Ce 11 janvier 2013 à l’aube, l’excitation est palpable lorsque je pénètre à l’intérieur du bâtiment de l’état-major de l’opération Épervier. Le commandant des éléments français comelef vient de m’appeler. Il n’a pas précisé l’objet de cette convocation, mais je pressens qu’il s’agit de quelque chose de grave. C’est le cas : cela bouge au Mali et il me faut mettre ma compagnie d’infanterie en alerte à vingt-quatre heures1. À 10 h, l’alerte est réduite à trois heures et Paris évoque une intervention pour sécuriser l’aéroport de Bamako. À 13 h, j’apprends que le centre de planification et de conduite des opérations (cpco) me confie le commandement de la force d’intervention au Mali, dont le premier détachement sera projeté dans l’après-midi. Les choses se précipitent. Juste avant de rejoindre le C130 dont le décollage est prévu à 17 h, je suis informé qu’un raid d’hélicoptères des forces spéciales vient d’être déclenché et que le président Hollande s’apprête à annoncer l’engagement militaire de la France au Mali. J’embarque avec la moitié de la compagnie d’infanterie, un médecin et son équipe ainsi que trois officiers de mon pc. Le reste du détachement doit nous rejoindre en tout début de matinée le 12. À notre arrivée à Bamako, nous apprenons la mort du lieutenant Boiteux.
- Bamako
Me voilà commandant de base aérienne, accueillant une force qui monte en puissance tout en constituant le groupement tactique interarmes n° 1 (gtia1). La machine de guerre française s’est mise en branle. Jour après jour, des gros porteurs aériens français, allemands, canadiens, anglais et américains déversent sur le tarmac leur cargaison de matériel et de troupes. Il arrive entre cent et deux cents militaires par jour.
Je suis rapidement rejoint par le reste de mon groupement, qui arrive de N’Djamena avec ses véhicules blindés (vab et amx Sagaie) et ses mortiers. Dès le 12 au soir, débarquent de France la 1re compagnie d’infanterie du 2e régiment de marine (2e rima) ainsi qu’une compagnie de commandement et de logistique du même régiment. Parti d’Abidjan ce même jour, un long convoi du 3e rpima s’engage sur la route en direction du nord pour nous rejoindre au plus vite. La cadence est infernale. Le 14 janvier, après plus de vingt-deux heures de conduite non interrompues, son commandant se présente à moi, harassé, crasseux, mais heureux : « Détachement d’Abidjan présent, ras mon colonel, prêt à être et durer ! »
Mon unité est maintenant au complet. Et déjà, nous recevons des ordres pour mener des reconnaissances sur les axes nord et ouest qui conduisent à Bamako. Mon camarade de promotion de Saint-Cyr, le colonel Frédéric Gout, qui commande le groupement aéromobile (gam) fraîchement débarqué, a commencé ses essais machines et me confirme que ses hélicoptères seront opérationnels dès le 15 au matin.
- Premières actions
Les derniers renseignements ont signalé la présence de deux colonnes ennemies à environ trois cents kilomètres de Bamako. La première, empruntant un axe ouest Tombouctou-Bamako, s’est installée dans la ville de Diabali. L’armée malienne, accompagnée par les forces spéciales françaises, y est au contact ; les combats sont rudes et meurtriers. La seconde est localisée sur un axe plus à l’est, reliant Gao à Tombouctou, au niveau de la ville de Sévaré. Là aussi, les forces spéciales mènent un combat âpre et compliqué.
Le 15 janvier, vers midi, je reçois l’ordre d’envoyer rapidement un détachement sur le Niger, au pont de Markala, à deux cent cinquante kilomètres de Bamako, pour récupérer nos camarades des forces spéciales et interdire le franchissement du fleuve. Le mouvement débute dès 14 h. Surprise : nous devons accueillir une dizaine de journalistes dans nos blindés. Si sur le moment leur présence a pu nous sembler être une contrainte, elle s’avérera rapidement être en fait un atout : grâce à eux, la nation française vivra au rythme de nos mouvements et semblera tout entière gagnée à notre cause.
