Avec la mutation généralisée de la société liée à l’essor du numérique et d’Internet, de nombreuses activités se trouvent transformées. Sous l’influence conjointe d’Internet, des nouvelles potentialités des technologies de l’information et de la communication, mais également de la volonté d’hommes engagés dans cette convergence numérique1, les sciences humaines et sociales n’échappent pas à cette révolution. Depuis le début des années 2010, les « humanités numériques » prennent de l’importance et offrent aux chercheurs de nouveaux dispositifs permettant une meilleure dynamique collaborative de recherche, notamment par l’échange de données ouvertes, par des innovations participatives ou encore la structuration de groupes apprenants par intelligence collective.
Même si l’alliance entre le numérique et les humanités est bien plus ancienne que les années 2010, adopter les humanités numériques n’est plus aujourd’hui pour les chercheurs qu’une question de simple choix. Cela est souvent présenté comme une rupture des usages qu’il convient d’adopter afin de permettre des pratiques de recherche plus efficaces et davantage en phase avec le reste de la société2. Enjeu notamment confirmé par le caractère interdisciplinaire des humanités numériques3, mais aussi par sa dimension internationale4.
Après avoir défini ce que sont les humanités numériques, nous mettrons en évidence dans cet article plusieurs enjeux actuels, en les illustrant à l’aide de plusieurs projets de recherche concrets liés à l’histoire militaire et développés par l’auteur.
- Les humanités numériques
Comme l’a montré dès 2011 le Manifeste des digital humanities5, le tournant numérique pris par la société a permis de modifier et d’interroger les conditions de production et de diffusion des savoirs. Sans faire table rase du passé, les humanités numériques, au croisement de l’informatique et des sciences humaines et sociales, s’appuient sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique. Pouvant être vues comme une « transdiscipline », elles sont porteuses de méthodes, de dispositifs et de perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Également appelées « sciences humaines numériques » ou « humanités computationnelles », l’expression « humanités numériques » se présente comme un oxymore6, qui caractérise des méthodes et des pratiques en sciences humaines et sociales liées au développement ainsi qu’à l’utilisation de méthodes et d’outils informatiques. Développées aussi bien en ligne que hors ligne, elles s’attachent également à étudier les nouveaux contenus et médias numériques, au même titre que des objets d’étude plus traditionnels. De part leur grande ouverture sur les humanités et le numérique, elles s’enracinent généralement dans un mouvement en faveur de la diffusion, du partage et de la valorisation du savoir.
Permettant de répondre à des questions de recherche impliquant les sciences humaines et sociales, ce mouvement se fonde essentiellement sur deux types d’usages complémentaires du numérique : ceux d’ordre documentaire (constitution, partage et utilisation raisonnés de bases de données et de corpus) et ceux d’ordre herméneutique, c’est-à-dire d’interprétation des textes (utilisation de méthodes informatiques ou mathématiques appliquées à des grands volumes de données ou de documents).
Par ces usages, ce mouvement tend aujourd’hui à redéfinir les contours de plusieurs disciplines universitaires, en premier lieu l’histoire, la linguistique, la littérature, la sociologie, l’art ou encore la géographie. Ne se cantonnant pas uniquement à ces disciplines, ce renouveau concerne également plusieurs secteurs de l’information et de la communication, comme l’archivistique, les bibliothèques et la documentation. Appliquées à l’histoire militaire, les humanités numériques vont pouvoir démultiplier les perspectives de recherche.
- La constitution collaborative de jeux de données
Dans le cadre de recherches liées aux humanités numériques, la donnée constitue inévitablement la matière première du projet. Une fois collectée, informatisée, traitée, elle doit être transformée et analysée, pour potentiellement prendre de la valeur et être considérée comme un « actif clé ».
Pour ne pas avoir à mettre en place d’écosystèmes coûteux et pour mutualiser les données, la nouvelle génération d’historiens et d’amateurs d’histoire se reposera de plus en plus sur des systèmes collaboratifs et mutualisés de jeux de données, hébergés et soutenus par des particuliers ou par des institutions. La mémoire « locale » sera ainsi partagée au plus grand nombre.
Dans le domaine de l’histoire militaire, le projet Mémoire des hommes7 est sans aucun doute l’un des meilleurs exemples de ce nouvel usage collaboratif. Depuis 2003, le ministère des Armées propose aux internautes volontaires d’y annoter les pages de certains documents numérisés. Une fois les données indexées, la recherche en histoire locale ou en généalogie s’en trouve grandement facilitée. Le succès est d’ailleurs tel que l’indexation collaborative s’est ouverte à plusieurs périodes de l’histoire, jusqu’au lancement en 2020 de l’annotation des registres de contrôle de troupes de l’Ancien Régime. Comme le souligne Louise Merzeau, qui a étudié ce site, cette mémoire partagée est alors comprise à la fois comme une condition et comme une résultante de toute mise en commun. Selon des règles et pour une finalité que le groupe d’annotateurs détermine lui-même, la mise en partage résulte d’une volonté de réunir ou d’échanger des ressources mémorielles8. Ressources qui forment un réservoir de données alimentant des portails de ressources en faveur de recherches généalogiques, d’études historiques, de projets pédagogiques et mémoriels et enfin de mise en valeur des territoires9.
Avec des objectifs similaires, le projet collaboratif de médiation culturelle et scientifique Immersailles10, lancé en 2019 avec le Centre de recherche du château de Versailles et mis à disposition au deuxième semestre 2021, propose à des contributeurs volontaires d’identifier les anciens locataires du château sur plusieurs plans d’époque. Un jeu de données qui permettra d’en savoir plus sur les différentes familles ayant vécu à la Cour, sur leur environnement, leurs activités… Et, parmi eux, il sera possible d’identifier les officiers et officiers généraux ayant séjourné au château, d’étudier leur proximité spatiale avec le roi…
1 G. Michel, Management des nouvelles technologies et e-transformation, Paris, Economica, 2016. p. 16.
2 C’est en réalité à partir des années 1960-1970 que l’alliance entre l’informatique et les humanités a pris de l’ampleur, essentiellement en linguistique, en histoire et en anthropologie. Au sujet de l’histoire critique des humanités numériques, voir P. Mounier. Les Humanités numériques. Une histoire critique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.
3 Sur le questionnement de l’interdisciplinarité des humanités numériques, voir A. Bénel. « Quelle interdisciplinarité pour les “humanités numériques” ? », Les Cahiers du numérique, vol. 10, n° 4, 2014, pp. 103-132.
4 L. Bouzidi et S. Boulesnane, « Les humanités numériques. L’évolution des usages et des pratiques », Les Cahiers du numérique, vol. 13, n° 3-4, 2017, pp. 19-38.
5 M. Dacos, « Manifeste des digital humanities », That Camp, 2010 (non-conférence sur les Digital Humanities, 26 mars 2011).
6 M. Dacos et P. Mounier. Humanités numériques. État des lieux et positionnement de la recherche française dans le contexte international, Paris, Open Editions/Institut français, 2014, p. 5.
7 Site internet de Mémoire des hommes : https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr
8 L. Merzeau, Mémoire partagée (Préciser les références) in M. Cornu, F. Orsi et J. Rochfeld. Dictionnaire des biens communs, Paris, puf, 2017. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01546678
9 S. Aufray, « Le site Mémoire des hommes et ses évolutions : entre mémoire et histoire », La Gazette des archives, n° 236, 2014-4. « Commémorer », pp. 71-83.