Didier Sicard, ancien chef de service de médecine interne, professeur de médecine à l’université René Descartes et président du Comité consultatif d’éthique depuis 1999 avait déjà lancé un cri d’alarme face à l’omnipotence et à l’omniscience de la médecine avec un « M majuscule » dans l’un de ses ouvrages publié en 2002 et intitulé la Médecine sans le corps. Il récidive avec l’Alibi éthique en dénonçant comment l’éthique est instrumentalisée pour devenir une « bonne conscience » derrière laquelle chacun se cache et regrette que cela se fasse au détriment d’une « responsabilité ressentie et raisonnée1 ». En envisageant l’éthique comme un perpétuel questionnement de son rapport à l’autre, l’auteur replace la réflexion dans ce qu’il considère être son véritable domaine d’intervention. Il pose de bonnes questions touchant aux progrès médico-scientifiques tels que la bioéthique, les neurosciences, le clonage, mais aussi de façon plus générale la médecine, le clivage Nord/Sud, ou encore le concept de solidarité et y répond en refusant les lieux communs. C’est le cas, par exemple, de l’« ostentation du principe de précaution comme principe conjuratoire et jamais comme action raisonnée », sur lequel le débat devrait être recentré pour en faire un principe d’efficacité plus que de prudence déraisonnée.
L’intérêt de ces développements sur l’éthique et la réflexion qu’ils entraînent, est renforcé par une lecture combinée de ce livre et de l’article « Haute technologie, médecine et guerre2 » que Didier Sicard a écrit pour le précédent numéro d’Inflexions. En s’intéressant au parallélisme entre les progrès scientifiques et l’essor de la technologie dans la médecine et dans le monde militaire, l’auteur craint, dans son livre comme dans son article, une « déshumanisation » au profit de la technologie. Il s’inquiète, pour la médecine, d’une trop large diffusion des progrès des neurosciences et de la biométrie, qui pourraient aboutir à créer un « humain code-barres3 » et regrette que « l’autre [le malade] doit être celui que choisit la médecine. Il doit rentrer dans ses appareils, il doit être adapté formaté4 (…) ». L’effacement de l’humain est également au centre de ses préoccupation lorsqu’il remarque que, progressivement, « au lieu d’être le vecteur responsable [de l’armement], [l’homme] devient l’objet même de la technique. Son armement le pilote et en fait un instrument. L’arme décide pour lui. L’homme devient le fusil. Le fusil devient le tireur. Cette délégation de pouvoir s’introduit de façon subreptice de la même façon que la technique médicale finit par remplacer le jugement et le discernement en s’appliquant mécaniquement à l’être humain5 ». Ce constat du recul de la considération pour l’humain ne peut qu’entraîner des interrogations quant aux risques que cela comporte. Outre la vulnérabilité que le « tout technologique » apporte nécessairement compte tenu des risques de paralysie en cas de panne ou d’attaque, Didier Sicard insiste sur la distanciation de l’autre, fortement préjudiciable. Dans le monde médical, cela aboutit à ne plus considérer le malade, ce qui pourrait être évité si le médecin s’obligeait à « reconstruire [le malade] dans son unité même, le désobjectiver alors que la médecine fait tout le contraire […] [médecin qui] doit apprendre à ne pas choisir ce qui n’a de sens que pour la médecine technique, à se méfier de ce que seuls les instruments disent6 ». Dans le domaine militaire, si la technologie renforce la sécurité elle peut restreindre celle des civils ; tant qu’à la question éthique en matière de recherche elle est fondamentale, notamment au regard du rapport risque / bénéfice. Ni le domaine civil, ni le domaine militaire n’échappent à ce difficile problème illustré par le risque de terrorisme chimique ou biologique.
L’auteur, dans ces deux textes, plaide pour que la médecine et l’armée se gardent de favoriser une trop grande dépendance de l’humain à la technologie, critique que l’on retrouve constamment dans l’Alibi éthique.
En dessillant les yeux des lecteurs, ce livre écrit par un médecin qui sait ce qu’éthique veut dire, est aussi un appel à la raison.