N°43 | Espaces

Laurence Havé  Anne-Emmanuelle Priot  Marine Taffou

Percevoir l’espace

L’expérience du vécu

L’homme ne perçoit pas la réalité, mais ce que son cerveau arrive à en reconstituer à partir des informations qu’il reçoit de ses différents sens. Or ses entrées sensorielles sont ambiguës et reposent sur des capteurs aux capacités limitées. Malgré tout, il arrive généralement à se représenter correctement l’espace autour de lui. Mais comment en construit-il une perception unique et cohérente ?

  • Une fonction cognitive multisensorielle

La perception de l’espace soulève deux grands types de questions. « Où est le haut ? » et « où est le sol ? » illustrent le premier et font appel à la perception de l’orientation du corps et de ses différents segments dans l’espace par rapport à un référentiel fixe associé à la gravité terrestre. Ainsi le gymnaste a besoin de connaître la position de son corps par rapport à la verticale, tout comme le pilote cherche celle de son avion par rapport à l’horizon. « Où suis-je ? » et « où est-il ? » constituent le second et s’adressent à notre faculté de localisation : nous situer par rapport aux objets environnants, mais aussi les situer entre eux. Une capacité fortement liée à la perception tridimensionnelle de l’espace, qui nous renseigne sur les distances et la profondeur.

La perception spatiale repose sur des mécanismes de combinaison d’informations sensorielles variées et issues de différents capteurs. Chacun de nos organes sensoriels possède ses propres caractéristiques. Faisons-en le tour.

  • La vision

La vision va nous renseigner sur l’orientation de notre corps par rapport à la verticale et à l’horizontale. Nous vivons entourés de nombreux indices : la verticalité des immeubles, l’encadrement de la fenêtre, l’horizontalité du plancher… Ces indices visuels ont généralement une polarité, c’est-à-dire qu’ils ont un « haut » et un « bas ». La polarité d’un arbre est aisément identifiable ; celle de différentes couches de nuages peut être plus difficile à interpréter pour un pilote d’avion, et engendrer une confusion du haut et du bas.

La vision permet également la perception des distances et des profondeurs, c’est-à-dire de la troisième dimension. Cette fonction repose sur deux grands types d’indices visuels. Les premiers sont appelés indices monoculaires car ils peuvent être acquis par l’analyse des informations sensorielles fournies par un seul œil. Ils se fondent sur l’interprétation des formes et des contours. Prenons quelques exemples. Si un objet en cache partiellement un autre, il est perçu comme plus proche. Cet indice est appelé occlusion. D’autres indices relèvent de l’effet de perspective. L’éloignement d’un objet s’accompagne de la diminution de sa taille, mais aussi de son élévation dans le champ visuel. Ainsi lorsque deux objets sont posés sur le sol, le plus éloigné est le plus haut dans notre champ de vision. Enfin, les jeux d’ombre et de lumière sont très efficaces pour donner l’effet de profondeur. Remarquons que les différents indices que nous venons d’évoquer sont à l’origine du rendu de la sensation de profondeur en peinture.

Les seconds indices visuels sont appelés binoculaires. Ils exploitent le fait que nous avons deux yeux séparés horizontalement. En comparant les images qu’ils fournissent et qui sont légèrement différentes, le cerveau extrait des informations de profondeur et de distance relative. C’est la vision stéréoscopique. Cette perception stéréoscopique tridimensionnelle de l’espace est issue d’un traitement primitif et immédiat des indices binoculaires. À l’inverse, la participation des éléments monoculaires picturaux à la perception tridimensionnelle de l’espace repose sur un traitement cérébral beaucoup plus élaboré où l’apprentissage de l’interprétation des formes et des contours joue un grand rôle.

Nous pouvons citer également le rôle de deux indices oculomoteurs : afin de mettre au point l’image sur la rétine (accommodation) et d’orienter les axes de nos deux yeux sur l’objet observé (convergence), nous sollicitons des muscles oculaires. L’accommodation et la convergence nécessaires varient en fonction de la distance de l’objet dans l’espace. Par conséquent, ces deux indices « musculaires » participent aussi à la perception tridimensionnelle de l’espace, en renseignant sur la distance de l’objet fixé.

