« D’abord, ça a été des insomnies, puis des pleurs pour n’importe quelle contrariété. En réunion, j’alternais entre le retrait complet ou la surréaction émotionnelle. Un jour, ma chef m’a renvoyée chez moi me reposer. Le lendemain, je n’ai plus pu sortir de mon lit. Tout le poids du monde portait sur mes épaules. Je n’ai pas compris. Ça n’était pas logique. J’ai rationalisé, relativisé, vu un médecin, un psy… J’ai eu honte. Qu’allait-on penser ? Que je prenais des vacances ? J’ai tenté de donner le change. Mon attitude extérieure était un masque. Qu’est-ce que je faisais là ? J’avais peur de tout. Je retenais tout. C’était un cauchemar. Pendant deux ans, j’ai été morte à l’intérieur. »
Carine1 fait partie des personnes les plus engagées que j’ai eu la chance de côtoyer dans ma carrière. Avant sa dépression, un tourbillon solaire, une énergie joyeuse, une force de la nature dans une enveloppe de jeune femme au rire communicatif. Et pourtant, Carine s’est effondrée. Lauren s’est effondrée. Christiane s’est effondrée. Manuela s’est effondrée. Toutes ont été mes collègues et s’étaient impliquées avec passion dans un collectif dont j’avais la charge. Suis-je responsable de ce qui leur est arrivé ? Sinon en totalité, du moins en partie ? Aurais-je pu prévenir ou éviter leur burn out ? Ai-je, ou avons-nous, poussé la logique d’engagement trop loin ? Marlène aussi s’est effondrée : un an et demi d’hospitalisation. Bien que collègues, nous n’avons pas travaillé directement ensemble, mais j’ai toujours été fascinée par sa vitalité, son audace et son engagement. Son expérience de burn out doublement vécue, par une personne qu’elle dirigeait puis par elle-même, m’a interpellée. Deux ans après avoir quitté mes collègues pour une nouvelle aventure professionnelle, j’ai sollicité leur témoignage pour cet article et suis allée les écouter. Merci à elles.
Retour en arrière. Janvier 2015. Dans la salle de réunion d’un gros site industriel près de Lyon, je suis venue mobiliser les cœurs et les âmes, susciter des vocations pour un mouvement2 qui devrait permettre d’améliorer la qualité de production de l’entreprise et fournir au monde suffisamment de vaccins. Toutes les autres approches, depuis vingt ans, ont échoué à transformer véritablement les modes de travail. Depuis le sommet de la hiérarchie, cadres supérieurs, experts et consultants ont persisté, en dépit de dénominations différentes, à considérer les salariés comme des agents inintelligents ou indisciplinés qu’il fallait éduquer, convaincre et contrôler.
Ce jour-là, les choses changent. Il s’agit de réunir progressivement des individus de toutes fonctions, de tous grades hiérarchiques, à travers plusieurs continents, tous volontaires, autour d’une envie commune de faire du bon travail ensemble. Dix mille personnes sont invitées à rejoindre le mouvement, si elles le souhaitent. Inspirée des mouvements sociaux, connectée grâce au digital, une communauté humaine inédite dans cette entreprise va s’épanouir et générer des progrès spectaculaires. Au cœur de cette approche : l’engagement. Opérateurs de production, techniciennes en logistique, responsables process… deviennent agents du changement, des moteurs de la collaboration et de l’innovation à tous les niveaux. Carine, Lauren, Christiane et bien d’autres s’engagent corps et âme pour ce projet et mobilisent leurs collègues pour le bien commun en montant des groupes de volontaires et des solutions innovantes pour répondre aux problèmes quotidiens, en partageant questions et réussites sur le réseau social d’entreprise, en développant créativité et enthousiasme autour de la qualité, en décloisonnant le travail et les échanges.
« Cette énergie collective m’a réveillée, m’a redonné le goût de mon entreprise, un sentiment d’appartenance. On ignorait jusqu’alors que cette énergie était là ! Pour une fois, on poursuivait un même but. J’ai vécu des moments extraordinaires. Une stimulation intellectuelle. La découverte d’idées, de personnes… une émulation » (Carine).
« Créer des ponts entre les personnes, c’était formidable. Remettre du lien, de l’envie, de la motivation, de l’humain, faire se rencontrer les gens… C’était un système complet, plein de sens… Considérer que chacun produit de la valeur… On redonnait du sens. On était à l’unisson » (Christiane).
