Comme tous les matins, je vais m’adresser à l’ensemble du convoi. Mais cette fois, je ne commencerai pas par une phrase pour briser la glace. Je n’ai dormi qu’une heure et pourtant je ne ressens aucune fatigue. Dans ma tête, j’entends encore tous les comptes rendus radio, les voix…
Hier, mon convoi a subi une double attaque ied/mine. Le véhicule de mon chef d’escorte ainsi que celui de son adjoint ont été détruits. Il a fallu gérer les secours alors que la radio d’un des deux véhicules était bloquée en émission permanente. Un cas de figure que l’on n’apprend pas lorsqu’on se prépare à partir. En dix minutes, j’ai perdu la tête de mon élément d’escorte et deux véhicules blindés. Nous avons trois suspicions d’ied sur la route que doit emprunter le convoi, un seul groupe génie et aucune possibilité de renfort, plus de réseau radio interne, un blessé Alpha, un Bravo et sept blessés Charlie1. Les attaques ont eu lieu à 12 h 58 et à 13 h 8. Le convoi ne sera en sûreté qu’à 21 h… À 22 h 30, je reçois un appel de mon chef de corps : un des blessés est décédé des suites de ses blessures.
J’avais déjà réfléchi à la façon de poursuivre la mission sur le plan matériel : embarquer tout le fret avec un vecteur de moins, dégager un élément de dépannage, réorganiser le convoi, répartir les blessés légers dans les véhicules, compléter le véhicule sanitaire… Désormais, la problématique est tout autre : il va falloir annoncer à mes hommes le décès de l’un des leurs et poursuivre la mission.
À l’exception de la garde, tout le monde dort. La journée a été longue et difficile. Je m’interroge sur la manière d’annoncer cette terrible nouvelle, à qui, sous quelle forme… Je prends la décision d’informer d’abord le chef de peloton du soldat décédé. Je vais le chercher, je marche avec lui dans la base opérationnelle avancée terrestre (boat), je lui parle. Il faut être honnête : il n’y a pas de bonne manière de prononcer ces mots. Je suis là, je lui parle, je l’accompagne, puis je le force à aller se coucher. Je lui demande de garder l’information pour lui, afin de laisser dormir les autres ; je leur annoncerai demain matin, avant le reste du convoi, afin de leur permettre d’absorber le choc avant de reprendre la mission. Je lui demande donc de rassembler son peloton à 5 h 45. Il est sous le choc et me fais confiance. Sur le chemin du retour vers mon véhicule de l’avant blindé (vab), je croise la radio du chef de peloton. Elle nous a vus discuter et me demande si le blessé va bien. Je lui mens, volontairement : je veux qu’elle dorme. De mon côté, à part une petite heure, le sommeil ne viendra pas. Je profite de cette insomnie pour rédiger un compte rendu détaillé des événements de la journée. Je sais que cela s’avérera utile. Et j’attends l’heure.
Il est 5 h 45. Tout le peloton est là. Pour la deuxième fois, je prononce ces mots qui sont la pire des munitions. Les visages face à moi se ferment ; tous restent dignes et attendent que je donne l’ordre de rompre les rangs pour craquer. Je leur ai délivré plusieurs messages : la mort de leur sous-officier adjoint, le fait que la mission devait se poursuivre et qu’à 7 h, comme tous les autres jours, nous repartirons. Je leur rappelle qu’ils assurent la sécurité du convoi et que je compte donc sur eux pour mettre leurs émotions de côté.
6 h 30 : j’annonce la nouvelle au reste du convoi. Les mots sont tout aussi durs à prononcer. J’essaye tant bien que mal de contenir mes émotions. Encore une fois j’insiste sur le fait que nous devons terminer la mission, qu’il est hors de question de faire demi-tour, que nous sommes seuls et que nous ne pouvons compter que sur nous. L’aumônier qui nous accompagne prend à son tour la parole. Ses mots sont justes. Il insiste lui aussi sur la poursuite de la mission. Puis vient le rappel des procédures contre les ied par le chef d’escorte. Il n’y arrive pas ; je termine à sa place et ordonne à tout le monde de monter dans les véhicules pour partir. Ne pas laisser le temps de réfléchir… J’ai pris le chef d’escorte dans mon véhicule. Il peut utiliser ma radio pour commander ses hommes. Et lorsqu’il a un moment de faiblesse, je prends la main et dirige l’ensemble du convoi, escorte comprise.