Enfin, la vision joue un rôle dans la perception du mouvement dans l’espace en mesurant le glissement du monde sur la rétine lorsque nous nous déplaçons ou en mesurant le déplacement sur la rétine d’un objet en mouvement. Cet indice dynamique est appelé flux optique. C’est la périphérie de la rétine qui y est particulièrement sensible. Le flux optique nous informe de la vitesse et de la direction du déplacement dans l’espace. Notons que cette perception du mouvement par la vision a également ses limites. Le flux optique sur la rétine signale un déplacement. Mais qui se déplace, de l’observateur ou de l’environnement ? Chaque capteur est imparfait, ou plutôt présente des limites.

  • Le système vestibulaire

Un second organe sensoriel est le système vestibulaire. Situé dans l’oreille interne, il mesure les mouvements de la tête. Il est constitué de canaux semi-circulaires, sensibles aux accélérations angulaires, et des otolithes, sensibles aux accélérations linéaires.

Les canaux semi-circulaires sont au nombre de trois de chaque côté de la tête. Ils forment un repère 3D grossièrement orthogonal, avec un canal frontal, un canal sagittal et un canal horizontal. Chaque canal se présente comme un anneau creux circulaire rempli d’un liquide visqueux, l’endolymphe. Au début d’un mouvement de rotation de la tête, les forces d’inertie générées par l’accélération provoquent un déplacement du liquide par rapport aux parois du canal. C’est ce déplacement qui est décelé par des cellules sensorielles présentes dans les canaux ; ceux-ci détectent donc les accélérations angulaires. Lorsque la rotation est stable, à vitesse constante et accélération nulle, l’endolymphe se déplace à la même vitesse que les parois du canal et la perception de la rotation disparaît. À l’arrêt de celle-ci, un mouvement du liquide en sens inverse provoque la perception illusoire d’une rotation en sens inverse par rapport au sens originel. Nous avons tous fait l’expérience du monde qui semble tourner à la sortie d’un tourniquet ou après avoir brusquement arrêté de tourner sur nous-même.

Les accélérations linéaires sont, elles, détectées par l’appareil otolithique. Les cellules sensorielles de cet organe en forme de sac sont recouvertes d’une membrane gélatineuse comportant des cristaux, de densité supérieure à celle de l’endolymphe environnant. La membrane et les cristaux sont en suspension dans l’endolymphe, et se déplacent sous l’effet des forces d’inertie lorsqu’un mouvement linéaire débute, stimulant ainsi les cellules sensorielles. Les otolithes détectent donc les accélérations linéaires. La membrane et les cristaux se déplacent également sous l’effet de la pesanteur, comme une petite masse ou un pendule, indiquant ainsi la position de la tête par rapport à la verticale. Les otolithes sont donc à la fois des accéléromètres linéaires et des inclinomètres. Ils font office de capteurs de mouvement, mais aussi d’orientation par rapport à la verticale. Lors d’un mouvement de flexion de la tête vers l’arrière, la membrane otolithique va glisser vers l’arrière sous l’action de la pesanteur. Mais l’accélération horizontale de la tête vers l’avant produisant le même effet, il nous est impossible sans l’aide de la vision de départager une inclinaison de la tête d’une accélération linéaire.

Aux limites décrites ci-dessus s’ajoute une autre caractéristique du système vestibulaire : l’existence d’un effet de seuil. En effet, le système vestibulaire ne peut être activé qu’au-dessus de certains seuils d’accélération et à la condition d’un temps suffisant d’application. Nous verrons que toutes ces caractéristiques font du système vestibulaire un piètre organe perceptif en vol. En revanche, il est à l’origine de deux fonctions fondamentales : la stabilisation visuelle et l’équilibre postural. Il permet de stabiliser le regard lors des mouvements de tête grâce au réflexe vestibulo-oculaire : reliant les capteurs vestibulaires aux muscles de l’œil, ce réflexe produit un mouvement compensateur des yeux dans le sens contraire au mouvement de la tête. L’axe du regard reste fixe malgré le mouvement de tête. Le monde nous paraît ainsi stable lorsque nous nous déplaçons ! Un autre réflexe, qui dépasse le cadre de la perception, emprunte les voies vestibulo-spinales. Il nous permet de nous tenir debout en équilibre en déclenchant un réajustement postural en réponse à une stimulation vestibulaire. Détectant les accélérations de la tête, ce mécanisme est mis en place de façon extrêmement rapide, ce qui permet de prévenir les chutes.