Le déplacement de cette colonne, appuyé par les hélicoptères de Gout, nous confirme qu’en Afrique les distances ne se parcourent pas au même rythme qu’en France : les marsouins n’arriveront à Markala que le lendemain vers midi. En passant à Ségou, à une trentaine de kilomètres de leur point d’arrivée, ils ont été renforcés par une compagnie d’infanterie malienne, qui restera avec nous jusqu’au bout.
La récupération des forces spéciales, qui ont décroché in extremis de Diabali, se fait avec rigueur et plutôt facilement. Mes hommes sont impressionnés devant les mines exténuées de leurs camarades et comprennent que ces derniers viennent de vivre des moments extrêmement difficiles. À Bamako, le pont aérien continue jour et nuit.
Nouveaux ordres : je dois envoyer un deuxième élément vers Sévaré afin d’appuyer une future action des forces spéciales. Un escadron du 1er rhp y est transporté par avion pendant que les véhicules prennent la route. Ce mouvement est lancé dès le 19 janvier au matin. Je me trouve alors dans la position inconfortable de devoir commander un gtia déployé sur trois positions distantes chacune d’environ trois cents kilomètres.
L’aviation française continue de pilonner les positions djihadistes. Le 21 janvier au matin, j’apprends que l’ennemi a abandonné Diabali. J’y envoie une compagnie en reconnaissance. Sur place, les stigmates des combats qui se sont déroulés les jours précédents sont impressionnants. Plusieurs centaines d’armes ainsi qu’un grand nombre d’explosifs sont récupérés et détruits. Une dizaine de véhicules blindés, dont s’était emparé l’ennemi, ont été neutralisés par les raids aériens.
Sur l’aéroport de la capitale, la force s’organise. Le 22 janvier, nous accueillons le général Barrera, qui s’est vu confier le commandement de la brigade Serval. Nouveaux ordres pour le gam et le gtia1 : reprendre la boucle du Niger. C’est une double manœuvre qui se dessine. D’un côté, les forces spéciales, soutenues par un détachement de mon gtia, doivent reprendre Gao. De l’autre, dans une action de diversion, appuyé par les hélicoptères de Gout, je dois me porter rapidement sur Tombouctou.
- Le raid sur Tombouctou
Le 24 matin, l’ordre de départ est donné. Depuis mon véhicule blindé léger (vbl) je regarde défiler, impressionné, la longue colonne de blindés, de camions et de pick-up qui s’engage dans l’aube naissante dans ce qui sera décrit par la suite comme un raid éclair, mais qui sera surtout une longue, très longue lutte contre le sable et les éléments.
Afin de ne laisser aucun véhicule sur le bord de la route, j’ai opté pour la location de cinq camions porte-engins civils. Mais dès les premiers kilomètres, trois d’entre eux s’avèrent incapables de poursuivre la route ; je me contenterai donc seulement de deux, en priant pour qu’il n’y ait pas trop de casse. En soirée, aux abords de Diabali, nous sommes environ six cent-cinquante militaires avec cent soixante-quinze véhicules. Nous emportons avec nous toute notre logistique : rations, munitions, carburant. La colonne s’étale sur une cinquantaine de kilomètres.
Le 25 au matin, je répartis mes unités en trois colonnes. Deux légères, chacune composée d’une compagnie d’infanterie (2e et 21e rima), celle de tête étant complétée par une section du génie du 17e rgp, une section d’aide à l’engagement débarqué saed du 21 et la compagnie malienne. Mes deux aumôniers, catholique et musulman, s’insèrent dans la deuxième avec leur pick-up. La troisième, lourde, transporte une grande partie de la logistique, protégée par un demi-peloton du rhp. Engagé sur le même itinéraire, je conserve ainsi, avec cette deuxième colonne légère et rapide, un pion de manœuvre en mesure d’intervenir au profit de ceux qui nous précèdent sans être ralenti par le train logistique.
Partis de Bamako très rapidement, nous n’avons pas de moyens de communication et de cartographie adéquats. Nous sommes donc obligés de nous arrêter régulièrement pour avoir la liaison avec la brigade. Pour pallier ce handicap, on nous livre par hélicoptère des postes Iridium, qui nous permettent de converser en roulant. Les cartes que nous utilisons datent de 1962 et sont obsolètes : les pistes ont énormément évolué depuis cette date. Elles ne nous sont guère utiles et nous nous repérons grâce au relief.
