Laurent Schang, journaliste et fondateur des éditions Le Polémarque, vient combler un vide en proposant la première biographie en français de ce « maréchal oublié ». La tâche n’était pas évidente : Gerd von Rundstedt (1875-1953) n’a laissé aucun journal ou livre de souvenirs et il existe peu de biographies de cet officier allemand, pourtant acteur majeur de la Seconde Guerre mondiale. L. Schang, dans un style clair et agréable, a réussi cette entreprise, notamment en puisant aux meilleures sources primaires, allemandes essentiellement.
Issu de la pure tradition prussienne, modèle d’officier d’état-major, von Rundstedt prend part à la Première Guerre mondiale qu’il termine avec le grade de major (commandant). Dans l’après-guerre, sans être un penseur indépendant, il participe à la modernisation de l’armée allemande, entre autres dans le domaine des transmissions. Il est colonel en 1923 et général de brigade en 1927. Il ferme les yeux sur l’ascension d’Hitler et lui prête serment en 1934. Il déclarera que ce fut un fardeau, mais que, pour lui, un ordre est un ordre : un officier se soumet au pouvoir en place. En 1935, il commande un groupe d’armées. Il ne fait pas partie des zélateurs des blindés. Pour lui, leur rôle est de couvrir l’infanterie, rien de plus. Il jouit de la considération de ses pairs et il est un des rares à pouvoir en imposer à Hitler. En 1938, après l’attaque de la Tchécoslovaquie, le Führer accepte son retrait du service actif, Rundstedt a alors soixante-trois ans.
En 1939, on lui demande d’étudier le plan d’invasion de la Pologne. Puis il réintègre le service actif pour cette campagne au cours de laquelle il commande le groupe d’armée Sud et prend Varsovie. Il se montre à l’aise dans cette guerre et laisse une grande initiative à ses subordonnés. Il participe ensuite très activement aux débats autour de la conception du plan d’invasion de la France, puis à la campagne de mai-juin 1940, ce qui est l’objet du chapitre le plus passionnant du livre. Incrédule face à la vitesse de progression des panzers, Rundstedt, qui commande le groupe d’armées A, ne perçoit pas la sidération des Français et craint une contre-attaque de flanc. Le 16 mai, il ordonne l’arrêt des divisions de panzers. Cet ordre n’est pas exécuté par Heinz Guderian. La responsabilité de Rundstedt est clairement engagée dans le second Haltbefehl de la campagne de France, celui du 24 au 26 mai, lors la marche vers Dunkerque. Au bilan, pour l’auteur, au cours de cette campagne de France, il « ne brilla ni par sa capacité d’analyse ni par la qualité de ses décisions ». Il est néanmoins nommé feld-maréchal le 19 juillet 1940.
Impliqué tardivement dans les plans d’invasion de l’Union soviétique, Rundstedt commande le groupe d’armée Sud avec Kiev pour objectif. Il est lucide sur le fait que l’immensité de la Russie « dévore » les forces allemandes. Il entérine aussi les ordres criminels de l’Oberkommando der Wehrmacht (okw) à l’Est. Le 1er décembre 1941, il est relevé de ses fonctions pour avoir désobéi à un ordre direct du Führer. En tant qu’Oberbefehlshaber West (ob West), il commande ensuite l’opération d’invasion de la zone libre en novembre 1942. Le débat concernant le positionnement des réserves blindées en vue de la défense contre un débarquement des Alliés fait l’objet d’excellents développements par l’auteur. Rundstedt se prononce pour leur échelonnement dans l’arrière-pays, alors que Rommel, lui, cherche à déployer le plus de forces possible le long des côtes. Après avoir fait face au débarquement, il est relevé de ses fonctions le 2 juillet. « Fidélité au serment » oblige une nouvelle fois et sur désignation du Führer, il préside la cour d’honneur jugeant sommairement les officiers impliqués dans l’attentat raté du 20 juillet. En septembre, il est finalement rappelé à la tête du front Ouest par Hitler. L’auteur démontre alors très bien que ce qui est souvent appelé « offensive Rundstedt » dans les Ardennes en 1944 n’est pas du tout un plan conçu par le feld-maréchal. Le 8 mars 1945, Rundstedt est démis de ses fonctions une bonne fois pour toutes, alors que le pont sur le Rhin de Remagen n’a pas sauté.
Au final, on se rend bien compte que Rundstedt n’était pas un chef militaire de grande classe, mais un « technicien de la guerre » respecté de ses pairs et un « professionnel consciencieux ». Surtout, « Prussien, trop prussien, […] Rundstedt plaça la conscience aiguë de sa tâche, écrasante dans son cas, au-dessus de sa propre conscience ». Son sens du devoir l’entraîna dans une soumission aveugle, ce qui le poussa à se rendre coupable de crimes de guerre. Au travers de cette excellente biographie, indispensable à tous ceux qui s’intéressent à la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi le portrait de l’élite prussienne de cette époque et de ses valeurs qui se dessine.