Ce numéro d’Inflexions, consacré à l’action humanitaire et aux sociétés militaires privées, est encore une fois d’une grande richesse intellectuelle. Mais ce qui fait à mes yeux son principal intérêt, c’est qu’il fournit des clés pour comprendre la complexité de l’action au cœur du milieu terrestre. Intérêt pour la partie militaire, sans distinction de grade, comme en témoigne le remarquable article du sergent Pied. Intérêt pour tous les autres acteurs civils qui évoluent désormais systématiquement à nos côtés sur les champs de bataille ou sur les champs de ruines. Inflexions a en effet le mérite de ne pas enfermer le sujet dans des considérations ésotériques, ou pire, incantatoires. Au contraire, le débat proposé est très ouvert. La diversité et la liberté des opinions exprimées par des auteurs de toutes origines participent du réinvestissement indispensable du champ cognitif par tous ceux, militaires et civils, qui agissent au cœur des crises et des guerres d’aujourd’hui. Car pour moi les thèses développées dans ce numéro sont bien une contribution indispensable pour éclairer l’action militaire et renforcer son efficacité sur le terrain. Le débat d’idées réservé à un cercle restreint d’intellectuels n’aurait pas de sens ; le débat d’idées en vue d’action en a un. Or la guerre aujourd’hui et plus encore demain se gagnera d’abord par l’appropriation du champ cognitif, c’est-à-dire par la compréhension de l’environnement dans toutes ses dimensions, militaires évidemment mais aussi culturelles, sociétales, économiques, politiques… Nous sommes entrés dans une ère où la guerre n’a pas disparu, contrairement aux espérances, ni changé de nature, seules les modalités ont évolué radicalement. La guerre n’est plus l’affaire exclusive des militaires s’affrontant à la régulière sur un champ de bataille traditionnel. La guerre aujourd’hui se déroule au milieu des populations. Elle est redevenue un acte social qui n’est pas réductible à des solutions militaires classiques fondées sur les seules capacités de destruction. Elle est sortie d’un champ clos réservé aux seuls militaires. D’autres acteurs, civils, privés ou institutionnels, agissent au milieu de la population. Car l’enjeu, désormais partagé, est la conquête des populations, pour les protéger ou les subvertir, pour gagner leur confiance ou les aliéner. C’est un motif de convergence comme de divergence des actions militaires et civiles. C’est clairement le point crucial qui explique la violence terroriste ou insurrectionnelle et la « contre-violence légitime » militaire. Tel est là en effet le véritable paradoxe de l’action militaire, ce qui la distingue fondamentalement de l’action civile et plus particulièrement de celle des organisations non gouvernementales (ong) humanitaires. Les forces armées ne sont pas et ne seront jamais des organisations humanitaires. Évidemment en cas de catastrophe technologique, sanitaire ou naturelle, à l’étranger comme ce fut le cas en Indonésie, au moment du tsunami, ou sur le territoire national, peu de choses en apparence distinguent réellement l’intervention des forces armées de celles des ong hormis leur capacité logistique très supérieure à tous les autres acteurs civils. Mais dans tous les autres cas, le recours aux forces armées se justifie par l’état de guerre réel ou possible. Car lorsque le chaos est général et que le « risque vital » est en jeu, seules les forces armées sont en mesure d’intervenir. Elles seules sont en effet capables d’endurer la violence extrême et de poursuivre leur action au milieu des populations, c’est-à-dire de rétablir la sécurité et de poursuivre simultanément le soutien humanitaire aux populations. Ce qui veut dire concrètement que la légitimité des forces armées repose autant sur l’usage de la force que sur l’action simultanée d’humanité au profit des populations alors que celle des ong repose exclusivement sur l’aide humanitaire. Les fins politiques de l’action des ong et des forces armées peuvent ainsi être identiques mais les modalités de leur action seront nécessairement différentes. Restreindre l’action militaire à la distribution de l’aide alimentaire en situation de guerre, c’est favoriser l’insécurité et l’emprise de ceux qui s’opposent à notre action politique sur la population. Restreindre l’action militaire aux actions de force contre un adversaire qui s’imbrique délibérément dans la population, c’est prendre le risque politique d’apparaître comme une force d’occupation. C’est bien dans cet esprit de complémentarité et non pas de concurrence que nos actions militaires et civiles doivent être conduites. Chez les militaires comme chez les humanitaires, certains pourront continuer à déplorer la confusion des genres et la dilution des identités fondatrices. Je crois que toutes les interrogations philosophiques sur la question ne résistent pas à la réalité. L’action