N°47 | Le secret

Alya Aglan

Résistance et secret, ou le clair-obscur de la guerre

Le phénomène de résistance, surgi des entrailles des sociétés et mobilisant les populations civiles, constitue le noyau dur des guerres de libération nationale1. Mais avant d’intégrer les dimensions d’une guerre de partisans au tournant de l’année 1943, la Résistance demeure largement une guerre de renseignement et de « coups d’épingle ». L’action clandestine, par essence invisible, se joue du secret qui protège autant qu’il révèle. En liaison avec les services secrets alliés, en particulier l’Intelligence Service et le Special Operations Executive2, mais aussi le Bureau central de renseignement et d’action (bcra) français3, l’Office of Strategic Services (oss) américain, les services soviétiques et les services des gouvernements en exil, les organisations de résistance, en particulier les réseaux, collectent des renseignements dont la gamme étendue concerne tous les aspects de la vie des territoires occupés par l’Axe. Des rapports sur les mouvements de troupes, les installations militaires, l’exploitation économique et industrielle des régions occupées ou encore les mouvements collaborationnistes sont rédigés et codés puis envoyés, à la demande des Alliés, aux différents services concernés dans le cadre d’un large projet d’espionnage.

  • Un secret théoriquement sous contrôle

En parallèle, le temps des clandestins est scandé par les urgences du moment4. Les résistances, partout en Europe5, appuyées sur une presse clandestine, dont certains écrits parviennent à l’autre bout du monde, procèdent aussi à des sabotages et à des attentats, organisent des filières d’évasion à travers tout le continent soumis à la domination des nazis et de leurs affidés. Les ramifications transfrontalières des organes clandestins, en France comme dans les autres pays occupés, rendent obligatoire le cloisonnement le plus strict dont dépendent la continuité des activités et la survie des Résistants. La répression qui s’abat sur ceux-ci décime régulièrement les organisations qui doivent faire face aux trahisons, généralement suscitées par les divers modes d’infiltration des services de sécurité du Reich. Aussi chaque agent protège les autres de ses possibles défaillances – garder des listes de noms et d’adresses en clair, parler sous la torture – par le respect des règles de la clandestinité, nimbée de secret, quand le territoire privilégié de l’action n’est pas la nuit elle-même. Les parachutages d’agents et de matériels, les liaisons aériennes et maritimes6 par lesquelles transitent les précieux courriers codés, par nuit de pleine lune7 ou par nuit noire8, investissent les campagnes isolées et les littoraux tandis que radios et imprimeries clandestines citadines se jouent du couvre-feu. Le contrôle du secret s’avère donc vital pour les hommes comme pour les organisations. Mais certaines actions, préparées dans le secret le plus défendu, requièrent au contraire le maximum de publicité après leur exécution.

Coup de tonnerre. Le 27 mai 1942, un attentat cible le « boucher de Prague », « l’homme au cœur de fer » selon le mot d’Hitler à ses obsèques, incarnation du « surhomme » aux dires d’Ernst Jünger9, personnage central de la mise en œuvre de la « solution finale » en Europe, Reinhard Heydrich, chef du Reichssicherheitshauptamt (rsha)10 et vice-protecteur de Bohême-Moravie. Il succombe à ses blessures quelques jours plus tard. Exécuté par un commando de parachutistes du Special Operations Executive (soe) britannique composé de deux anciens sous-officiers de la Sécurité d’État (stb) tchécoslovaque, Josef Gabcˇik et Jan Kubiš, l’assassinat défraie la chronique. Entraînés en Écosse, ils ont été parachutés dans la nuit du 28 au 29 décembre 1941 et disposent d’une liaison radio avec Londres11.

Le succès de cette opération, baptisée Anthropoid, déclenche une réplique allemande d’une rare violence, entraînant l’exécution et la déportation de milliers d’otages. Le 10 juin, les hommes du village de Lidice en Bohême, qui aurait hébergé les « terroristes », sont sauvagement assassinés. Le village est incendié puis rasé afin qu’il n’en demeure aucune trace. Une poignée d’enfants, jugés « germanisables », sont sélectionnés puis placés en Lebensborn en Pologne après l’effacement de leur ascendance, tandis que les autres, la majorité, sont gazés à Chelmno12. L’écho mondial de l’événement a été tel qu’il a suscité un élan de solidarité internationale et inspiré l’année même deux cinéastes d’Hollywood d’origine allemande : Douglas Sirk (Hitler’s Madman) et Fritz Lang (Hangmen also die)13.