  • La proprioception

Un sens moins connu est la proprioception. Nous possédons des capteurs de longueur et de force dans les muscles, ainsi que des capteurs de rotation dans les articulations. Ils nous renseignent sur les mouvements relatifs des segments corporels, plus précisément sur leurs changements de position et leurs vitesses de déplacement. Ce sont ces informations qui permettent à un joueur de basket de dribbler en portant son regard sur le jeu plutôt que sur sa main, son bras et son ballon.

  • Le toucher

Le toucher participe également à la perception de l’orientation du corps dans l’espace. Les capteurs de pression dans la peau renseignent sur notre appui au sol. De la même façon, l’appui du dos sur le siège signale au pilote d’avion son inclinaison par rapport à la verticale, ou une accélération. Ne dit-on pas « piloter aux fesses » ?

  • Le système auditif

Le système auditif participe également à la perception de l’espace, grâce à la localisation des sons. Le fait que nous ayons deux oreilles est à l’origine des indices binauraux de distance et de position d’une source sonore. Située latéralement par rapport à un sujet, celle-ci produit des ondes acoustiques qui atteignent l’oreille la plus proche avant l’autre. Il en résulte une différence inter-aurale de temps d’arrivée de l’onde. L’oreille la plus proche reçoit également un son plus fort, engendrant une différence inter-aurale d’intensité sonore. Ces indices permettent de localiser des sons dans la dimension droite/gauche. D’autres, plus complexes, liés à la modification des spectres de fréquence des sons et aux réflexions de ceux-ci dans l’environnement, participent aussi à la perception de l’espace.

La perception de l’espace est ainsi multimodale. Aucun capteur sensoriel à lui seul ne donne une représentation « vraie » et entière de l’espace. Percevoir celui-ci nécessite la coopération de différents capteurs, qui contribuent chacun à donner un aspect de cette perception. Ainsi les différents capteurs mesurent-ils de façon indépendante des distances, des vitesses, des accélérations, des angles.

  • Construire une perception unique et cohérente

Nous recevons donc des informations sensorielles provenant de capteurs aux caractéristiques diverses. Une même position, un même déplacement est donc caractérisé par des informations variées. De cette variété naît une sorte de redondance et de complémentarité. C’est un atout.

Prenons l’exemple de la complémentarité entre vision et otolithes du système vestibulaire. Nous avons vu qu’il n’était pas possible pour ces derniers, sortes de petits pendules, de différencier une inclinaison de la tête d’une accélération liée à un déplacement linéaire. La vision fournit des informations complémentaires qui vont lever cette ambiguïté. Elle détecte en effet le flux optique, c’est-à-dire le glissement des images sur la rétine qui signale un déplacement. Elle apporte également des informations concernant l’inclinaison grâce aux indices d’horizontalité. Outre la nature des informations collectées, les caractéristiques temporelles de celles-ci diffèrent également entre capteurs. Le système vestibulaire détecte les accélérations et code ainsi les changements rapides. Ce n’est pas le cas de la vision, qui est plutôt sensible aux basses vitesses. Les plages fonctionnelles de ces capteurs se chevauchent, assurant une complémentarité.

