Les cartes sont des objets utilitaires dont la fonction première, évidente, est de se repérer, de s’orienter et de voyager. Sous leurs différentes formes, elles sont également les témoins de leur époque et de la culture à laquelle elles appartiennent. Comme une langue, elles ont leur propre grammaire et leur propre syntaxe. Au chercheur de savoir les lire pour pouvoir les interpréter. Leur étude au prisme historique contextualisé permet de comprendre le rapport de chaque culture à la science, à l’environnement, aux éléments, voire même à l’altérité.
La reprise sous forme d’une fresque à grands traits de l’évolution de la cartographie nous permettra d’illustrer la manière dont les cartes sont des objets emblématiques de leur époque. Cette fresque débute par l’analyse de l’un des incontournables de la culture hellénique, L’Odyssée (viiie siècle av. J.-C.), considérée comme une carte nécessaire au cabotage entre les différents comptoirs grecs établis sur le pourtour du Bassin méditerranéen. Elle livre des descriptions allégoriques des repères, des dangers et des limites du monde connu, ce qui est bien la fonction première d’une carte. Homère y mentionne les colonnes d’Hercule, aujourd’hui détroit de Gibraltar, comme frontière à ne pas dépasser pour ne pas se retrouver dans le vaste océan aux mouvements de marées et de courants alors mal maîtrisés ; il note aussi les volcans en activité comme autant de points de repère. Les demi-dieux peuplent cette cartographie de tradition orale comme ils peuplent la cosmologie. Leurs coups du sort, explications aux phénomènes effrayants et incontrôlables, jalonnent le périple d’Ulysse comme autant de mises en garde aux voyageurs.
La civilisation grecque, qui irrigue tout le Bassin méditerranéen, évolue ensuite intellectuellement vers une approche rigoureuse, philosophique et scientifique, qui débouche, pour ce qui est de la géographie, sur les premières mesures de la Terre (ce qui est aujourd’hui une science : la géodésie), jetant ainsi les bases de la cartographie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Au iie siècle, Ératosthène parvient à calculer une première approximation de son rayon en combinant mesures terrestres et observations spatiales. Les Grecs ont d’abord eu l’intuition que la Terre était ronde, puis l’ont établi de manière scientifique. Ils avaient en effet su interpréter la disparition à l’horizon des mâts des navires par l’existence d’une courbure. Leurs observations astrales leur ont fait par la suite comprendre une partie de la mécanique céleste et ont permis ce calcul de rayon – un raccourci historique fait penser que c’est Galilée qui a établi la rotondité de la Terre contre les croyances de son temps, or ce qu’il a avancé comme théorie, et qui lui valut son procès, c’est l’existence d’un système stellaire héliocentrique, c’est-à-dire que la Terre, au même titre que les autres planètes, tourne autour du Soleil. Le développement des outils techniques de la géodésie ne signe pas pour autant la fin de la tradition de la cartographie orale. On la retrouve en effet en de nombreux lieux et très tard dans l’histoire, même bien après l’adoption d’une cartographie de symboles.
L’Empire romain, lui, développe une cartographie ne faisant plus la part belle à la rigueur géométrique, mais mettant l’accent sur son aspect utilitaire. C’est la marque d’un empire qui doit organiser ses liaisons terrestres. Avec le pragmatisme qui leur est propre, les Romains développent alors les graphes logiques, sans références géographiques marquées. Ces graphes lient des points remarquables en représentant le réseau de voies romaines dans un ordonnancement logique et relatif avant d’être rigoureux géométriquement. L’exemple le plus connu est celui de la table de Peutinger. Il existe encore à notre époque moderne des cartographies logiques en graphe ; celle du métropolitain londonien en est un exemple. Dans ce type de graphe, le voyageur peut suivre son cheminement d’un point A à un point B non pas sous la forme de directions et de distances à parcourir, mais comme une série de choix à effectuer à des nœuds du réseau. Cette idée de graphe logique sert par ailleurs de modèle pour cartographier des entités sans référence géographique, comme les liens logiques d’une base de données par exemple.
