« La terre, dans toutes ses parties connues, est comme étreinte par l’homme, tandis qu’il y a cent ans l’homme pouvait vivre sans étendre sa vue et ses pensées au-delà de son horizon visuel. Ces nouvelles conditions de vie nous obligent à apprendre la géographie, et surtout la géographie physique ; et cette obligation n’existe pas seulement pour nous Français et pour la géographie de notre patrie, mais pour tout homme et pour la géographie de la Terre entière1. »
Au-delà du mythe qui a réduit à un motif revanchard l’engouement pour la géographie dans le dernier tiers du xixe siècle, un enjeu d’ordre anthropologique doit être pris au sérieux. Les révolutions techniques de leur siècle sensibilisaient beaucoup d’esprits à une condition humaine virtuellement ubiquiste, ce qui impliquait la formation de tous à la géographie. Aussi, la tension entre la connaissance de la patrie et celle du monde apparaît-elle bien impliquée par les transformations géo-historiques du siècle et reflétée dans les conflits armés comme dans les controverses scolaires.
Cette tension anime pédagogues et savants. En témoigne particulièrement le travail de Paul Vidal de La Blache (1845-1918), chef de file de l’« école française de géographie », qui, au prix d’une élaboration mûrie par la confrontation à la géographie allemande et de plus en plus ancrée dans des défis contemporains, a voulu construire une géographie de son temps. Son école n’est pas réputée relever d’une pensée spatiale : elle était reconnue pour son paradigme régional et pour une géographie humaine centrée sur la question du « milieu », c’est-à-dire sur les interactions entre les sociétés et leur environnement naturel. Pour autant, notre étude vise à décrypter la spatialité qui serait le ressort propre de cette science. On tâche d’en discerner les composantes au travers de quelques manifestes de Vidal de La Blache et surtout de son Atlas général (1894), où préface et images se répondent réflexivement, et de rendre sensibles différences et convergences entre des approches spatiales d’ordres savant, militaire et diplomatique, notamment lors de la Grande Guerre.
- Articuler les échelles
La défaite de 1870 a provoqué une complexe « crise allemande de la pensée française »2. Une partie de l’opinion a attribué la débâcle à la supériorité de l’armée prussienne traduite par sa maîtrise cartographique du territoire français. Mais plusieurs courants se sont confrontés pour défendre leurs propres modèles d’intelligence géographique. Du côté des militaires et des « revanchards », on a prôné celui du « terrain », fondé sur la carte à grande échelle : une « topographie » de détail à base de géographie physique et qui vise la connaissance d’un lieu sans souci de ses voisinages3. Mais la nécessité de connaître la Terre dans son ensemble avait, dès la décennie 1860, ses défenseurs. Il s’agissait, pour ces premiers réformateurs, d’obéir à un motif économique (plutôt que colonial) et, de plus en plus, l’enjeu a été de préserver à la France son statut de grande puissance dans une compétition où entraient des concurrents d’Asie et d’Amérique, ce qui lui donnait une dimension « mondiale » – le terme apparaît autour de 1890-1900 avec cette charge sémantique4. Un idéal humaniste ou d’ordre cosmopolitique animait aussi les engagements en faveur de l’apprentissage d’une planète qui pouvait devenir la « demeure », l’ici et l’ailleurs de l’existence humaine concrète. C’est par étapes, lors des débats tenus dans des colloques internationaux et à propos des réformes scolaires républicaines (années 1870-1890 puis 1902), que les plaidoyers d’universitaires en faveur d’une géographie physique et humaine comparative, et intégrant les échelles du local au global, avec la géographie « générale » comme emblème5, l’ont emporté sur les programmes des adversaires topographes.
Comme le montrent les figurations et les avertissements de l’Atlas6, l’espace géographique concerne la surface entière de la Terre et recouvre la totalité des phénomènes qui s’y trouvent, qu’ils relèvent de faits naturels ou humains. Il s’agit d’un espace différencié, continu, fini (puisque la surface est sphérique), composé d’un ensemble de parties distinctes mais en relations réciproques, des régions (ou « contrées » de l’Atlas) dont le chercheur doit rendre compte. L’espace géographique serait donc un ordre de coexistence à la surface de la Terre, comprenant un ensemble de parties distribuées selon des structures diverses : juxtaposition, inclusion, recouvrement partiel ou total… ou, dit autrement, formant un échiquier comportant des enclaves ou des zones d’interférence. La particule élémentaire en serait le « lieu », siège d’une interaction liant tous les phénomènes qui s’y rencontrent, selon une règle d’universalité régulant l’ensemble de la Terre, celle-ci étant le méta-espace de référence.