Parmi les sabotages retentissants, la destruction le 25 novembre 1942 du viaduc de Gorgopotamos par des équipes d’agents du soe parachutés (opération Harling), soutenus par des attaques de diversion des groupes de Résistants grecs (elas et edes), interrompt pendant plusieurs semaines14 la liaison ferroviaire Thessalonique-Athènes, voie de ravitaillement primordiale des troupes de Rommel en difficulté en Afrique du Nord.

  • De la crédibilité de l’action secrète

Paradoxalement, pour rendre crédible l’action secrète, celle-ci doit être éclairée de la lumière la plus crue, déclencher le bruit le plus tapageur, mais pour un moment seulement : le temps d’agir. En France, les attentats contre les troupes d’occupation en zone nord, initiés à l’été 1941, le plastiquage simultané de plusieurs officines de la collaboration dans plusieurs villes de la zone sud à partir de l’été 1942 – les fameuses « kermesses »15 des Groupes francs emmenés par le royaliste Jacques Renouvin mort en déportation à Mauthausen – ou la distribution pour le 14 juillet 1943 d’exemplaires du journal clandestin Défense de la France, en plein jour, dans le métro, au nez et à la barbe des Allemands, participent de cette volonté d’exhiber soudainement ce qui appartient au monde du secret, comme si la clandestinité avait besoin du grand jour pour exister.

À Oyonnax, le 11 novembre 1943, près de trois cents maquisards de l’Ain ont choisi cette date symbolique pour défiler en ordre martial et faire la démonstration de leur force. La cérémonie, ici et ailleurs, a été dûment rapportée par la presse clandestine. Les scènes filmées saisissent l’émotion de la population au chant de La Marseillaise alors que les clandestins déposent, devant le monument aux morts de l’autre guerre, une couronne ainsi dédicacée : « Les vainqueurs de demain à ceux de 14-18. » Henri Romans-Petit, chef départemental de l’Armée secrète (as), entendait par là démentir la mauvaise réputation des maquisards désignés par les autorités répressives comme des hors-la-loi à la solde de l’étranger16.

À l’été 1944, un film, Caméra sous la botte, tourné en caméra cachée par Albert Mahuzier, résume le défi qui consiste à exhiber ce que l’on cache17. Trois aviateurs alliés, « planqués » en plein Paris, déambulent place du Trocadéro parmi des soldats de la Wehrmacht, subtilement trahis par leurs pantalons civils trop courts. D’autres séquences du documentaire Réseau X, réalisé fin 1944, mettent en scène des aviateurs alliés interviewés dans leur cache ou posant crânement devant une affiche allemande réitérant l’interdiction de l’aide aux militaires alliés sous peine de mort. Dans la perspective de la Libération prochaine, ce « reportage » entendait démontrer, de manière rétrospective, image à l’appui, la puissance de l’État clandestin en 1944, capable de braver l’occupant dans l’espace public qu’il contrôle.

Ces actions périlleuses, menées en plein jour, sont destinées à prouver l’existence d’organisations assez structurées pour initier ce genre de coups de main et tendent à faire surévaluer les capacités de la Résistance, qui se manifeste et se dérobe à la fois, dans un même mouvement d’exposition et de repli, manière d’escamoter l’extrême et constante faiblesse des effectifs et des moyens depuis les débuts.

D’emblée, le message principal distillé par la presse clandestine – de modestes feuillets ronéotypés recto verso – consiste à clamer le fondement de la Résistance : nous sommes la multitude. Car le pur secret ne saurait démontrer l’affirmation d’une force clandestine. Faire croire par l’usage performatif du langage constitue la tactique essentielle puisque, en 1940, dire c’est faire exister ce qui n’est pas encore advenu. En cela réside la valeur du secret, momentanément dévoilé par des coups d’éclat, qui simulent un potentiel que les clandestins ne possèdent pas en réalité. Une sorte de défi du faible au fort, qui doit mettre en scène, par la surprise, l’étendue du danger pour les occupants menacés par un formidable ennemi invisible. Cette dialectique du secret tend à faire brutalement apparaître puis disparaître des activités spectaculaires, mais pour un temps seulement. Montrer ce qui se cache puis se refuse à l’investigation, exhiber le clandestin pour lui donner de l’importance par l’effet d’imagination qui accompagne ce qui ne peut être saisi entièrement, qui surgit pour mieux se dérober. La méthode a constitué un véritable mode d’action.

