N°9 | Les dieux et les armes

Bruno Cuche

Éditorial

« L’homme vaut ce que vaut son drame intérieur »
Lacordaire

Peut-on débattre sereinement et publiquement de religion, du sacré et du rapport aux armes au sein de l’institution militaire en 2008 ? Inflexions en a fait le pari audacieux. Et le résultat est à la hauteur de l’ambition de la revue qui est de favoriser la libre expression entre militaires et civils. Car l’échange permet de rapprocher les points de vue, d’éclairer sur la singularité de l’autre et d’enrichir sa propre réflexion : le dialogue engendre le respect. Le silence, l’autisme, le non-dit sont la source de toutes les frustrations. Ils génèrent le repli sur soi et les crispations identitaires. Refuser de comprendre l’intime, et plus grave encore, ne pas admettre l’intime chez l’autre, c’est risquer l’incompréhension profonde et la rupture irrémédiable de la confiance. Or, sur la question religieuse, pour nous militaires, il s’agit bien toujours de trouver cet équilibre entre la reconnaissance chez chacun de son identité – dont la foi, l’agnosticisme ou l’athéisme sont l’expression la plus singulière – et l’exigence d’efficacité collective qui ne peut se diluer dans les particularismes.

Le statut général des militaires de 2005 me semble donner une réponse à la fois suffisamment précise pour fixer des règles de comportement à chacun, sans pour autant nier au fait religieux des fonctions régulatrices au sein de l’institution militaire. L’article 1 fait référence à des notions qui sont communes au registre religieux et militaire : « l’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité ». L’article 4, révèle quant à lui toute la difficulté du sujet en mettant en perspective des idées en apparence contradictoires, entre les exigences de l’état militaire qui impose « le devoir de réserve », et la « liberté individuelle » ainsi que « la liberté de culte » dont les principes sont réaffirmés. Mais en même temps, en juxtaposant ces principes, il leur donne la même valeur, considérant que l’un ne va pas sans l’autre, que tous ont leur égale importance pour le bon fonctionnement de l’institution militaire.

Divergences et convergences caractérisent ainsi la relation entre Dieu et les armes. Et je souhaite en évoquer quelques unes pour contribuer, à ma façon et modestement, au débat à travers un raccourci historique illustratif mais nécessairement réducteur. Soyons lucides, les armées françaises ont longtemps porté en elles les stigmates des relations très étroites, parfois ambigües puis finalement conflictuelles entre l’Église catholique et l’État. Le baptême de Clovis et de trois cents de ses guerriers par l’évêque Rémy fonde un lien charnel entre les oratores et les bellatores qui durera quatorze siècles. Roland de Roncevaux, les croisés ou les chevaliers, Jeanne d’Arc sont quelques unes des figures emblématiques d’une collusion assumée qui fait alors la puissance du royaume de France. La Révolution marquera cependant une rupture considérable ; la noblesse catholique d’épée perd sa prééminence dans l’armée qui s’ouvre à un nouveau type d’officiers, fils de la République et bientôt fils de l’Empire ; les références religieuses sont bannies. Mais Napoléon, très vite, atténue les excès de la Révolution et n’hésite pas à affirmer « qu’il n’y a pas d’hommes qui ne s’entendent mieux que les soldats et les prêtres ». Sous la iiie République, les affaires Dreyfus et André révèlent douloureusement des divisions profondes au sein du corps des officiers, à l’instar de celles de la société d’alors. Dreyfus est un capitaine de confession israélite. Injustement dégradé et condamné à la déportation, il sera finalement gracié et réhabilité. André est ministre de la Guerre et général. Il doit démissionner après que la presse eut révélé qu’il avait donné l’ordre de ficher les officiers catholiques pour mieux les écarter de l’avancement. Au même moment, la séparation de l’Église et de l’État sonne définitivement le glas des relations institutionnelles entre l’ordre guerrier et l’ordre religieux.

L’armée est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, laïque et républicaine.

Cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait abandonné toute référence à la religion. Les rites, le cérémonial, la symbolique, certains principes d’organisation, tels la hiérarchie, le port de l’uniforme, des notions comme le « sacrifice suprême », « l’appel au sacré », « le regard vers l’au-delà » demeurent très largement partagés par l’armée et les trois grandes religions monothéistes. Le droit international de la guerre et le droit international humanitaire ont été influencés par les réflexions des grands penseurs chrétiens saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. De la même manière, la République française, comme aujourd’hui la République américaine, s’est inspirée de la liturgie chrétienne pour bâtir l’unité nationale et magnifier les vertus guerrières du peuple. En 1870, après la défaite, Paul Déroulède affirmera ainsi : « l’armée est la grande patronne qui nous baptise tous français ». Charles Péguy exaltera pour sa part le sacrifice de ceux qui sont tombés au champ d’honneur pendant la Première Guerre mondiale : « heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles. Couchés dessus le sol à la face de Dieu ». Et Henry de Montherlant d’ajouter : « le goût du sacrifice n’est qu’une forme de la prodigalité de la vie ». Mais qui nul autre que le général de Gaulle – officier de l’armée française, catholique et républicain convaincu, qui fut chef de guerre et chef de l’État – pour assumer l’héritage religieux, culturel et politique de la France, tout en s’inscrivant résolument dans la modernité républicaine, tout en inscrivant les militaires au cœur de cette modernité. Dans Le Fil de l’épée, le commandant De Gaulle dévoile ce qui sera la tonalité de l’ensemble de son œuvre : « En vérité, l’esprit militaire, l’art des soldats, leurs vertus sont une partie intégrante du capital des humains. On les voit incorporés à toutes les phases de l’Histoire au point de leur servir d’expression. Et puis cette abnégation des individus au profit de l’ensemble, cette souffrance glorifiée – dont on fait les troupes – répondent par excellence à nos concepts esthétiques et moraux : les plus hautes doctrines philosophiques et religieuses n’ont pas choisi d’autre idéal. » Il ajoute : « Si donc ceux qui manient la force française venaient à se décourager, il n’y aurait pas seulement péril pour la patrie mais bien rupture de l’harmonie générale. La puissance échappée à ces sages, quels fous s’en saisiraient ou quel furieux ? Il est temps que l’élite militaire reprenne conscience de son rôle prééminent, qu’elle se concentre sur son objet qui est tout simplement la guerre […]. »

« Se concentrer sur son objet qui est la guerre », nous dit Charles de Gaulle, nous ramène enfin, « tout simplement », à ce qui est à la source de la relation entre Dieu et les armes. La guerre, et elle seule, justifie fondamentalement que les militaires cultivent la référence à Dieu. Car la guerre, écrit Sun Zu, est : « le terrain de la vie et de la mort, c’est la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement ». La guerre est en effet une expérience humaine qui touche tout le monde, du simple soldat jusqu’au commandant en chef. Il s’agit d’une expérience exceptionnelle dans le sens où elle constitue une mise à l’épreuve incomparable de l’homme. Pour affronter cette épreuve, la religion, plus qu’une contribution au moral, à l’éthique, permet de dépasser la solitude face aux défis de la vie, de dépasser l’individualisme pour « redonner un sens à la quête de sens ». À l’heure où nos soldats redécouvrent le stress au combat et la mort, une mort que nos sociétés postmodernes ont reléguée dans les hospices et les hôpitaux et dont on évite de parler, le soutien spirituel donné par les aumôniers à ceux qui le souhaitent, constitue un complément irremplaçable à la formation éthique et morale. Je crois également aux vertus modératrices des aumôneries pour guider les militaires croyants de toute confession à pratiquer leur foi dans le respect des principes du statut général et dans le sens de l’intérêt militaire. Car les armées, émanation de la nation, reflètent plus que toute autre institution sa diversité sociologique. Elles sont donc potentiellement exposées à des tendances centrifuges que cristallise, plus particulièrement à notre époque, la situation de guerre au Moyen-Orient, berceau des trois grandes religions autour desquelles se dessinent les principales lignes de fracture politiques.

Indissociable du fait militaire à travers le rapport à l’au-delà que tout soldat peut ressentir « lorsqu’il est dans le trou de combat », quelles que soient ses convictions, le fait religieux trouve ainsi naturellement sa place dans les armées. Mais sa légitimité durable repose sur sa sécularité que traduit, en toutes circonstances, l’effacement des « convictions individuelles au profit d’une conviction collective supérieure », l’esprit de corps, et de l’efficacité opérationnelle.