militaire et l’action humanitaire sont nécessairement imbriquées et interdépendantes pour des questions de sécurité et parce que nous poursuivons le même but auprès des populations. En revanche, ce qui est de plus en plus vrai avec les ong françaises ne l’est pas forcément avec des ong d’autres nationalités. Si les ong françaises craignent parfois d’être instrumentalisées, d’autres le sont véritablement et servent de cheval de Troie à des puissances, à des groupes religieux ou politiques qui ne partagent pas nécessairement les mêmes intérêts que nous. Dans ce domaine comme sur le thème des sociétés militaires privées (smp) qui est l’autre grand dossier de ce numéro d’Inflexions, nous devons sortir des schémas stéréotypés de défiance ou d’angélisme. La réalité des opérations nous imposera de cohabiter mais pas dans n’importe quelles conditions. Il s’agit d’éviter deux écueils sur lesquels les ennemis de la paix capitaliseront nécessairement : l’amalgame et l’opposition. Il est nécessaire de trouver un équilibre dans le respect des particularités de chacun, et la meilleure manière d’y parvenir est bien de partager chaque fois que possible nos idées, pour créer ce lien culturel qui fonde la communauté d’action en situation d’exception.
La problématique des smp rejoint en partie, pour nous militaires, celle de l’action humanitaire à ses débuts en termes de définition des rôles respectifs et des conditions d’une cohabitation éventuelle sur un même théâtre. Ne pas y réfléchir en assimilant le phénomène au mercenariat qui est illégal, c’est inévitablement subir la réalité sans avoir été en mesure de l’influencer. Or Inflexions pose bien le débat, faut-il refuser de collaborer avec les smp pour des raisons éthiques ou envisager d’être inter-opérables avec elles pour des raisons pragmatiques ? La réponse n’est évidemment pas simple et je préfère poser la question d’une autre façon : faut-il rester à l’écart d’un phénomène inéluctable ou l’accompagner pour éviter ses dérives et le transformer à notre avantage en opération ? Car une fois encore les frontières de la sécurité aujourd’hui, comme celles de l’action humanitaire hier, ne sont plus hermétiques. Les smp anglo-saxonnes en particulier s’imposent de fait comme des acteurs majeurs de la sécurité et de la reconstruction. Elles sont aussi bien mandatées par des entreprises privées que par des gouvernements. Elles agissent sur un spectre élargi de missions parfois identiques à celles des forces régulières. Ce phénomène de « privatisation » partielle de la guerre ne peut pas être ignoré car il interfère directement ou indirectement sur le cours des opérations. Les smp sont à la fois des perturbateurs potentiels, « des concurrents voire des adversaires » ou des contributeurs essentiels à l’action militaire, c’est-à-dire des « partenaires ». C’est bien là toute l’ambiguïté des smp dont nous devons précisément évaluer les risques et les avantages. Par certains côtés, les smp sont des acteurs indépendants qui n’obéissent pas aux mêmes règles que nous, n’ont pas les mêmes objectifs et par d’autres, elles remplissent des fonctions indispensables que nous ne sommes plus en mesure d’assumer. Concernant les risques, celui de l’incompatibilité éthique avec les exigences de la guerre au milieu des populations me paraît le plus difficilement acceptable. L’usage maîtrisé et discriminé de la force est le facteur clé qui fonde la légitimité de la présence militaire. Le comportement irresponsable de sociétés privées, incontrôlées et incontrôlables, peut avoir des conséquences dramatiques sur la perception par la population et l’opinion de l’action des forces régulières. Mais il faut également être lucide. Du point de vue militaire, les smp présentent un avantage indéniable, celui de pouvoir répondre à un besoin qui n’est plus satisfait par les militaires. Car si nous n’y prenons pas garde, le remplacement trop systématique d’emplois militaires par des emplois civils pourrait nous conduire à devoir recourir à des sociétés militaires privées pour remplir en opération des fonctions que nous aurions délaissées en temps de paix. Ce phénomène sera d’autant plus prégnant que le contrôle de l’espace terrestre dans la durée nécessite des effectifs nombreux au contact des populations qui, rapportés à une armée professionnelle dont le format est par définition contraint, nous incite à donner la priorité aux forces sur le terrain au détriment d’autres fonctions comme le soutien. En toute logique, le processus d’externalisation se répercutera en opération. Une nouvelle fois le principe de réalité s’imposera à nous. Nous ne pourrons pas éviter de recourir à des smp sur les théâtres d’opérations pour remplir certaines tâches. Dans ce cas, n’est-il pas préférable de disposer d’entreprises nationales performantes et fiables plutôt que de devoir dépendre d’entreprises étrangères ?