Alors, que s’est-il passé ? Pourquoi ces personnes se sont-elles effondrées ? Les réponses sont diverses, mais s’accordent toutes sur un point : ce n’est pas un problème de degré. Il n’y a pas un « trop d’engagement » qui conduirait au burn out ; il ne s’agit pas d’ajuster le degré d’engagement comme on réglerait le thermostat. « Sur un sujet qui prend aux tripes, il n’existe pas de “trop”. On ne peut pas faire “un peu”. On ne peut pas brimer un élan du cœur. Je suis humaine, je suis passionnée », dit l’une. « L’engagement est un don de soi. On ne donne pas une partie de soi, mais tout. C’est un lien. Une aventure collective dans laquelle on est acteur, pas spectateur », dit l’autre.
En revanche, toutes décrivent la nécessité de pratiques favorisant un engagement sain, à l’opposé d’un engagement toxique. Mais qu’est-ce qu’un engagement sain ? Chaque contexte d’activité est différent, mais on peut identifier des caractéristiques principales. De là se dessinent des conséquences importantes pour un leadership ayant l’ambition d’engager les équipes de façon profonde et durable.
En premier lieu, c’est une mobilisation de « personnes », pas de « ressources humaines ». Un engagement sain n’est pas une instrumentalisation. Certes un objectif est là, qu’il faut poursuivre ; mais l’engagement diffère de la simple mise en œuvre d’une relation contractuelle. Les personnes engagées sont « vues » par leurs pairs et leur hiérarchie, reconnues, désanonymisées. Elles sont respectées dans leur pleine humanité, leur diversité, jusque dans leur libre arbitre. Sans liberté de changer d’avis, de se retirer, il n’y a pas d’engagement sincère.
Ensuite, c’est une mobilisation qui fait sens pour les individus, non seulement parce qu’elle répond à une raison d’être supérieure exaltante, mais aussi parce qu’elle est en cohérence avec l’ensemble (ou du moins la grande majorité) des autres comportements à l’œuvre dans le reste de l’organisation. Bien que les organismes complexes soient composés d’entités aux priorités différentes voire contradictoires, une « cause » ou une « grande opportunité » doit permettre la réunion de toutes les énergies et l’alignement des mobilisations3. « L’engagement n’est pas une simple inclination personnelle, mais un ensemble de faits », dont la cohérence valide et renforce le sens de l’engagement.
Enfin, c’est une mobilisation qui produit des résultats tangibles, car elle intervient dans un contexte orienté vers l’avènement effectif de la raison d’être. « Ce qui m’a fait mal, c’est le décalage entre les attentes et les moyens de les réaliser. Ça n’avançait pas, ça m’a découragée. » « J’avais le sentiment de générer beaucoup de déception. » Un contexte favorable exige support moral et matériel de la part de l’organisation, mais aussi de la constance dans le temps : « À cause de la rotation rapide des managers, je n’avais pas de points d’appui dans la durée. À chaque fois, il fallait tout recommencer. » Faire le grand écart entre réalité vécue et ambition affichée sans soutien de la part de l’organisation, changer de direction au gré des intentions de chaque nouvelle autorité abîme l’engagement parfois de façon irrémédiable. « J’ai appris à me méfier des beaux discours. On essaie de mobiliser les gens, mais je vois ce qu’il y a derrière. Je participe car je n’ai pas le choix, mais désormais, je fais attention. »
Quels enseignements peut-on tirer de cette réflexion sur les comportements de leadership dans une perspective d’engagement sain et efficace ? Comment agir pour mobiliser authentiquement les personnes, et créer ensemble de la valeur collective et durable ?
Outre la conscience et le respect des principes énoncés ci-dessus, il est souhaitable en premier lieu de reconnaître la prise de risque que représente l’engagement. S’investir émotionnellement, mettre un supplément d’énergie au service d’une cause, étendre son champ d’intervention au-delà de sa fonction, faire acte de leadership même sans en avoir le titre, c’est s’exposer en pleine lumière. L’organisation en est redevable. N’attendons pas que les valeureuses et les courageux soient tombés au combat de la transformation pour reconnaître et encourager leur bravoure.
L’engagement est affaire de réciprocité. S’il est entendu que la modélisation des comportements est une des grandes responsabilités du leadership, la réciprocité dans l’engagement – entre l’employé et son autorité hiérarchique – est aussi ce qui garantit l’éthique de la mobilisation, la non-instrumentalisation des personnes.
Il est important de réaliser également que l’engagement n’est pas un état, un statut, et surtout qu’il n’y a pas de permanence. C’est une notion dynamique, un processus. Dans des circonstances changeantes, par quels comportements se réaffirme-t-il ? Ces derniers restent-ils conformes à la raison d’être de l’organisation ? Comment mobiliser les nouvelles générations ? Il ne faut jamais considérer l’engagement comme acquis, mais sans cesse le questionner pour le réinventer, collectivement.
