont peu à peu été assimilées à des organisations « occidentales ».
L’Irak a vu le scénario afghan amplifié. Accueillis par une partie de la population en libérateurs, considérés par une autre, dès l’origine, comme une force d’occupation, tous les acteurs présents sur le terrain ont été par la suite globalement stigmatisés comme partie prenante d’une intervention occidentale. Soldats, journalistes et humanitaires ont été pris pour cibles. Même la position de certains humanitaires occidentaux, indépendants dans leurs actions comme dans leurs financements, n’a pas eu d’incidence sur ces jugements qui ne considérèrent plus que le caractère occidental de l’invasion et de la croisade.
Les dispositifs de coopération
civilo-militaire à la française : les acm
Les interventions militaires d’humanité ayant à faire face à l’hostilité de la population, à la suspicion des humanitaires, à l’enjeu politique de ces interventions en tant que levier d’influence des États dans la gestion de crise et dans l’affirmation d’un rang international, des dispositifs particuliers ont été conçus par les armées pour faciliter la coordination de leurs actions avec celles des civils dans le domaine de l’aide humanitaire.
L’origine de ces dispositifs peut être fixée aux États-Unis en 1942-1943 avec la création des Civil Affairs et du « régiment européen des affaires civiles » destiné à aider à l’implantation du gouvernement militaire allié dans les territoires européens libérés. Une fois l’amgot10 écarté, les Affaires civiles américaines se contenteront de soutenir les opérations militaires et d’apporter une aide humanitaire d’urgence aux populations civiles. En France, le concept des actions civilo-militaires (acm) a connu un développement plus récent. Il cherche à concilier les intérêts des sujets (la population) comme ceux des acteurs du post-conflit (militaires comme humanitaires).
Les acm françaises sont classées en trois catégories : celles qui s’exercent au profit des forces, celles qui s’appliquent au profit de l’environnement civil et celles qui, dans l’urgence, sont exclusivement à caractère humanitaire.
Dans leur application sur le terrain, les actions civilo-militaires françaises ont essentiellement pour objet de favoriser l’acceptation de la force dans son environnement en apportant une aide aux populations. Elles se définissent donc comme des actions devant permettre d’atteindre plus rapidement les objectifs civils et militaires de l’opération. En Côte d’Ivoire, le 43e bataillon d’infanterie de marine développe par exemple une ligne d’opération appelée « conquérir les cœurs » qui consiste à faire adhérer au processus de paix et à faire accepter la force dans son environnement. Dans ce cadre, les actions civilo-militaires, humanitaires d’urgence ou de plus long terme, participent directement à l’agression du centre de gravité adverse représenté en Côte d’Ivoire par « les capacités et la volonté des forces anti-françaises ». Il s’agit non seulement de mieux faire accepter la force mais aussi de participer au rétablissement d’une situation sécuritaire normale et de permettre la gestion de la crise par les autorités civiles mandatées.
L’action civilo-militaire sert donc bien la force engagée et en particulier la composante nationale de cette force lorsque le pays agit au sein d’une coalition. Elle est conçue pour faciliter l’exécution des missions opérationnelles avant, pendant et après l’engagement en agissant sur l’environnement civil. Menées en priorité au profit des forces, les actions civilo-militaires s’inscrivent alors totalement dans leur environnement, souvent dégradé, et englobent donc des actions strictement humanitaires, que ces actions soient liées ou non à des situations de crise ou de conflit.
Le dispositif acm constitue aussi l’un des principaux outils d’influence de la force déployée. Il participe à la conquête des cœurs et des esprits, non seulement sur le théâtre mais aussi hors du théâtre. En effet, quand il devient un contributeur reconnu et légitime du volet civil des plans de paix post-conflit ou des plans d’aide et de reconstruction post-crise grâce à l’expertise qu’il rassemble et met à la disposition de la communauté internationale (exemple du tsunami), il offre à l’opinion quelle qu’elle soit une image des plus positive.
De plus, il permet de couvrir le champ des relations avec certaines autorités civiles, tant au niveau opératif (avec les représentants nationaux et les grandes organisations) que tactique : avec les autorités locales.
Toutes ces actions participent alors au renforcement de la sécurité des unités déployées en usant de solutions alternatives à l’emploi de la force et en tentant d’instaurer une relation « positive » avec la population, évitant ainsi l’image d’une armée d’occupation.
Des actions civilo-militaires au bénéfice de l’urgence puis de la stabilisation
Les actions civilo-militaires entreprises pour servir les intérêts des forces sont logiquement conçues pour être bénéfiques aux sujets comme aux acteurs de la reconstruction : populations, organismes internationaux, ong, structures étatiques, opérateurs économiques privés et publics. Elles peuvent donc s’exercer dans les domaines les plus variés, politiques, économiques ou simplement humanitaires, correspondant à la diversité du champ de la reconstruction.