Charles Tillon, à la tête des Francs-tireurs et partisans français (ftpf), dont le mot d’ordre, lancé en octobre 1942, fixait comme objectif « chacun son Boche », élabore la « théorie des boules de mercure », qui pose les principes fondamentaux de la guérilla urbaine. Cette tactique, résolument offensive, doit compenser leur évidente infériorité numérique et logistique. Elle prend le contre-pied de la stratégie gaulliste, qui a consisté à former une « armée secrète » en vue des opérations de libération, violemment critiquée par les communistes comme étant constituée de soldats de papier couvrant une forme d’« attentisme ». Comme l’énonce après-guerre Charles Tillon dans ses Mémoires, « les délégués du général de Gaulle exigeaient de leurs agents dans les réseaux [sic] que les effectifs soient seulement recrutés en prévision des concentrations envisagées pour un jour J, offert en rêve à la troupe, pendant que les chefs numérotaient leurs futurs régiments comme s’il s’agissait de quarterons de soldats qui devaient se figer de plomb dans l’attente. Les ftpf, eux, essaimeront leurs groupes de combat dans la masse des Résistants, en profitant de chaque petit engagement pour combiner la supériorité numérique sur l’ennemi, au moment de l’attaque, avec la plus extrême fluidité, de façon à rendre, ainsi que nous le proposions alors, chaque groupe insaisissable comme la boule de mercure qui échappe en se brisant à la main qui veut s’en saisir, mais se reforme pour redevenir insaisissable »18.

  • Le secret, arme ultime de la répression

Par un effet inverse, le secret devient l’une des armes les plus offensives de la répression menée par les forces d’occupation quand il est retourné contre les clandestins arrêtés. Métaphore de la nuit19 dépassée par la réalité, la répression la plus cruelle emprunte les voies du secret pour couvrir ses crimes, en une sorte de trilogie qui associe, après l’arrestation, traitement, condamnation et lieu d’exécution. Les Résistants arrêtés sont souvent mis « au secret » en prison, synonyme d’isolement total, déstructurant, sans nourriture ni lecture, assimilable à une forme de torture morale. Dans des lieux tenus secrets et découverts à la Libération se perpétuent d’innombrables assassinats par des tortionnaires dont l’identité n’est presque jamais connue, de même que celle de leurs victimes. À Paris, le stand de tir de Balard appartient à cette catégorie de non-lieux où règne la mort anonyme. D’autres adresses sinistrement secrètes sont, à la fois connues et ignorées, redoutées comme la villa des Rosiers à Montpellier, l’impasse Tivoli à Limoges, la caserne du 35e régiment d’artillerie (rad) à Périgueux. Les corps des maquisards abattus sont enterrés clandestinement20, les Allemands interdisant l’inhumation des « terroristes », qui doivent être traités « comme des chiens »21.

De même, les condamnés, classés Nacht und Nebel (nn), sont destinés à disparaître « sans laisser de traces »22. Le décret (en trois parties) des 7 et 12 décembre 1941, signé par le maréchal Keitel (Keitel-Erlass) mais dicté par la volonté du Führer, institue la mort dans l’inconnu, sanction extrême qui crée une catégorie spécifique de détenus, appliquée dans l’ensemble des territoires occupés, pour désigner les déportés jugés particulièrement dangereux pour la sécurité du Reich, en particulier Résistants et saboteurs. Seul le transfert en Allemagne permet l’effacement radical des personnes appréhendées. « Une dissuasion efficace et durable ne peut être obtenue que par des peines de mort ou par des mesures qui entretiennent chez les parents et dans la population l’incertitude concernant le destin du criminel (Eine wirksame und nachhaltige Abschreckung ist nur durch Todesstrafen oder durch Massnahmen zu erreichen, die die Angehörigen und die Bevölkerung über das Schicksal des Täters im Ungewissen halten)23. »

L’appellation Nacht und Nebel, reprise en titre par Alain Resnais pour son film Nuit et Brouillard (1955), a peut-être été inspirée de l’opéra de Wagner L’Or du Rhin ou d’une expression courante de l’allemand du xixe siècle signifiant l’anonymat : nomen nescio, un nom que l’on ignore, ou notetur nomen, ce que l’on ne veut pas nommer. Les internés ou déportés de cette catégorie, hommes et femmes, sont secrètement acheminés vers le Reich pour jugement par un tribunal spécial (Sondergericht), soumis à un sévère huis-clos, sous un matricule qui remplace leur nom précédé des initiales nn et qui vise à rendre impossible leur identification. Mesure destinée à générer la frayeur, leur disparition programmée dans le secret le plus profond devait laisser leurs proches sans aucune information sur leur sort. La disparition pure et simple, forme de mort anticipée, venait ainsi sanctionner la guerre secrète par son effacement définitif dans l’anonymat de temps et de lieu.

