« Qu’est-ce qu’un homme ? Un misérable petit tas de secrets », écrit André Malraux dans ses Antimémoires. Nous protégeons tous en effet au minimum un secret. Or cette activité psychique ne demande pas à tous les mêmes efforts. La dissimulation est plus aisée pour certains que pour d’autres ; nous ne sommes pas égaux dans notre capacité à cloisonner, à dissimuler, à tenir un rôle… Certes, cela s’apprend, comme le font les agents des services de renseignement, mais il existe aussi des dispositions naturelles. Par chance, les autres ne nous interrogent pas ou peu sur nos secrets, notamment sur les plus communs, ceux qui concernent notre vie de couple. Empiriquement, nous comprenons que nous n’avons donc pas à les cacher si souvent. Malgré tout, si nous pensons trop fréquemment à eux, la douleur psychique s’installe.
Le secret à conserver ne concerne pas seulement son contenu ; il faut aussi prendre en considération le contrôle des risques de fuite ou de révélation inopportune de l’information confidentielle. Selon le psychologue cognitiviste américain Art Markman, interrogé par le site Fast Company, « garder un secret demande un gros effort mental. Il faut être capable de prêter attention à ce que nos interlocuteurs savent déjà et à ce qu’ils ignorent ».
Ne pas dévoiler son secret est déjà un vrai défi, mais garder le secret sur le fait que l’on en détient un est plus compliqué encore. Cela demande au détenteur de celui-ci de renoncer à la satisfaction non pas de le partager, mais de faire savoir qu’il le possède, qu’il n’est pas quelqu’un d’anodin, qu’il a lui aussi sa part d’ombres et de mystères. Or cette délectation correspond au mode de manifestation du statut de la personne dont la possession du secret exprime la valeur.
Selon l’étude « L’expérience du secret »1, qui se penche sur le processus mental consistant à dissimuler des informations, un individu possède environ cinq secrets qu’il ne divulguera pas. Considérés par leur détenteur comme étant particulièrement inavouables, ils sont à l’origine de son mal-être : « Un secret que l’on est vraiment seul à détenir, un tel secret rendrait malades les plus robustes, et on peut même se demander s’il existe une conscience assez intrépide pour supporter ce tête-à-tête sans en mourir2. »
Pourquoi ces secrets nous blessent-ils ? Pour Michael Slepian, professeur à la Columbia Business School et principal auteur de cette étude, il convient de faire une distinction entre avoir un secret et garder un secret. L’anxiété n’est pas générée par la recherche de situations nécessaires pour le dissimuler, « mais par toutes les fois où un secret entre dans notre tête et interfère avec nos pensées quotidiennes ». C’est le stress de se cacher, bien sûr. Mais c’est surtout lorsque le secret en question met en défaut nos qualités d’authenticité, d’honnêteté et de sincérité qu’il peut avoir de réelles conséquences psychiques. Parce que ce secret est généralement négatif et que penser à des choses négatives nous perturbe. De plus, penser aux secrets que nous gardons nous rappelle que nous ne sommes pas totalement honnêtes avec quelqu’un, que nous ne sommes pas aussi authentiques que nous le croyons. Garder un secret n’est pas dangereux en soi, mais, selon sa nature, des émotions comme la honte ou la culpabilité peuvent lui être associées, et ces émotions pèsent en nous empêchant de trouver la sérénité dans nos relations avec nous-même et avec les autres. « La mauvaise nouvelle, c’est que, même si vous n’avez pas à cacher un secret, vous pouvez souvent penser à lui, au détriment de votre propre bien-être. Mais la bonne nouvelle est que si la chose la plus néfaste est de penser au secret, il est important alors de réfléchir moins ou de changer votre façon de penser afin d’atténuer cet effet négatif », conclut Michael Slepian.
Notre psyché est affectée par la fréquence avec laquelle nous pensons à un secret. L’important n’est pas le moment où une personne invente un mensonge pour cacher des informations ou le changement de sujet pour ne pas entrer dans les détails de ce qui est caché. Même s’il n’apparaît jamais dans une conversation, même si nous n’avons jamais à le cacher activement, un secret est un secret parce que nous avons décidé ou promis de ne pas le révéler. Il est toujours présent, bien gardé dans votre cerveau ; il erre librement dans notre tête, même quand nous n’y pensons pas activement. En nous cette expérience demeure individuelle.