Le plus difficile va commencer : la gestion de l’après. Les hommes restés en base arrière s’occupent des affaires du défunt. Moi, je dois répondre aux questions de mon centre des opérations (co) tout en gérant mon convoi. C’est pourquoi il est important, afin de gagner en souplesse, de rédiger au plus vite un rapport sur ce qu’il s’est passé ; cela permet également de le fournir à la prévôté. Le trajet aller doit encore durer deux jours ; nous aurons un jour sur place avant d’entamer le retour. Nous bénéficions dorénavant d’un appui aérien permanent. Il faut faire attention aux comportements individuels. Ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus pour l’heure. Mais lors des boat, je fais le tour du camp et discute. Il s’agit de saisir toutes les occasions pour faire parler les gens. Je suis aidé en cela par le médecin et par l’aumônier. J’insiste en particulier sur les deux membres d’équipage qui se trouvaient dans le même véhicule que le mort : ils ont subi l’explosion, ont prodigué les premiers soins… Surtout que le reste du trajet est animé. L’ennemi nous talonne. Nous devons faire face à des difficultés de franchissement. Il y a du métal sur les points de passage obligés pour déclencher les détecteurs de métaux du génie. Les appuis aériens voient de la terre retournée. Nous recevons des renseignements qui nous avertissent d’un nouvel ied sur notre route, nous interceptons une sonnette2… Plus que jamais la tension est là. Je choisis de ne pas diffuser toutes les informations, mais mes hommes ne sont pas dupes. Ils savent que la situation sécuritaire est mauvaise. Sinon pourquoi bénéficier d’un show of force3 sur une boat… Jusqu’à notre arrivée, il ne faut aucun relâchement. Les empêcher de penser à la mort de leur camarade ; maintenir la pression et l’attention… Difficile car nous transportons les carcasses des vab détruits.
Nous finissons par arriver. Nous sommes vraiment bien accueillis. Je choisis de m’adresser à nouveau aux hommes du peloton d’escorte pour les féliciter de leur travail et leur dire de ne pas relâcher la pression jusqu’au dernier jour de notre mission. Je vais également voir mes autres pelotons, en particulier l’équipage transportant le vab du mort. Le jour de repos fera du bien à tout le monde. Une psychiatre, qui était déjà sur place, discute avec tous lors des repas du soir. La tension tombant, certains commencent à présenter des signes de stress. Au final, nous devons évacuer trois d’entre eux par hélicoptère. Il faut également procéder à la récupération des affaires dans le vab afin de les envoyer à la famille. Je décide de m’en charger avec le gendarme et le conducteur du chef du peloton d’escorte, afin de laisser les autres membres de celui-ci essayer de tourner la page.
Sur le trajet retour, aucun événement notable n’est à signaler. Je crois n’avoir jamais lu un tel soulagement dans les yeux de mes hommes que lorsque nous avons franchi les portes du camp. Mais il me faut faire face à de nouvelles problématiques : la sortie de la mission et surtout la poursuite des convois. Après avoir rendu compte à mon chef de corps, j’autorise mes hommes à évacuer leurs émotions comme ils l’entendent. Je suis conscient du risque de débordement, mais il faut qu’ils relâchent la pression. De plus, il faut gérer le fait qu’ils n’ont pas vu le corps partir ; une prise d’armes et une messe du souvenir sont donc organisées afin de permettre à tous de pouvoir dire au revoir, de commencer le travail de deuil. Il faut également gérer les entretiens psy pour les hommes impliqués ou désireux de parler, voire pour ceux qui ont été détectés comme présentant certains troubles.
Je ne demande à mes supérieurs qu’une seule semaine de « relâche ». Puis j’envoie mes hommes accomplir une petite mission pour reprendre pied avant que nous ne reprenions la route pour un nouveau convoi. Durant notre mandat, deux autres personnes bénéficieront d’une évacuation sanitaire suite à cette attaque. Un fait à ne pas négliger : il faut gérer les remplacements, incorporer les nouveaux arrivants, veiller à ce qu’ils soient bien acceptés, renforcer la cohésion du groupe à la moindre occasion. Tout cela, le contrôle permanent, la communication avec mes subordonnés, a permis que je reparte avec mes hommes sur le même itinéraire deux mois plus tard. Pas un n’a fait défection.
Si j’ai décidé d’écrire ce texte, de partager cette expérience, c’est pour rappeler à tous que la mort fait partie de notre métier. Je n’ai rien fait d’autre que de tenir mon rôle de chef. Commander, c’est également, le cas échéant, gérer le décès de l’un de ses hommes tout en poursuivant la mission qui nous est confiée. Nous nous devons de tenir le cap. Ce qu’il s’est passé, mon expérience, doit servir aux autres. La mort surgit quand on ne s’y attend pas, et même lorsqu’on est conscient qu’elle peut arriver à chaque instant, nous sommes pris de court lorsqu’elle frappe. Il faut se rattacher à tous ces actes réflexes acquis lors de la mise en condition avant projection (mcp) pour gérer l’événement, et se rappeler que nous commandons des hommes afin de conduire au mieux la période qui suit celui-ci. Notre travail, c’est remplir notre mission et montrer à l’ennemi que la mort ne nous a pas arrêtés. C’est le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ceux qui ont donné leur vie pour la France. Gérer un décès n’est pas anodin, surtout en opération extérieure. Il faut s’y préparer pour ne pas voir son unité imploser. La solitude du chef et la fraternité d’armes ne sont pas que des expressions ; c’est dans ces moments que nous nous en rendons le plus compte. Un chef n’est rien sans ses hommes et ce texte a également pour vocation de leur rendre hommage.