L’étape suivante voit deux formes cartographiques naître en parallèle, dans une même période, le Moyen Âge, et dans un espace géographique, le Bassin méditerranéen, partagé et même disputé entre le monde musulman et le monde catholique. La tradition de la carte scientifique initiée par les savoirs géodésiques des Grecs anciens est reprise par le monde musulman, qui possède un réseau d’universités dans le nord de l’Afrique et le sud de l’Espagne. Ce réseau de savoirs a développé une connaissance mathématique et astrologique très fine qui, appliquée à la géographie, donne la carte dite d’Idrissi. Cette carte reprend sous forme graphique et géométrique la description du monde connu : le Bassin méditerranéen, la péninsule Arabique ainsi qu’une partie de l’actuel Iran et de l’Asie centrale. Méticuleuse et scientifiquement rigoureuse selon les canons de l’époque, elle représente la quintessence de cette école de géographie, héritière de l’école grecque. On y voit une civilisation pétrie de connaissances mathématiques et géométriques à la pointe technique des recherches. Une explication à ce développement scientifique peut venir de l’approche spirituelle musulmane de cette époque : les représentations graphiques de Dieu étant interdites par le Coran, l’école andalouse a développé un art de la géométrie et des symétries croisées pour exprimer la perfection divine, que l’on peut admirer dans le palais de l’Alhambra à Grenade, dans le sud de l’Espagne. Cette approche géométrique de la perfection divine correspond à l’approche mathématique et géométrique de la cartographie.
Dans le même temps, l’Occident développe une autre forme de cartographie. Le monde chrétien est loin des préoccupations scientifiques et géométriques d’Al-Andalus. Son centre d’intérêt est d’abord spirituel. Pour lui, les rapports de l’homme au monde qui l’entoure ne peuvent qu’être régis par des lois immanentes. Aussi, au regard des cartes de l’époque développées par d’autres cultures, les siennes peuvent passer pour des objets d’inculture et de déni scientifique. Les plus connues sont dites en OT : elles représentent un T inscrit dans un O qui est parfois surmonté d’un accent circonflexe. Le T représente le bassin méditerranéen, orienté l’est vers le haut ; le cercle – image de la perfection – figure lui le monde connu, ceint de mers ; l’intersection des barres du T abrite Jérusalem, le centre du monde ; la partie située au-dessus de la barre supérieure du T est occupée par l’Orient, la partie inférieure, de part et d’autre du pied, par l’Europe (à gauche) et l’Afrique (à droite). La base scientifique, la cartographie géométrique, ne sert que de fondement à la représentation symbolique du monde, loin des préoccupations mathématiques.
Après la Reconquista (1492), l’Europe renouvelle ses centres d’intérêt. C’est le temps des Grandes Découvertes. L’une des cartes marquantes de cette époque conjugue la nécessité d’avoir des outils fiables pour mener à bien ces explorations et les capacités apportées par une innovation technologique venue de Chine qui se diffuse à partir du xiiie siècle dans les deux cultures du Bassin méditerranéen : la boussole. Celle-ci permet un nouveau type de cartographie fondé sur les mesures d’angles, qui convient parfaitement à la navigation : le portulan. Grâce à de subtils calculs et à un jeu de référentiels angulaires variables, elle permet de dessiner les traits de côtes. Mais si les formes des continents sont justes dans les grandes lignes, elles ne sont pas totalement exactes. C’est que l’aiguille aimantée ne permet pas de résoudre un dilemme géométrique : la Terre est un ellipsoïde de révolution, ce qui veut dire que lorsque l’on cherche à la représenter sur une carte plane, si l’on conserve les angles justes, on altère les distances. Les déformations sont imperceptibles sur une carte d’état-major car les échelles sont très grandes, mais très sensibles sur des portulans à échelle qui sont, eux, à très petite échelle.
Les difficultés mathématiques de la représentation d’une sphère sur un plan ne trouvent de solution qu’à l’avènement du calcul différentiel, fin du xviie-début du xviiie siècle, qui fait sauter un verrou cartographique. La cartographie « moderne » commence alors à se développer en s’appuyant sur des mesures très précises d’angles, sur des triangulations sphériques (faisant donc intervenir des distances), sur des réseaux que l’on appelle géodésiques et sur des calculs de projections. Une nouvelle famille de cartes voit le jour, toutes de même inspiration technique et scientifique, dont la quintessence est la carte d’état-major type ign. C’est par exemple depuis cette époque que, par convention, le Nord est en haut de la feuille1. Chaque génération apporte des perfectionnements techniques, de lever géodésique ou de précision des calculs. Mais il faut noter la grande homogénéité des types de cartes ainsi que des formes de représentation. Il est ainsi possible aujourd’hui de comprendre celles de Cassini, la première génération de cette longue série de cartes modernes, sans aucune adaptation. Cette période de quatre siècles voit se terminer l’exploration de la planète. Tout est désormais décrit et levé.
