Lieu de vie, creuset du pouvoir, organisateur des flux de toute nature, puissance symbolique, l’espace urbain est un théâtre d’opération qui, plus que tout autre, nécessite une approche systémique et multiscalaire. La guerre fait aujourd’hui un retour fracassant dans cet espace où se loge généralement le centre de gravité de l’ennemi. Cependant, la victoire n’est pas la résultante de sa saisie et de son contrôle intégral, voire de sa destruction totale, mais celle de l’application d’effets ciblés sur ses points clés qui, par capillarité, produisent des effets dans toutes les dimensions, notamment les plus subjectives. L’emploi de la force n’est que l’un des moyens d’obtenir la victoire dans ce milieu dont la nature amène un écrasement des niveaux stratégique, opératif et tactique, et une forte intrication des actions militaires, civiles et politiques jusqu’aux plus bas échelons. Cette approche a des conséquences sur les méthodes de planification et de conduite des opérations, selon le triptyque penser/vouloir/agir cher au général de Gaulle et à Spinoza. Il s’agit, en effet, de combiner des approches directes et indirectes.
Les milieux sont essentiellement définis par des critères de géographie physique. C’est ainsi que l’on distingue les montagneux, les désertiques ou les lagunaires par exemple, qui imposent aux hommes et aux équipements des contraintes d’ordre essentiellement naturel. Cette approche est impuissante à définir ce que sont les espaces urbains, qui doivent être appréhendés de façon écosystémique. L’écosystème est un ensemble formé par un environnement (biotope) et par les espèces qui y vivent, s’y nourrissent et s’y reproduisent (biocène). Il est vivant : selon les conditions il peut croître, se transformer ou au contraire se rétracter. Cela reflète assez fidèlement le mode de développement des aires urbaines, soumises à une expansion continue depuis le début du xxe siècle. Cela transcrit également leur fragilité aux chocs, chaque variable les constituant s’articulant autour d’un équilibre précaire. Chaque action sur l’une ou l’autre de ces variables produit des effets en cascade, selon un processus à la mécanique complexe et imprévisible générant incertitude et opacité.
La zone urbaine se déploie en effet dans de multiples dimensions, qui agissent comme des calques se superposant aux infrastructures pour créer un environnement aux contours évanescents, sources d’inconfort opérationnel.
- Un espace, des milieux
Comment définir l’espace urbain ? En réalité, c’est un espace qui n’a pas de caractéristiques stables et qui évolue au fil du temps, dont l’expansion continue connaît aujourd’hui une phase d’accélération sans précédent. On ne peut donc l’appréhender que dans une perspective dynamique.
Lorsque l’on songe à la ville, quelques qualificatifs viennent aisément à l’esprit : hétérogénéité, opacité, verticalité. Hétérogénéité car, sur quelques dizaines de kilomètres carrés, cohabitent des habitats de nature très diverse, dont les caractéristiques propres illustrent l’évolution de l’urbanisme et de l’architecture au fil de l’histoire. Les villes hébergent donc des zones historiques, résidentielles, commerciales, d’affaires, constituées de bâtiments eux-mêmes ancrés dans leur temps et répondant à des normes de construction différentes, recourant à des matériaux aux propriétés diverses et à des techniques de construction particulières.
Opacité ensuite, car la ville est par nature l’espace des masques, qui arrêtent le regard, qui permettent l’intimité et, par voie de conséquence, facilitent la dissimulation. Elle est également l’espace de la contrainte de mobilité, les voies de communication et de circulation des flux répondant à un schéma strict et établi dont il est particulièrement difficile de s’affranchir.
Verticalité enfin. La question n’est pas uniquement celle de la densification de l’habitat et de la concentration de population1 : le visage même de la ville évolue. Celle-ci s’épaissit et se développe aussi bien en hauteur2 que sous le sol3 au travers de la superposition de réseaux aux fonctions multiples : circulation humaine, complexes commerciaux, transport de matériels, réseaux d’énergie et d’eau, évacuation des déchets. La zone urbaine ne doit pas uniquement se lire sur le plan horizontal, d’en haut et à plat comme sur une carte, ce qui pourrait la faire apparaître comme un espace organisé en cercles concentriques à la perméabilité de moins en moins forte (à l’image des villes européennes), ou conçu selon un modèle géométrique dont chaque composante serait parfaitement circonscrite (à l’instar des agglomérations nouvelles). La ville doit aussi se lire sur un plan vertical comme une superposition de couches. Ses rues, boulevards et avenues sont en fait de véritables canyons urbains avec des ramifications multiples qu’il est impossible d’embrasser d’un seul regard.