C’est bien dans une perspective professionnelle que j’ai tenu à vous livrer ces quelques commentaires pour resituer les problématiques de l’action humanitaire et des smp au seul niveau opérationnel. L’action militaire, définitivement, n’est pas banale ; elle est exclusive pour lutter contre ceux qui déstabilisent et elle contribue de façon décisive au retour à la normalité. Mais elle n’est pas non plus marginale. Elle s’inscrit nécessairement dans un environnement global et de plus en plus complexe, aux côtés d’autres acteurs incontournables qui, eux-mêmes, ne peuvent s’affranchir de composer avec les militaires. Inflexions nourrit le débat. Inflexions contribue opportunément au rapprochement entre tous ceux qui inévitablement seront confrontés aux mêmes guerres et aux mêmes défis. J’encourage vivement la poursuite de la réflexion dans ce sens.
This issue of Inflexions, devoted to humanitarian aid and private military companies, is yet another work of great intellectual value. But what makes it particularly interesting in my opinion is that it provides the keys to understanding the complexity at the core of ground defence. It is interesting for its take on the military aspects, without any particular distinction given to military grade, as witnessed by the remarkable article submitted by Sergeant Pied. It is interesting for its presentation of the members of civil society who today work right alongside us in fields of battle and in fields of ruin. Inflexion thankfully does not try to contain the topic within esoteric, or worse, conventionalised arguments. On the contrary, the discussions are very open. The diversity and freedom of opinions expressed by authors of all backgrounds contribute to a necessary revival of awareness by soldiers and civilians alike who take part in today’s crises and wars. The way I see it, the views expounded on in this edition are priceless contributions that can only shed new light on military actions and improve efficiency in the field. Debating ideas within a closed intellectual circle serves no purpose ; openly debating ideas with a view to taking action does. It is important to understand that the wars of today, and even more so the wars of tomorrow, will be won first in the mind, meaning we have to understand all aspects of the environment, not just from a military standpoint, but also from a cultural, social, economic and political standpoint… We have entered into an era where war has not ceased to exist, as once hoped, nor has the nature of war changed. All that has radically changed is how wars are fought. War is no longer restricted to soldiers who meet regularly on the traditional field of battle. Wars are being fought right in the middle of the populations. War has once again become a social act that cannot be reduced to traditional military solutions based solely on the capacity for destruction. It is no longer the exclusive terrain of the military alone. Other players, including civilians, private parties and institutions, are working from within the populations. Because the goal, now a divided one, is to conquer the populations, to protect them or subvert them, to win their trust or to alienate them. The motivation is both one of convergence and divergence of military and civilian actions. This is clearly the crucial point that explains terrorist or insurrectional violence and « legitimate military counter-violence ». This is the real paradox of military actions and what fundamentally distinguishes them from civilian actions, and more specifically those of humanitarian non-governmental organisation (ngo). The armed forces are not and will never be humanitarian organisations. Obviously in cases of technological, health-related and natural disasters, whether abroad, as was the case in Indonesia when the Tsunami hit, or at home, there is little to truly distinguish the intervention of the armed forces from that of ngos, except for their greatly superior logistic capacity compared with civilian players. But in all other cases, the actual or potential state of war justifies calling upon the armed forces. When a state of chaos reigns and vital risks are at stake, the armed forces alone are qualified to take action. They alone are capable of enduring extreme violence and carrying out their mission within the populations in order to re-establish security and simultaneously provide humanitarian support to the populations. Which means that the legitimacy of the armed forces is drawn equally from the use of force and from simultaneous humanitarian actions to benefit the populations, whereas the legitimacy of ngos is derived solely from the humanitarian aid they provide. ngos and the armed forces may also share political motivations, but their methods are necessarily different. Restricting military action to the distribution of food provisions in wartime would be to encourage insecurity and allow those who oppose our political action to gain control over the population. Restricting military action to the exercise of force against an adversary who deliberately takes refuge inside the population would be to run the political risk of appearing to be an occupying force. It is in a spirit of co-operation and not competition that our military and civilian actions should be carried out. Of course, some soldiers and humanitarians may continue to deplore the blending of genres and dilution of traditional identities. I tend to think, however, that all of the philosophical questions raised on the matter cannot stand up to reality. Military and humanitarian actions are necessarily overlapping and interdependent, for reasons of security and because we are both pursuing the same goal to help the populations. On the other hand, what is increasingly true for French ngos is not necessarily true for ngos of other nationalities. While some French ngos sometimes fear being used, others actually are being used… as Trojan horses for powers or religious or political groups that do not necessarily share our goals. In this domain as with the topic of private military companies (pmcs), which is the other major theme addressed in this issue of Inflexions, we must make an effort to break free of the stereotypes of mistrust or glorification. The reality of field operations dictates that we work together, but not in just any conditions. We must avoid the obstacles that the enemies of peace will not fail to exploit: amalgam and opposition. It is crucial to find a middle ground that still allows us to respect the particularities of each organisation. The best way to achieve this is to take every opportunity to share ideas to create the cultural bond that cements the community of actors that rise to the occasion in exceptional circumstances.