Cependant, cette variété est un défi pour le système nerveux central, qui doit traiter des informations de natures différentes, avec des caractéristiques dynamiques propres, et utilisant des géométries diverses. Nos organes sensoriels fournissent en effet une information fragmentée, dans des espaces différents. Ainsi les systèmes vestibulaire et auditif codent leurs informations dans un système de coordonnées (ou référentiel spatial) lié à la tête. Les informations visuelles, elles, sont codées dans un référentiel lié à la rétine. Quant à la proprioception, il y a une multitude de référentiels correspondant aux segments corporels. Quel sera donc celui utilisé pour la combinaison d’informations spatiales visuelles et auditives ? C’est un enjeu pour le combattant équipé du son 3D : les informations visuelles seront codées dans le repère de l’œil, alors que les auditives spatialisées le seront dans le repère de la tête, œil et tête bougeant indépendamment. Ajoutons à ces contraintes sensorielles internes le fait que la qualité des signaux que nous recevons n’est pas toujours parfaite. Des rideaux, de la brume, la nuit, le bruit environnant peuvent les brouiller.

Malgré les différences de nature, de dynamique, de géométrie entre les informations sensorielles provenant des différents capteurs, nous ne percevons pas le monde de manière fragmentée. Les informations fournies par les différents systèmes sensoriels sont comparées et combinées pour assurer une perception unique de l’espace. Le défi de cette combinaison dépasse les seuls aspects de géométrique. Il va s’agir de construire une cohérence, un sens, une plausibilité.

  • Percevoir malgré l’incertitude

Le caractère multisensoriel de la perception pallie les problèmes de l’ambiguïté des entrées sensorielles en utilisant notamment la redondance des informations. Plusieurs études récentes ont montré que la combinaison des indices provenant des différentes modalités sensorielles suivait une règle quasi optimale. Cela signifie que le cerveau va classer leurs valeurs en faisant une moyenne pondérée, c’est-à-dire en attribuant à chaque modalité un poids en fonction de la fiabilité que nous lui accordons : des informations sensorielles fiables se verront attribuer un poids important et contribueront largement à l’estimation, celles moins fiables un poids plus faible. Cela permet de réduire les erreurs d’estimation en accordant peu d’importance aux modalités sensorielles les moins précises. La perception issue de la combinaison de toutes les informations sensorielles est également plus précise que celle issue des informations d’une seule modalité sensorielle.

Une étude réalisée par Ernst et Banks1 sur la perception de la taille d’objets illustre parfaitement ce propos. Les chercheurs étudiaient les poids relatifs de la vision et du toucher dans la perception de la taille d’objets. L’expérience était réalisée à l’aide d’un dispositif de réalité virtuelle permettant de jouer sur la précision de la vision. Ils ont montré le passage d’une contribution majoritaire de la vision lorsque les informations visuelles étaient de qualité, à une contribution majoritaire du toucher lorsque le signal visuel devenait bruité. Les poids de la vision et du toucher sont ainsi attribués en fonction de leur fiabilité. Si celle de la vision diminue, sa contribution dans la perception diminue. Ce mécanisme permet une perception plus précise.

Ce mécanisme est également décrit pour l’intégration des informations au sein d’une même modalité sensorielle. Prenons l’exemple de la vision. Nous avons décrit plus haut une multitude d’indices visuels pour la perception des distances. Cette multitude n’est pas de trop car la précision, et donc l’efficacité des différents indices, varie avec la distance d’observation. Les indices musculaires ne sont précis que jusqu’à quelques mètres. Leur fiabilité, et donc leur poids dans l’estimation des distances, est minime au-delà. À des distances intermédiaires, la vision stéréoscopique est encore efficace, mais son efficacité diminue avec la distance d’observation. En effet, la différence d’images entre les deux yeux est d’autant plus importante que l’objet fixé est proche. Au-delà, c’est le royaume des indices picturaux : interposition, hauteur dans le champ visuel, variation de taille…

  • L’influence des connaissances antérieures

La perception de l’espace prend également en compte nos connaissances a priori sur le monde. Nous combinons les informations sensorielles que nous recevons à ces connaissances préalables pour réduire encore les incertitudes et les ambiguïtés de la perception. Le cerveau sélectionne l’interprétation la plus probable : il réalise des inférences sur la base des informations sensorielles reçues et des connaissances a priori2. L’idée est qu’il formule constamment des hypothèses et effectue des calculs de probabilité. La perception est ainsi loin d’être un phénomène passif.