Les mots pour dire et pour penser ces entités inter-reliées, et les lois qui régissent ordonnancements spatiaux et fonctionnements sont, chez Vidal, pour partie empruntés aux géographes allemands, à ses prédécesseurs Alexander von Humboldt et Carl Ritter, et à son contemporain Friedrich Ratzel. Ainsi, à côté des idées génériques d’« unité terrestre » et de « conformité » entre faits terrestres7, il réinterprète les notions rittériennes de position (Weltstellung) et d’Ausgleichung, celle-ci intraduisible selon lui, qui enregistre le fait que toute différence spatiale compte en ce sens qu’elle active ou suscite le mouvement (naturel) ou l’action (humaine) ; alors les localités sont des « foyers réciproques de forces agissantes » – et c’est en cela que l’on peut parler d’espace et non pas d’un simple ensemble de lieux.
Dans son Atlas général, Vidal construit un dispositif cognitif et figuratif original : par la succession d’une centaine de « planches », il donne à voir une collection de cartes d’espaces particuliers (la Suisse, par exemple), mais en complétant la carte principale du pays par des cartons thématiques présentant les ensembles significatifs dont il relève (tels l’Europe linguistique et religieuse ou l’arc alpin) et par un planisphère qui rappelle son inscription planétaire (ses relations bancaires) : autant d’échelles de représentation utilisées, mais surtout autant d’espaces de référence qui informent le cas étudié8.
La comparaison entre les pratiques de l’universitaire et celles de l’officier enseignant la géographie militaire révèle proximités et divergences. Les planches de l’Atlas intitulées « Organisation militaire » de la France et « Frontière du Nord-Est » semblent calquées sur le manuel du lieutenant-colonel Niox9. Par l’allégeance affichée de celui-ci aux fondements géologiques de son art, elles ont un fond commun renvoyant au sol, et Vidal repère comme lui comment les « hauteurs forment autant de circonvallations dont la stratégie a souvent tiré parti et d’après lesquelles a été établi le système de défense ». Les deux planches reprennent l’idée d’une organisation en « échiquier stratégique » composé de différents types de places militaires dont Niox de son côté estime la valeur. Leurs cartes se distingueraient par quelques traits, dont la représentation des frontières du territoire perdu, que Vidal marque dans son atlas et dans ses cartes murales comme un entre-deux problématique entre France et Allemagne10.
Mais, à l’inverse du cours de Niox, qui étudie chaque État en le confinant dans ses frontières, la carte vidalienne de l’organisation militaire prend sens grâce à la figuration conjointe d’un vaste espace militaire européen incluant la Turquie et la Russie. Le modèle spatial du militaire est le « pré carré » de Vauban, ce que l’on appelle aujourd’hui le « modèle westphalien » de l’État contrôlant souverainement un territoire continu limité par des frontières linéaires. La différence avec l’approche de Vidal de La Blache est évidente pour peu que l’on considère la collection dans laquelle cet espace militaire de la France s’insère dans l’Atlas. Les planches voisines présentent de vastes espaces de référence, qui s’étendent au planisphère et à une grande Europe allant jusqu’à la Caspienne. Cartes et commentaires relèvent en quoi, par sa position, la France du Nord participe d’une vie européenne faite de dangers et d’atouts, et soulignent le rôle majeur des réseaux transcontinentaux menant vers l’Orient. Ces mises en situation, ajoutées au fait que toutes les cartes de l’Atlas débordent de leur cadre, contribuent à signifier la continuité de l’espace géographique.
Mais, par-delà leur souci des articulations d’échelles, les universitaires sont fascinés par la carte au 1/50 000e réalisée par les services de l’armée au début du xxe siècle, qu’ils considèrent comme le meilleur outil de recherche, hormis le contact direct avec le terrain. En outre, ils subissent, autant que les militaires tel le général Berthaut11, directeur du Service géographique de l’armée, l’ascendant de ces autres sciences de l’espace, géologie et géomorphologie ou étude du « relief du sol » comme on le dit alors, sans s’inquiéter de ce que, en s’y vouant sans modération, ils ignorent les autres composantes de l’espace et du milieu.
- Relativité de l’espace, transformations territoriales, Raum
Les notions utilisées pour analyser l’espace géographique sont relatives : la position concerne moins des coordonnées ou des cotes ponctuelles que des faits de distance entre lieux, des situations de centralité ou de marge. La forme des espaces importe aussi, notamment pour Vidal de La Blache. Dès cette époque, les géographes tels Élisée Reclus et Paul Vidal de La Blache concluent à la relativité des dimensions de l’espace humain en introduisant dans leur analyse la vitesse de circulation et en concluant, sans le terme, à la relativité de l’espace-temps. Mais à l’inverse des utopistes du début du xixe siècle, qui imaginaient une terre réduite uniformément à un monde-point, les géographes constatent des transformations inégales dans l’accessibilité des lieux et l’apparition d’objets géographiques qualitativement différents du passé12. Ainsi, la région n’est plus ce qu’elle était ni en étendue ni en termes d’organisation estime Vidal de La Blache13.