For the military, the question of pmcs is initially similar to that of humanitarian organisations from the standpoint of defining the respective roles and the possible conditions for co-operating in the same theatre of operations. To fail to address the issue and simply associate it with the illegal practice of mercenarism is to inevitably endure reality without being able to influence it. Inflexions, however, puts the debate in the proper perspective: should we refuse to co-operate with pmcs for ethical reasons, or should we consider working with them for practical reasons? The answer is certainly not an easy one and I for one prefer to ask it in another way: should we continue to avoid the inevitable or go along with it, in order to keep it from going astray, and thus transform it to our advantage in the field? Because once again the boundaries of security today, as those of humanitarian aid yesterday, are no longer sealed. Anglo-Saxon pmcs in particular have imposed themselves as major players in security and reconstruction. They receive their mandates from both private companies and governments. They operate in a wide range of missions, sometimes identical to those of the regular armed forces. This partial « privatisation » of war cannot be ignored because it directly and indirectly interferes with the course of military operations. pmcs are both potential sources of trouble, « competitors or even adversaries », and potential key contributors to military action, or in other words « partners ». This is the ambiguity of pmcs and it is precisely the reason we should evaluate their risks and benefits. In some ways, pmcs are independent players who do not obey the same rules as we do and do not have the same objectives; in other ways, they provide indispensable services that we are no longer able to provide ourselves. As far as the risks are concerned, I consider the ethical incompatibility with demands of war in close contact with the populations to be the least acceptable. The controlled, discriminating use of force is the key factor that legitimizes a military presence. Irresponsible behaviour on the part of private companies, uncontrolled and uncontrollable, can have dramatic consequences on public perception and opinion of the actions led by regular military forces. But we also have to be smart in our approach to pmcs. From a military point of view, pmcs present an undeniable advantage in that they can meet a need that is no longer satisfied by regular military forces. Because if we are not careful, the excessive replacement of military jobs with private-sector jobs may put us in a situation where we are obligated to use private military companies to handle jobs in the field that we neglected in peacetime. This phenomenon will be all the more prevalent because the control of physical space over the long term requires large numbers of staff in contact with the populations. Given that by definition professional armies are limited in staff, they have to give priority to ground forces to the detriment of services like support. In all logic, the privatization phenomenon we are seeing will reach the field of operation. Once again, we are going to have to face reality. We will not be able to avoid calling on pmcs to perform certain tasks in theatres of operation. In that case, would it not be preferable to have reliable, high-performance national companies at our disposal, rather than having to rely on foreign companies?
It is indeed in a professional context that I wanted to share these comments with you, to describe the issues surrounding humanitarian aid and pmcs at the operational level. Military action has by no means become commonplace; the military alone is apt to combat those who threaten stability and it alone can contribute decisively to restoring normality. But it is not marginal, either. It is clearly part of a greater, increasingly complex environment, complete with other unavoidable players who themselves are obligated to work with the military. Inflexions gives us much food for thought. Inflexions is taking this opportunity to bring together those parties who will inevitably be facing the same wars and the same challenges. I wholeheartedly encourage a continued reflection on these issues.