Prenons un exemple lié à l’estimation de l’inclinaison. Nous avons tendance à penser les faibles inclinaisons comme horizontales et les fortes comme verticales3. Pourquoi ? Parce que nous croyons qu’il y a plus souvent des lignes horizontales et verticales qu’obliques dans notre environnement, ce qui est vrai. Le cerveau fait donc l’hypothèse que l’horizontale et la verticale sont plus probables que les obliques. Autre exemple : l’a priori que la lumière vient généralement d’en haut, qui est notamment utilisé pour interpréter les effets de profondeur produits par le jeu des ombres et de la lumière. Creux ou bosse, deux solutions sont possibles. En supposant que la lumière vient d’en haut, il ne reste qu’une solution, la plus probable.

On peut faire la remarque que la constitution de ces connaissances a priori dépend de l’expérience sensorielle de chacun. Cela expliquerait certaines différences entre observateurs, ainsi que l’existence de styles cognitifs. Prenons l’exemple de l’estimation de la verticale. Certaines personnes sont particulièrement sensibles aux informations visuelles d’orientation. D’autres accorderont plus d’importance aux informations otolithiques indiquant l’inclinaison de la tête. Dans le même ordre d’idée, les danseurs professionnels réduisent l’utilisation des informations visuelles au profit des informations proprioceptives pour le contrôle de la posture et l’estimation de la verticale4.

Ainsi, l’interprétation perceptive spatiale, c’est-à-dire la représentation spatiale, dépend du poids de chaque modalité sensorielle déterminé par leur fiabilité et de l’historique des conditions de stimulation de l’individu constituant les connaissances a priori. Comment mettons-nous à jour notre représentation de l’espace ? En nous confrontant activement avec le monde.

  • Le rôle de l’expérience motrice dans la construction
    de la perception de l’espace

La construction de la perception spatiale nécessite d’interagir avec le monde. Une expérience pionnière démontrant le rôle crucial de l’action dans le développement de la perception a été réalisée par Held et Hein en 19635. Ces chercheurs ont élevé deux groupes de chatons dans l’obscurité, mais tous deux tournant plusieurs heures par jour dans un carrousel éclairé dont les parois étaient peintes en noir et blanc. Les chatons étaient placés par paire : un seul pouvait marcher, entraînant l’autre assis dans une nacelle. Celui dans la nacelle avait la même expérience visuelle que l’autre, mais était déplacé passivement. Après quelques semaines, les deux chatons présentaient des performances visuelles et visuo-motrices bien différentes. On pouvait en effet observer chez le chaton passif une cécité spatiale : il ne percevait pas les obstacles, les pentes, le vide ; il était incapable de se déplacer, de se diriger dans un champ d’obstacles ou de détecter la profondeur, butant contre les objets ou tombant dans les trous.

Comment l’expérience motrice permet-elle la construction de la perception spatiale ? Nous construisons des représentations du monde, des modèles internes, qui tentent de décrire le monde extérieur. L’action permet de les confronter à la réalité. Comment ? Sur la base des modèles internes, nous faisons des prédictions du résultat de notre action, qui vont être comparées avec l’action réellement effectuée. Il nous est très facile de nous rendre compte que nous avons raté l’anse de notre tasse de café en voulant la saisir ! Au fur et à mesure de nos interactions, nous affinons ces modèles internes.

Nous touchons ici les formidables propriétés de plasticité des représentations spatiales. Le paradigme d’adaptation prismatique d’Helmholtz6 illustre ces capacités d’ajustement perceptif lié à l’interaction active avec l’environnement. Ce paradigme utilise des prismes qui, selon leur forme, dévient latéralement le champ visuel, vers la gauche ou vers la droite. Lorsqu’un sujet portant des prismes essaie de pointer rapidement vers un objet à portée de main, il commet une erreur à peu près égale à la déviation latérale et désigne l’image déviée de l’objet. Il constate donc que sa main arrive à côté de l’objet. Si cette réponse de pointage rapide est répétée plusieurs dizaines de fois, le sujet constate que l’erreur se réduit progressivement à zéro. Il s’est adapté à cet environnement modifié. Si on effectue différents tests pour identifier les mécanismes adaptatifs, on observe notamment une modification de la perception de la direction visuelle (une cible située devant soi est perçue déviée latéralement), ainsi que de la position du bras fondée sur la proprioception.