Or, quand nous pensons activement à notre secret, notre esprit est stressé et nous pouvons éprouver de l’anxiété, de l’angoisse et un sentiment de lourdeur. Nous sentons que les tâches physiques ou mentales sont plus difficiles et considérons chaque problème quotidien comme un obstacle majeur à surmonter. Le secret impose un effort de cloisonnement, qui prend de la place dans notre esprit et réduit la fenêtre de la mémoire vive dévolue à ce qui lui est étranger. Quand un individu s’entretient avec un autre en sachant qu’il doit impérativement garder pour lui certaines choses, ses pensées sont contaminées par ces informations qu’il convient de maintenir à l’écart. Rappelons que selon le psychologue social Daniel Wegner, à l’origine de la théorie de la suppression de la pensée3, « plus on s’efforce de ne pas penser à quelque chose, plus celle-ci nous obsède ». Ainsi, plus nous entretenons le sentiment de ne plus pouvoir être nous-même en portant des secrets trop lourds, plus notre mal-être sera décuplé. Pour vaincre ce sentiment, il faut savoir révéler nos secrets de manière « contrôlée », autrement dit uniquement à des personnes qui seront à même de nous apporter de l’aide ou de nous faire prendre du recul. « Nous avons découvert que quand les gens pensaient à leurs secrets, ils agissaient comme s’ils étaient chargés d’un poids physique. Ce qui les presse, c’est de trouver un moyen de se décharger, de se sentir libérés », commente Michael Slepian. N’oublions pas, cette citation de Sigmund Freud, « Aucun mortel ne peut garder un secret. Si les lèvres restent silencieuses, ce sont les doigts qui parlent. La trahison suinte par tous les pores de sa peau. »
Il est ainsi dans notre nature de posséder des secrets et de vouloir accéder à ceux d’autrui. L’expression du fait qu’il possède un secret procure à son détenteur une dignité particulière, elle le met au-dessus des ignorants et des curieux, elle le valorise comme étant celui qui a été digne de recevoir une confidence ou dont la position dans la hiérarchie de l’entreprise implique de pouvoir détenir des informations confidentielles. L’intelligence relationnelle est d’être capable d’arbitrer entre nos secrets positifs, qui nous aident, et ceux qui sont des poisons lents qu’il faut à un moment libérer.
Bien que le secret possède aujourd’hui une odeur de soufre, il conserve pourtant ses bons côtés. Certes la dissimulation n’est pas à encourager, mais le culte de la clarté doit aussi avoir ses limites. Fort heureusement, aucun d’entre nous n’est totalement transparent. Il existe toujours une part de nous-même que nous n’avons pas le désir de dévoiler complètement, une part d’ombre qui nous protège et qui fait notre charme. Ce jardin secret aux clôtures impénétrables est notre aire de jeu intime, qui nous permet de gambader mentalement dans un lieu de grande liberté avant de reprendre notre rôle en société. Rappelons-nous Blaise Pascal lorsqu’il disait, dans Les Pensées, que « si nous savions ce que pense de nous notre meilleur ami, nous n’aurions plus d’amis ». Alors, à force de vouloir tout rendre public, d’être les preux chevaliers de la transparence, nous tendons inexorablement vers un totalitarisme qui nous prive peu à peu de notre liberté d’avoir des secrets.
Finalement, le plus important dans les secrets, comme l’écrit le psychiatre Laurent Schmitt dans son ouvrage Le Secret, ce n’est pas tant leur sujet, car au bilan les secrets sont souvent identiques, que leur fonction et leur utilisation. Car souvenons-nous que « les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent » (Paul Valéry, Poésie et Mélange).
1 M. Slepian et al., “The Experience of Secrecy”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 113, 2017, pp. 1–33.
2 V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2011.
3 D. M. Wegner, White Bears and other Unwanted Thoughts: Suppression, Obsession, and the Psychology of Mental Control, New York, 1989.