1 S. Picaud-Monnerat, La Petite Guerre au xviiie siècle, Paris, Economica, 2010 ; C. von Clausewitz, Schriften. Aufsätze. Studien. Briefe, herausgegeben von Werner Hahlweg, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1966 (2 vol.), Band I, pp. 226-598, « Meine Vorlesungen über den kleinen Krieg gehalten auf der Kriegs-Schule 1810 und 1811 ».

2 N. West, Secret War. The Story of soe, Britain’s Wartime Sabotage Organisation, London, Coronet, 1993.

3 S. Albertelli, Les Services secrets du général de Gaulle. Le bcra, 1940-1944, Paris, Perrin, 2009.

4 A. Aglan, Le Temps de la Résistance, Paris, Actes Sud, 2008.

5 A. Aglan, « Les résistances en Europe ou les États-Nations à l’épreuve », in A. Aglan et R. Frank (dir.), 1937-1947. La Guerre monde, Paris, Gallimard, « Folio Histoire » inédit, 2015, vol. 1, pp. 1179-1250.

6 F. Brooks Richards, Secret Flotillas. Clandestine Sea Operations to Brittany, hmso, 1996, trad. française Flotilles secrètes. Les liaisons clandestines en France et en Afrique du Nord, 1940-1944, Le Touvet, mdv, 2001.

7 H. Verity, We Landed by Moonlight. Secrets raf Landings in France 19401944 [1978], Manchester, Crécy Publishing Limited, 2010.

8 J. Steinbeck, The Moon is Down, publication clandestine, 1942, trad. française Nuits noires, Paris, Éditions de Minuit, 1944.

9 E. Jünger, Premier Journal parisien, 6 juin 1942, in Journaux de guerre 1939-1948, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 310.

10 Service central de sécurité du Reich, qui concentre l’ensemble des services de police.

11 A. Marès (dir.), Edvard Beneš. Un drame entre Hitler et Staline, Paris, Perrin, 2015, p. 333.

12 T. Zahra, « Enfants et purification ethnique dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre », Annales. Histoire, Sciences sociales, Éditions de l’ehess, 2011/2, pp. 449-477.

13 A. Marès, op. cit., p. 335.

14 E. Ch. Wolf Myers, Greek Entanglement, London, R. Hart-Davis, 1955.

15 Les « kermesses » étaient des coups de main organisés à la même heure dans plusieurs villes sur des objectifs précis. G. de Bénouville, Le Sacrifice du matin, Genève, La Palatine, 1945.

16 H. Romans-Petit, Les Maquis de l’Ain, Paris, Hachette, 1974.

17 Musée de la Résistance en ligne, Bruno Leroux, source : « Les photographies de la Résistance », dossier thématique de La Lettre de la Fondation de la Résistance n° 78, septembre 2014 ; A. Mahuzier, Caméra sous la botte, Paris, Presses de la Cité, 1963.

18 Ch. Tillon, Les ftp. Témoignage pour servir à l’histoire de la Résistance, Paris, René Julliard, 1962, p. 151.

19 A. Aglan et J. Chapoutot, « La nuit », in A. Aglan et R. Frank (dir.), 1937-1947. La Guerre monde, Paris, Gallimard, « Folio Histoire » inédit, 2015, vol 2, pp. 2077-2102.

20 F. Marcot, « Enterrements », in F. Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, R. Laffont, 2006, pp. 929-931.

21 Note établie par le Service régional des renseignements généraux, datée du 27 décembre 1944, Périgueux, a/s des crimes de guerre commis en Dordogne par les troupes allemandes et leurs auxiliaires, p. 36, archives privées Roland Dumas, p. 27.

22 G. Tillion, Ravensbrück [1946], Paris, Le Seuil, 1988.

23 Extrait du texte original émanant du chef des Oberkommandos de la Wehrmacht, 12 décembre 1941, Geheim (« secret »), reproduit dans R. Huhle, « “Nacht und Nebel”. Mythos und Bedeutung », Zeitschrift für Menschenrechte n° 1, 2014, pp. 120-135.

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