Notre époque est quant à elle marquée par l’avènement du numérique. En matière de cartographie, la « rupture numérique » a la même portée que sur la société : le contenu n’est pas transformé dans son essence profonde, mais dans la manière dont il est stocké et organisé, et dans celle dont est organisée son accessibilité.
La carte d’aujourd’hui est immatérielle. Ou plutôt se présente sous la forme de trois éléments indispensables : une base de données, un équipement de visualisation et un logiciel qui permet d’interpréter la base de données et de la projeter dans l’équipement de visualisation. En fonction des logiciels et des équipements de visualisation à sa disposition, l’utilisateur a donc la capacité de construire sa propre représentation de son environnement. Il peut choisir les détails qu’il souhaite y voir figurer comme leur aspect graphique en fonction du message qu’il veut mettre en avant. Cette organisation de la présentation de la connaissance est parfaitement en phase avec l’époque actuelle. Chacun peut choisir une carte adaptée à la question à laquelle il doit répondre.
Entre ces bases de données et l’accès répandu et grand public du positionnement en temps réel, la fonction du géographe évolue. La constitution et la mise à jour des bases de données restent le cœur de son travail. Il bénéficie d’outils de productivité et de moyens d’accès à la donnée brute qui ont, il faut le dire, retiré la dimension aventurière et quasi romantique que revêtait l’exploration. S’offrent à lui d’autres défis. Les logiciels dédiés rendent possible le croisement d’analyses complexes de phénomènes en liant plus facilement des causalités et la géographie. La puissance de calcul permet en effet de se livrer à la modélisation et à l’analyse de phénomènes géolocalisés de plus en plus complexes. La multiplication dans les états-majors comme dans les entreprises de centres d’analyse de données géoréférencées est un indicateur de la capacité de la géographie à participer à la réflexion tactique et stratégique. Une fois les bases de données de géoréférencement établies et certifiées, le géographe se doit désormais de conseiller les utilisateurs dans l’usage à faire de l’analyse spatiale.
Autre défi, lié à la dématérialisation des données : comment représenter les nouveaux espaces immatériels, véritable Terra Incognita des géographes modernes ? La Digital Rights Management (drm) ne s’y trompe pas en proposant, via sa structure d’innovation Intelligence Campus, « d’explorer la cartographie logique et physique du cyberespace ». Le géographe a là un rôle à jouer. La cartographie offre en effet une panoplie d’outils permettant de répondre à ce besoin de connaissance et d’analyse. La représentation cartographique purement logique est maîtrisée depuis l’époque romaine et la table de Peutinger.
La même technique de représentation appliquée aux modèles de données offre des résultats probants. Cet outil permet d’analyser et de représenter la couche logique du cyberespace, qui s’appuie par ailleurs sur une couche physique indispensable. Les données sont stockées, exploitées et transmises par des serveurs reliés par des câbles et des infrastructures. Cette construction peut être géoréférencée et les flux étudiés, même si c’est avec certaines limites. La diffusion des données, enfin, peut être modélisée (couche cognitive). C’est dans la création des modèles de diffusion des idées que les connaissances des sociologues, psychologues et ethnologues pourront permettre de modéliser ces phénomènes de diffusion représentables sous forme cartographique. Ce type de cartographie de diffusion devient en effet courant pour des phénomènes épidémiques par exemple. La géographie sert alors de couche sous-jacente à l’analyse complexe.
L’enjeu de la géographie moderne et de sa restitution graphique n’est plus dans la maîtrise des outils techniques et scientifiques de géoréférencement. Il réside dans la capacité des géographes à intégrer à leurs données les analyses fournies par les autres disciplines et à trouver la représentation la plus adaptée pour faire comprendre. La carte moderne est passée du statut d’outil de transmission de la connaissance nécessaire pour se repérer, s’orienter et voyager, à celui d’enseignement des phénomènes complexes qui se déroulent sur cette géographie.
1 Quelques feuilles de la carte de France de Cassini vont rompre avec cette convention. Ce sont celles à usage militaire, destinées à imaginer la marche d’un envahisseur traversant la frontière. Elles sont orientées l’extérieur du royaume vers le haut. Ce serait ce que l’on appelle aujourd’hui des coupures spéciales, répondant à un besoin particulier.