« Au milieu de l’incertitude, un invariant persiste : quels que soient la menace ou le risque, la population et les villes où celle-ci réside sont au cœur des interventions. Elles en constituent souvent l’enjeu, parfois l’otage. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’en 2030, 60 % de la population mondiale sera citadine ? », écrivait le général Bertrand Ract Madoux4.
En 1950, l’onu estime la population urbaine à 30 % de la population mondiale. En 2008, pour la première fois dans l’histoire, plus de la moitié de l’humanité est urbaine. Cette tendance est continue et alors que le nombre de mégalopoles5 ne cesse de croître, rien n’indique une potentielle inflexion à un horizon prévisible. Il est donc illusoire d’imaginer que le cas de la bataille de Falloudja, vidée de ses habitants en 2004 sous l’injonction des belligérants, ne fasse pas figure d’exception dans l’histoire militaire contemporaine.
Par leur taille démesurée, ces villes portent en germes certaines fragilités, qui les rendent sensibles à des crises de nature diverse, économique, sanitaire, alimentaire, climatique ou technologique, avec des prolongements logiques dans le domaine sécuritaire, d’autant plus importants qu’elles seront connectées.
Les différentes dimensions de l’espace urbain comme zone de conflictualité ne peuvent donc être abordées séparément. Elles relèvent d’une approche complexe, dont certaines clefs sont livrées par la méthode de pensée d’Edgar Morin6, puisqu’elles sont toutes liées et que la modification de l’état de l’une d’entre elles génère des effets sur les autres, selon des mécanismes aux logiques autonomes. Edgar Morin comprend, en effet, la complexité selon son étymologie complexus, qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un enchevêtrement d’entrelacements (plexus).
- Traduction militaire
Comme le montrent les conflits récents, pour vaincre un ennemi qui s’appuie sur le tissu urbain, qui se dissimule au sein de la population, pour s’assurer du contrôle de ce milieu, l’engagement de forces terrestres est essentiel. Les frappes aériennes ou indirectes seules produisent des effets limités, parfois contre-productifs et potentiellement récupérés par la propagande adverse. Ainsi, au cours de la bataille d’Alep (2012-2016) en Syrie, les différents protagonistes ont utilisé les images prises après les bombardements – dont les effets produits sur les habitants étaient parfois difficilement mesurables – à des fins de communication opérationnelle7. En revanche, le taux de destruction des zones de combat, lui, est une donnée factuelle, corollaire de tous les engagements urbains. Les combats récents qui se sont déroulés dans les villes ont abouti à leur destruction partielle : certains quartiers de Marawi, Alep et Mossoul ne sont plus que des ruines, créant ainsi une physionomie de la zone des combats inédite et évolutive, difficile à anticiper en planification.
Cette reconfiguration de l’espace urbain et l’hypercloisonnement qu’elle induit posent de profondes difficultés en termes de mobilité, de rythme et donc de fluidité de la manœuvre des unités qui s’y engagent pour débusquer l’ennemi ou pour protéger les populations. C’est un milieu rugueux, « strié » selon l’acception de Deleuze et Guattari8 : l’espace urbain est une trame combinant des éléments hétérogènes, soumise à l’action de forces multiples qui la transforment perpétuellement. Cette trame est multiplicité et variations, disjonctions et ruptures. En tout cas, si l’on regarde la ville de loin. Car si l’on resserre la focale, elle présente aussi des espaces plus fluides, plus lisses. Les deux notions ne s’opposant jamais strictement. C’est une question d’échelle et de niveau d’engagement : un boulevard peut représenter un espace fluide pour une section, un couloir peut l’être pour une équipe.
Par ailleurs, la verticalité des infrastructures impose au soldat de combattre simultanément sur plusieurs niveaux et l’empêche d’employer tout le panel de ses armes. Les immeubles de grande hauteur peuvent s’apparenter à des hottes aspirantes : si on décide de les investir, le volume de force à engager est considérable. Le recours à des procédés relevant de la poliorcétique, c’est-à-dire des techniques de siège, pourrait alors sans doute s’avérer plus efficient.
Enfin, l’adversaire, très réactif, peut recourir à des modes d’action du type « faible au fort », prendre des formes variées, ce qui génère une menace permanente et omnidirectionnelle. La rencontre est souvent à courte et très courte distance, avec des pertes nombreuses et une consommation de ressources importante.