Après une courte halte nocturne derrière la ville de Léré, nous entamons le 26 une étape qui sera pour beaucoup un véritable calvaire. La piste que nous suivions a disparu. Les engins s’ensablent les uns après les autres. Ce jour-là, la colonne lourde mettra onze heures pour faire six cents mètres ! Les véhicules souffrent, ils ne sont pas de la dernière génération… À Paris, on s’interroge sur la lenteur de notre progression. Finalement, les hélicoptères nous ouvrent la voie et nous guident à partir du ciel.
De l’ennemi, nous ne voyons que les traces de fuite. Dans les villages que nous traversons, on nous confirme qu’il était encore là très peu de temps avant notre arrivée, préparant une ou plusieurs embuscades. Mais la peur et la perspective de pouvoir se rétablir plus au nord l’ont poussé à se replier.
Après un court bivouac aux abords de Niafunke, nous filons le 27 au matin vers l’aérodrome de Goundam où nous retrouvons le général Barrera et son pc tactique qui nous apprend que Gao a été prise la veille au soir par les forces spéciales. Nouveaux ordres, pour la dernière étape : mon gtia doit prendre l’aéroport de Tombouctou et deux compagnies du rep sauter pour s’emparer des sorties de la ville. Nous ignorons quelle sera la résistance ennemie là-bas. Les renseignements sont contradictoires. La prudence s’impose donc. À 14 h je donne mes ordres ; à 17 h nous entamons la dernière portion du trajet qui doit nous mener jusqu’à la ville mythique des trois cent trente-trois saints.
- La prise de Tombouctou
Nous atteignons les abords de l’aéroport à la nuit tombante sous une pluie fine. Les compagnies débutent leur infiltration afin de s’en emparer. Nous sommes appuyés par les hélicoptères, dont un Tigre. Et nous bénéficions de la présence d’une patrouille de Rafale et d’un drone de surveillance. Aucune activité ennemie n’est signalée. À 22 h 50, nous entendons le ronronnement des avions de transport de l’armée de l’air qui débutent le largage des légionnaires parachutistes. À 23 h, nous apprenons la réussite de l’opération aéroportée. Dans le même temps, la 1re compagnie du 2e rima pénètre sur le tarmac de l’aéroport et reconnaît rapidement les premiers bâtiments. Mission accomplie ! Il reste à sécuriser complètement l’aéroport, à assurer la jonction avec les éléments du rep et à répondre aux premières interviews des journalistes qui nous accompagnent.
Le lendemain, à 13 h, le 21 entre en premier dans Tombouctou. Selon les témoignages recueillis, les djihadistes ont fui la veille, emmenant avec eux les six Français qu’ils tiennent en otage depuis de longs mois. La traversée de la ville restera pour nous tous un merveilleux moment où la liesse populaire a été grandiose.
Les jours suivants, après avoir organisé des patrouilles permanentes en ville, nous accueilleront un détachement du génie largué avec ses bulldozers pour dégager la piste obstruée par des merlons de terre. Puis les forces de la gendarmerie malienne viendront renforcer le dispositif en ville, nous facilitant les reconnaissances plus poussées.
L’aventure militaire qui nous a menés jusqu’à Tombouctou la mystérieuse, réempruntant sans vraiment le réaliser la piste suivie cent vingt ans plus tôt par le commandant Joffre, aura été une expérience exaltante, permettant à chacun de se dépasser et de donner le meilleur de lui-même. À n’en pas douter, les difficultés de la piste, la fatigue et la tension permanente auront marqué nos mémoires d’une empreinte indélébile.
1 Le groupement terre du dispositif Épervier au Tchad, que je commande depuis le 1er octobre 2012, est composé d’un poste de commandement (pc) léger d’une dizaine de militaires, d’une compagnie d’infanterie du 21e rima, d’un escadron du 1er rec et d’une batterie du 3e rama.