Par nos interactions, nous pouvons ainsi nous adapter à un environnement optiquement modifié. Ces mécanismes adaptatifs nous permettent ainsi de nous habituer à nos nouvelles lunettes, à la vision en plongée sous-marine… Ils sont également indispensables au pilote d’hélicoptère équipé d’un casque de nouvelle génération : certaines configurations optiques, comme le placement des capteurs de vision de nuit sur les côtés de celui-ci, modifient la perception des distances et des hauteurs. Par l’entraînement, il va réapprendre à voir.

D’autre part, le contexte lié à l’action peut influencer directement la perception. Ainsi le port d’un lourd sac à dos ou l’état de fatigue peut augmenter la sensation de pente7. La présence d’obstacles peut allonger la distance estimée8. La géométrie perçue s’éloigne ainsi de la métrique pour se rapprocher du fonctionnel, du vécu et, dans ces exemples, de l’effort anticipé.

  • Les troubles de la perception de l’espace

Parfois, le cerveau ne surmonte pas l’incertitude. Cela se produit essentiellement dans des conditions de stimulation inhabituelles, en environnement visuel appauvri.

Un trouble de la représentation spatiale, c’est-à-dire une désorientation spatiale, peut survenir lorsque le manque de références visuelles ne pallie plus les limitations du système vestibulaire. Celui-ci est fonctionnellement adapté à notre vie terrestre (prévention des chutes par exemple), mais il est particulièrement trompeur en vol. Lorsque les informations visuelles sont réduites, ses faiblesses s’avèrent piégeantes et dangereuses. Prenons l’exemple des otolithes, les petits pendules du système vestibulaire. Sur terre, ils mesurent généralement l’inclinaison de la tête. En vol, du fait des mouvements de l’avion, les forces liées à l’accélération s’ajoutent aux forces de pesanteur. Cette direction est prise en vol comme la direction gravitaire et comme référence erronée de verticalité. Lors d’une accélération de l’avion, la force d’inertie qui l’accompagne s’additionne avec la force de pesanteur pour donner une résultante gravito-inertielle inclinée vers l’arrière. Les otolithes sont stimulés de la même façon que lors d’une inclinaison du corps en arrière. Le pilote a l’impression que l’avion se cabre, surtout si les références visuelles sont peu nombreuses. Il doit donc regarder ses instruments pour lever l’ambiguïté.

Un autre exemple impliquant les faiblesses du système vestibulaire en vol est l’illusion d’inclinaison. Elle se produit lors d’un mouvement lent de l’appareil en roulis, en dessous du seuil d’activation des canaux semi-circulaires. Le pilote, s’il ne vérifie pas ses instruments (son horizon artificiel), ne détecte pas la dérive de l’appareil. Cette illusion est fréquemment rapportée lorsqu’un pilote d’hélicoptère effectue un poser poussière. Le souffle du rotor soulève un nuage de poussière qui est mis en mouvement par les pales et la visibilité est soudainement réduite. La réduction des références visuelles fait ainsi le lit de la désorientation spatiale.

Une désorientation spatiale peut également survenir lorsque les entrées sensorielles ne sont pas cohérentes entre elles. C’est le cas pour le plongeur sous-marin dont le fonctionnement des otolithes est perturbé et limité par la poussée d’Archimède qui s’oppose à la force de gravité. S’il incline lentement la tête, il perçoit cette inclinaison sur la base des informations visuelles et proprioceptives, mais du fait de l’absence de gravité, les informations otolithiques n’indiquent aucune inclinaison.