C’est donc un environnement extrêmement exigeant, tant du point de vue physique que psychologique, au sein duquel la perspective de voir surgir l’ennemi là où on l’attend le moins est omniprésente. Il requiert une solide force morale et une véritable agilité intellectuelle, car cet espace est un Janus doué d’un pouvoir égalisateur : ce qui est une contrainte pour l’un est un avantage pour l’autre, atouts et inconvénients s’échangeant au fil du temps. La dimension temporelle vient accentuer l’impression de chaos ressentie par le combattant. La fréquence et la brutalité de l’enchaînement des actions renforcent le brouillard de la guerre et compliquent la maîtrise des effets produits. Conserver l’initiative sur les perceptions est indispensable pour obtenir le rejet de l’adversaire et empêcher sa greffe sur la population. C’est ce rejet, plutôt que sa destruction physique, qui est garant du succès sur le long terme. C’est ainsi tout le continuum des opérations qui est bousculé9, car les différentes séquences ne se succèdent pas, mais sont généralement conduites simultanément, avec des retours en arrière et des répliques possibles. À une conception linéaire des opérations se substitue une approche matricielle. Dans une grande ville, les principes de la contre-insurrection compléteront parfaitement les procédés et les modes d’action du combat de haute intensité.
Pour résoudre les problèmes tactiques spécifiques rencontrés en ville, la maîtrise de certains savoir-faire spécifiques est donc impérative. Elle nécessite une ingénierie de formation particulière et une capacité d’innovation tactique et technique particulièrement réactive, au plus près des opérations.
La pratique du combat en zone urbaine et confinée n’a pas généré de révolution tactique à proprement parler ; les principes de la guerre s’y appliquent avec la même pertinence que dans les autres milieux10. On y ajoute la réversibilité, qui permet d’agir sur tout le spectre des missions en appliquant le principe de subsidiarité, dans l’esprit du concept de Three Block War11, et la légitimité, qui assure le soutien, ou a minima la neutralité, de la population.
En revanche, le combat en zone urbaine demande une réflexion pointue préalable à l’engagement, qui aboutit à une préparation fine de la mission incarnée par la conception de nombreuses mesures de coordination, et des choix en termes d’articulation des moyens interarmes différents de ceux qui seraient retenus dans d’autres milieux. Il est admis que le rapport de force favorable pour l’emporter en ville est de l’ordre de six contre un à dix contre un localement. On comprend dès lors aisément que ce ratio ne peut être obtenu uniquement par la masse, cependant nécessaire pour durer, dans un environnement qui cloisonne et canalise.
Loin des poncifs, la ville n’est pas seulement une affaire de fantassins. C’est donc la synchronisation des effets interarmes qui va créer les conditions permettant de bousculer l’ennemi, surtout si celui-ci a aménagé le terrain, durci ses positions, piégé les itinéraires et préparé des cheminements de contre-attaque par des ouvertures pratiquées dans les bâtiments ou des tunnels. Cette intégration interarmes apporte mobilité, puissance de feu et protection au combattant. Elle peut être pratiquée, si besoin, jusqu’aux bas échelons tactiques (section ou peloton, voire groupe de combat). C’est cette combinaison qui contribue au maintien du rythme de la manœuvre, car elle permet l’accélération des actions dans le cadre d’un combat par nature décentralisé, et qui prémunit les combattants de techniques de combat nouvelles comme les attaques suicides ou la menace des drones, qu’ils soient volants ou terrestres. Mais produire de l’efficacité en ville ne peut se résumer à une approche cinétique ; d’autres capacités, de renseignement, de guerre électronique ou d’influence, concourent à l’efficacité des unités de combat.
- Faut-il détruire pour vaincre ?
L’espace urbain amène à réinterroger le cadre du cheminement intellectuel de la planification et de la conduite des opérations. L’équation à résoudre paraît insoluble : vaincre l’ennemi tout en permettant la vie, tout au moins le retour rapide à la normalité. Combattre ou vaincre sans détruire, cela n’est probablement pas possible, mais il convient de tenter de réduire cette contradiction.
Pour cela, il s’agit avant tout d’isoler l’ennemi, physiquement et idéologiquement, de le priver de ses soutiens et de tout approvisionnement logistique. Le centre de gravité est défini comme la source de puissance d’un belligérant. Dans un espace urbain, elle réside dans la légitimité et la crédibilité que l’on prête à l’un ou à l’autre. Plus que dans d’autres milieux, il est impératif de susciter l’adhésion au narratif, véritable catalyseur des effets militaires. Ces derniers seuls ne garantissent jamais le succès dans une ville.