Mobiliser authentiquement les personnes requiert un leadership courageux. Il faut en effet du courage pour s’engager pleinement soi-même quand une façon d’être plus prudente ou attentiste est possible, pour véritablement créer un lien humain en partageant ses propres vulnérabilités alors que la carapace d’autorité protège si bien. Pour écouter sans jugement et sans peur, pour oser l’empathie, pour faire confiance, pour accepter d’être surpris ou persuadé. Du courage aussi pour résister, quand il le faut, à l’organisation et à son insatiable tentation productiviste.
« Mon métier a perdu son sens. Une réorganisation lui a enlevé la partie la plus intéressante, celle pour laquelle je l’avais choisi. Il y a eu une hyperspécialisation, une parcellisation des tâches. Nous sommes devenues des petites mains. Du presque rien. Pour rentabiliser nos coûts, on nous a chargées de tâches secondaires. Mes managers n’arrivaient pas à prendre conscience de l’ampleur du travail. J’ai essayé de leur dire, mais ils n’entendaient pas. Ils parlaient de moi, en ma présence, sans me regarder. À cause de la lourdeur bureaucratique, ce qu’ils pensaient simple était en fait complexe et harassant. Mon engagement comme volontaire dans le mouvement de transformation de l’entreprise n’était pas soutenu. On m’a demandé de le faire sur mon temps libre. Puis d’y renoncer. C’était un engagement viscéral que j’avais pris auprès de la communauté. J’ai eu l’impression de la trahir. Quand le médecin m’a arrêtée pour sept mois, je me suis sentie coupable. Pendant mon arrêt, on est venu vérifier que je reprendrais vite. Pas d’autre conversation. Que suis-je ? Une machine à produire ? Ai-je une valeur pour ces gens-là ? »
Pour mémoire, ces mots viennent d’une des personnes les plus engagées, fiables et talentueuses dans la mobilisation d’autrui qu’il m’ait été donné de côtoyer. L’engagement est pour le leadership une responsabilité, celle qui consiste avant tout à ne pas gaspiller le potentiel humain. Car il est immense et peut, à condition d’empathie, en dépit des blessures, toujours être révélé : « Malgré la dépression, la peine, la défiance… Oui, je serais capable de me réengager. C’est comme ça, c’est ma nature. »
De ces entretiens, je sors profondément touchée et reconnaissante. Touchée par le partage de ces expériences de vulnérabilité, par la confiance et l’amitié. Reconnaissante, car ces témoignages sonnent comme un rappel précieux, indispensable. Ma pratique de l’engagement a intégré leurs enseignements : il s’agit toujours de susciter l’action enthousiaste, de révéler l’énergie latente. Je m’efforce de le faire sans rien casser d’important. Règles obsolètes, rigidités, automatismes peuvent être bousculés ; les personnes beaucoup moins. J’identifie désormais plus vite et plus finement les contextes favorables à l’engagement sain et ceux susceptibles de générer du burn out. Je conseille avec passion les dirigeants sincèrement engagés dans la mobilisation durable de leurs équipes et m’abstiens d’intervenir auprès des autres.
À la discipline du leadership, au commandement, comme à toutes les activités fondées sur l’interaction humaine, sont attachées des questions fondamentales. Dans une situation de rapport de force déséquilibré, comme l’est une relation hiérarchique, ou dans une relation définie par un contrat, peut-il y avoir un réel engagement des personnes ? Celui-ci est-il une manipulation du libre arbitre des personnes ? Est-il une bonne ou une mauvaise chose pour elles ? Permet-il à des systèmes injustes ou néfastes de se perpétuer ? Si ces questions ne trouvent pas de réponse évidente, ce n’est pas plus mal. Les garder à l’esprit comme interrogations ouvertes, actives, me semble salutaire. Ainsi nous, professionnels de l’engagement, personnes en situation d’autorité, managers… pouvons-nous en permanence questionner notre pratique, à la lumière de l’éthique.
Alors, s’engager, et engager les autres, jusqu’où ? La question n’est pas la bonne. L’engagement n’est pas une affaire de degré, mais une affaire de qualité d’expérience. C’est évidemment plus complexe à piloter, et c’est ce qui fait que le leadership est un art difficile. En action et avec courage, l’engagement est avant tout un lien humain à honorer.
1 Les prénoms ont été changés.
2 Une mobilisation collective inspirée des mouvements sociaux (Mouvement des droits civiques, Révolution orange, Printemps arabe…) jugée plus efficace qu’une énième réorganisation.
3 Voir John Paul Kotter, penseur américain du leadership, auteur de nombreux best-sellers dont Conduire le changement (Pearson, 2015) et Alerte sur la banquise ! (Pearson, 2018), et fondateur de la société de conseil en changement et leadership Kotter.