Un trouble de la représentation spatiale peut également survenir lorsque les entrées sensorielles ne sont pas cohérentes avec nos attentes a priori. Comme nous l’avons évoqué précédemment, un a priori perceptif classique est que nous nous attendons à ce que la lumière vienne d’en haut. En vol de nuit, ce contexte peut être inversé et le pilote peut confondre les lumières du sol avec les étoiles. Autre exemple, lié à notre préférence a priori pour l’horizontalité : comme nous avons tendance à considérer que la surface supérieure d’une couche nuageuse est horizontale, ce qui n’est pas toujours le cas, le pilote peut être tenté de s’aligner sur une telle zone considérée à tort comme horizontale. Ces deux exemples illustrent le rôle des connaissances a priori et de nos attentes dans la perception spatiale. Et plus les informations sensorielles sont pauvres et ambiguës, plus nous aurons tendance à utiliser ces a priori. Dans ces cas, notre expérience passée crée nos attentes, et donc notre interprétation.

Terminons par le phénomène de vection, lié à la stimulation de la rétine périphérique par du flux optique. Lorsqu’un large pan de la scène visuelle est en mouvement, nous pouvons avoir l’impression erronée que notre propre corps est en mouvement9. Nous avons tous éprouvé la forte sensation que notre train démarrait alors que c’était celui du quai d’à côté et que nous restions immobiles. L’un des facteurs favorisant la vection est l’anticipation de notre mouvement, suggérant ainsi que la perception résultante est un choix du cerveau concernant l’hypothèse la plus probable10. Sachant que notre train va démarrer, le cerveau choisit, devant un mouvement relatif de la scène visuelle, que c’est nous qui bougeons et non l’environnement. Il s’agit d’une illusion dont le pilote d’hélicoptère peut faire l’expérience lors d’un poser poussière : le tournoiement du nuage de poussière autour de l’appareil peut lui donner l’impression erronée que c’est l’aéronef qui tourne sur lui-même.

  • Conclusion

Nous construisons une perception unique et cohérente de l’espace en utilisant la multitude d’informations redondantes et complémentaires provenant de nos différents sens ainsi que notre expérience individuelle du monde. Cette perception s’affine de par nos interactions avec l’environnement. La perception de l’espace apparaît donc comme une représentation construite, active et personnelle. Elle est dépendante du contexte, de notre histoire individuelle. En cela, l’espace perçu s’écarte de l’espace des géomètres. D’autre part, si les écarts à la perception sont matière à engendrer des situations problématiques de désorientation spatiale, ils peuvent également être à l’origine de mécanismes d’adaptation et d’apprentissage. Nous pouvons également proposer que ces écarts permettent d’élargir les possibles, à la manière des figures impossibles créées par les peintres.

Ce manuscrit est dédié à la petite fille dont le premier mot a été « regarde ! ».

1. M. S. Banks, M. O. Ernst, ”Humans integrate visual and haptic Information in a statistically optimal Fashion”, Nature 415 (6870), 2002, pp. 429-433.

2 S. Dehaene, C3RV34U, Paris, La Martinière, 2014.

3 A. R. Girshick, M. S. Landt, E. P. Simoncelli, «Cardinal Rules: visual orientation perception reflects of environmental Statistics», Nature Neuroscience 14(7), 2011, pp. 926-992.

4 E. Golomer et al.,«Visual Contribution to self-induced body sway frequencies and visual perception of male professional dancers», Neuroscience Letters 267 (3), 1999, pp. 189192.

5. A. Hein, R. Held,«Movement-produced stimulation in the development of visually guided behavior», Journal of Comparative and Physiological Psychology 56, 1963, pp. 872–876.

6 H. von Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optic, Leipzig, Voss, 1925 ; Treatise on physiological optics, vol. 3 The Perceptions of Vision, Rochester/New York, Optical Society of America, 1910.

7. M. Bhalla, D. R. Proffitt,«Visual Motor recalibration in geographical slant Perception», Journal of Experimental Psychology. Human Perception and Performance 25 (4), 1999, pp. 1076-1096.

8. R. V. Josa et al., «The Action constraints of an object increase distance estimation in extrapersonal space», Frontiers in Psychology 10, 2019, p. 472.

9 T. Brandt, J. Dichgans, «Visual Vestibular interaction: effects on self-motion perception and postural», Handbook of sensory Physiology, vol. 8 Perception, Berlin, Springer Verlag, 1978.

10 A. Berthoz, Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997.

Espaces en réseau : imaginaire... | É. Letonturier
A. Roche | L’espace sous-marin