Les réflexions israéliennes sur le sujet sont assez éclairantes : face à la difficulté d’opérer dans les territoires occupés, les penseurs militaires ont développé au début des années 2000 un concept de « géométrie urbaine inversée »12, caractérisé par une déconstruction conceptuelle de l’environnement urbain existant visant à créer des espaces opérationnels sans frontières. Très concrètement, il s’agit d’un « urbanisme par destruction » permettant de s’affranchir des contraintes physiques de la ville en traçant des couloirs de mobilité à travers les constructions. L’effet tactique recherché prime alors sur tout effet sur les perceptions. Ce courant de pensée, mis en œuvre à Jénine au cours de l’opération Rempart en 2002, a suscité un ressentiment tellement fort que la réussite tactique ne s’est jamais transformée en victoire.
Quoi qu’il en soit, l’esprit d’innovation anime tous ceux qui opèrent dans l’espace urbain. Qu’il s’agisse d’innovations techniques, tactiques ou organisationnelles. De nombreuses pistes ont déjà été explorées. Par exemple : la transformation permanente de l’environnement nécessite de disposer de moyens de cartographie instantanée et en 3D ; l’omniprésence de la population justifie la maîtrise des effets des armes pour frapper au juste besoin et au bon endroit ; le cloisonnement du terrain de développement de moyen de détection permettant de s’affranchir des masques et de capacités de franchissements renforcées. Mais la versatilité de l’adversaire suggère d’inventer des structures agiles, interservices et intégrées jusqu’aux plus bas échelons.
Vaincre en zone urbaine, c’est aussi pouvoir administrer. Pour produire des effets rapides sur la population, et sans se substituer au pouvoir civil, les chefs militaires pourraient se voir conférer, ponctuellement, et dans un cadre strictement fixé dans l’espace et dans le temps, des responsabilités administratives étendues leur permettant de faire fonctionner une ville. Urbanistes, spécialistes de la gestion des flux et des réseaux disposent d’une expertise qui vient compléter le panel des outils indispensables pour conserver l’avantage sur l’adversaire et saper son influence grâce à une synergie renforcée entre toutes les parties prenantes : administratives, civiles et militaires.
L’espace urbain est-il finalement indomptable ? Il est en tout cas le milieu des superlatifs : surexposition des acteurs, surconsommation de ressources, abrasivité exorbitante de l’environnement, incertitude extrême. Il serait illusoire de penser que l’on peut s’engager en zone urbanisée sans une préparation opérationnelle particulière et un fond doctrinal solide. La ville doit être approchée comme un écosystème, singulier, dans lequel le combattant doit posséder des savoir-faire adaptés pour comprendre les interactions entre ses différentes dimensions. Combattre dans toute la profondeur et l’épaisseur d’une agglomération requiert certaines aptitudes, pour s’affranchir des contraintes physiques, briser la volonté de l’ennemi et amener à son rejet par la population. Combattre n’est donc pas suffisant pour vaincre et emporter la décision. Cette intrication sans commune mesure nécessite des outils, conceptuels et opératifs, pour comprendre, décider et agir. Mais dans cet espace, où le recours aux technologies émergentes est bien évidemment indispensable, l’homme reste en définitive l’instrument premier du combat.
1 Selon les prévisions du World Urbanization Prospects de l’onu, on devrait dénombrer quarante et une mégalopoles en 2030.
2 La tour Burj Khalifa à Dubaï, par exemple, mesure huit cent vingt-huit mètres de hauteur. La Djeddah Tower, en cours de construction en Arabie saoudite, devrait, elle, dépasser les mille mètres.
3 Par exemple, la ville de Tokyo dispose de soixante-trois mille sites souterrains ; les huit plus grandes zones commerciales souterraines cumulent plus de deux cent mille mètres carrés de surface, et le métro descend, sur plusieurs niveaux, à plus de quarante mètres sous le niveau du sol.
4 Lettre de liaison des ued universitaires de juin 2013.
5 Agglomération de plus de dix millions d’habitants.
6 Introduction à la pensée complexe, Paris, esf, 1990 ; rééd., Paris, Le Seuil, 2005.
7 S. Laurent, A. Sénécat, « Fausses images et propagande de la bataille d’Alep », lemonde.fr, 15 décembre 2016.
8 Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
9 Intervention, stabilisation, normalisation (ft 01 Gagner la bataille, conduire la paix).
10 Les principes de la guerre selon Foch : liberté d’action, concentration des efforts, économie des moyens.
11 Concept décrit par le général américain Charles C. Krulak dans The Strategic Corporal : Leadership in the Three Block War (1999) pour illustrer la complexification des opérations modernes amenant à conduire simultanément des actions couvrant l’intégralité du spectre des missions dans des espaces contigus.
12 E. Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine, Paris, La Fabrique, 2008.