Dans l’urgence puis dans la stabilisation, ces actions de soutien à l’environnement civil concourent à répondre aux besoins vitaux, à pallier le déficit initial en capacités civiles, à faciliter la mise en place des acteurs civils et à renforcer leur action. Par l’appui qu’elles apportent à la reconstruction, les acm favorisent et accélèrent le retour à la normalité en concourant à l’instauration d’un climat de confiance. La restauration des institutions politiques et administratives, l’aide aux élections et au maintien de la sécurité publique et le soutien à la reconstruction sont des exemples d’actions qui ont trouvé leur application en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo comme en Afghanistan.
Ce sont donc bien ces lignes d’opération partagées, (politiques et objectifs à atteindre communs aux militaires et aux humanitaires) qui me semble-t-il les rassemblent. Chacun des protagonistes ne vise-t-il pas en effet un but commun : celui de la sécurité humaine ? La stabilité durable n’est envisageable que si les citoyens sont protégés des menaces et des atteintes violentes à leur sécurité. Leurs droits doivent être pris en considération, de même que leurs vies doivent être garanties. Une notion qui engage la responsabilité des dirigeants vis-à-vis de leur peuple.
Rapprochons les points de vue
« Les acm ont pour but de permettre aux organisations internationales et aux organismes caritatifs de réaliser leur mission d’assistance et de secours aux populations en détresse en contribuant notamment à la sécurité de l’opération.11 »
Cette définition exprime bien le souhait des armées françaises de se désengager rapidement de toute action humanitaire directe, hors urgence avérée, et de soutenir ceux dont c’est la profession ou la vocation : agences onusiennes, organisations internationales et organisations non gouvernementales. Selon ce principe, les militaires devraient contribuer à sécuriser l’environnement et, éventuellement, apporter un soutien logistique. Ils ne devraient plus s’impliquer directement, sauf en cas d’extrême nécessité.
Ce vœu pieux n’est pas suffisant. La pratique montre que la carence de certains gestionnaires civils des crises conduit parfois les armées à aller au-delà de la lecture stricte de ces directives. Dans ce cas, la nécessité fait loi et les grands principes humanitaires pourraient sans doute être mis entre parenthèses quand l’intention d’un État (et de ses forces armées) paraît sincère et légitime, et surtout quand, dans l’urgence ou non, le pronostic vital d’un groupe d’hommes est engagé. Il faut d’ailleurs rester pragmatique et considérer que les armées trouvent toujours des avantages à favoriser l’intervention des humanitaires plutôt qu’à intervenir elles-mêmes directement puisque cela leur permet utilement d’économiser leurs ressources.
Si, sur le terrain, les défiances réciproques peuvent être levées par les acteurs humanitaires et militaires, toute la difficulté, consiste encore aujourd’hui à articuler l’action politique et l’aide humanitaire au plan stratégique et à lever les inquiétudes au plan des concepts. Pour les militaires, il faudra persister et toujours expliquer aux humanitaires que les objectifs à atteindre sont collectifs et que les instrumentalisations finalement réciproques, sont en réalité normales dans le cadre de groupes qui interagissent côte à côte.
Pour conclure
De ces allers-retours entre les contraintes et les impératifs des humanitaires et des militaires, on voit bien toute la difficulté qu’il y a encore à réunir les points de vue et à concilier les intérêts. Pourtant, les actions civilo-militaires à la française, tout comme les opérations des humanitaires respectant le Code de conduite, concilient largement les intérêts de tous, populations, humanitaires et militaires, et ont bien un objectif commun : assurer la sécurité humaine en rétablissant les fonctions vitales d’une société.
Dans l’urgence comme dans le post-conflit, humanitaires et militaires peuvent s’entendre autour d’une complémentarité des politiques, avec les moyens de chacun, ses aspirations et ses modes d’action. Sans confusion des rôles mais aussi sans séparation idéologique des prérogatives.
Alors, même si « l’ambiguïté est une caractéristique fondamentale de l’humanitaire12 » et si l’équivoque peut sans doute aussi parfois caractériser l’action militaire, les deux « rivaux », militaires et humanitaires, sont en réalité des partenaires largement complémentaires dans le temps de l’après-crise.
Synthèse Paul HaÉri
Les phases de stabilisation, notamment les débuts de phase caractérisés par le ni paix – ni guerre de la transition entre la crise et le retour au calme, révèlent le plus souvent des activités humanitaires intenses. Militaires comme humanitaires y participent, menant des actions de nature similaire, provoquant parfois duplications, tensions et incidents.
Pourtant, il apparaît que sur les théâtres du post-conflit, les motivations du militaire et de l’humanitaire procèdent finalement d’une même politique et d’un même objectif final recherché : le rétablissement des fonctions vitales d’une société.
Dans un aller-retour entre les impératifs et contraintes des militaires et des humanitaires, cet article répond à la question de la « concurrence » ou de la « complémentarité » entre ces deux acteurs du post-conflit ; sans nier l’ambiguïté de leurs interventions, il montre combien militaires et humanitaires sont finalement complémentaires en phase de stabilisation.
Traduit en allemand et en anglais.