À la fin de la Grande Guerre, lors de la préparation des traités de paix, il résultera de ces constats des malentendus entre les propositions des militaires et des diplomates, et celles de géographes qui, appelés en experts dans tous les pays belligérants, défendent leur savoir sur les dynamiques territoriales de leur temps. Ainsi, en Allemagne comme en France, c’est en vain qu’ils plaideront pour la préservation de ces « régions économiques et urbaines » qui fonctionnent à cheval sur des frontières politiques que d’autres experts jugent intangibles14.
La guerre dessille les yeux des géographes : il s’agit de rectifier la notion de Raum, que Ratzel a placée au centre de la Politische Geographie, une géographie de l’État. Vidal de La Blache et ses élèves, qui ont scruté ses travaux, ont généralement traduit le terme par « étendue » puis par « espace ». S’ils ont critiqué la place que Ratzel accordait à ce facteur et s’ils ont dénoncé la teneur impérialiste de ses écrits15, c’est le déclenchement du conflit qui a conduit Vidal à réinterpréter le terme. Dans La France de l’Est (1917), il dévoile la signification de Raum et dresse le champ sémantique dont il relève : la volonté d’hégémonie d’une puissance agressive bafouant les principes d’indépendance des peuples. Il ne s’agit pas d’une simple grandeur mais d’une amplification d’un processus dynamique : « L’agrandissement au sens tout matériel, l’étendue, Raum, suivant l’expression de ses théoriciens de géographie politique, est la mesure de vitalité et de santé d’un État16. » À signification rétablie, analogie nouvelle : c’est la physique et non la géométrie, c’est la « force » et le « champ d’expansion », le « rayonnement d’influence », que Vidal mobilise pour rendre compte de la politique spatiale systématique menée par l’Allemagne. Révisant la description des grands réseaux européens qu’il a donnée dans l’Atlas, il y repère alors une sorte de distorsion, la courbure que leur a imposée cette puissance centrale expansive. Las ! estime-t-il, les diplomaties occidentales n’ont pas su discerner à temps cette cohérence (géopolitique) à rayon d’action européen et mondial. Et Vidal de tirer de sa lecture spatiale du pangermanisme en acte un programme pour le futur.
1 F. Schrader, « Géographie », in F. Buisson, Dictionnaire de la pédagogie et de l’instruction publique, Hachette, 1880, p. 1151.
2 Cl. Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1871-1914), Paris, puf, 1959.
3 M.-Cl. Robic, « Carte et topographie : quand pédagogues, savants et militaires définissent l’intelligence du terrain (1870-1914) », in C. Bousquet-Bressolier (dir.), L’Œil du cartographe et la représentation géographique, du Moyen Âge à nos jours, Paris, cths, 1995, pp. 245-265.
4 J.-B. Arrault, « La notion de puissance mondiale au début du xxe siècle. De la géographie politique à la géopolitique ? », in S. Rosière et al. (dir.), Penser l’espace politique, Paris, Ellipses, 2009, pp. 87-103.
5 P. Vidal de La Blache, « Le principe de la géographie générale », Annales de géographie, 1896, pp. 129-142.
6 P. Vidal de La Blache, Atlas général Vidal-Lablache, Paris, Armand Colin, 1894.
7 P. Vidal de La Blache, « La géographie politique. À propos des écrits de M. Frédéric Ratzel », Annales de géographie, 1898, pp. 97-111.
8 M.-Cl. Robic, « Un système multi-scolaire, ses espaces de référence et ses mondes. L’Atlas Vidal-Lablache », Cybergeo. European Journal of Geography n° 265, 2004.
9 Lieutenant-colonel Niox, Géographie militaire. France, Paris, Librairie militaire de L. Baudoin et Cie, 3e édition 1886 ; Ph. Boulanger, La Géographie militaire française (1871-1939), Paris, Economica, 2002.
10 B. Tassou, « Paul Vidal de La Blache : comment parler d’un territoire perdu ? », Tableaux de la France : géographie, 14 novembre 2017, Paris, Bibliothèque nationale de France.
11 J. Berthaut, Topologie. Étude du terrain, Service géographique de l’armée, 1909-1910.
12 A. Bretagnolle, M.-Cl. Robic, « Révolutions des technologies de communication et représentations du monde », L’Information géographique, nos 2-3, 2005, pp. 150-183.
13 P. Vidal de La Blache, « De la relativité des divisions régionales », Athéna, 1911, pp. 1-8.
14 J. Bariéty, « La Grande Guerre (1914-1919) et les géographes français », Relations internationales n° 109, pp. 7-24 ; N. Ginsburger, « “La guerre, la plus terrible des érosions.” Culture de guerre et géographes universitaires. Allemagne-France-États-Unis (1914-1921) », thèse, université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, 2010.
15 C. Vallaux, Le Sol et l’État, Paris, Doin, 1911.
16 P. Vidal de La Blache, La France de l’Est, Paris, Armand Colin, 1917, p. 197.