N°43 | Espaces

Laurent Veyssière
Vimy
Un siècle d’histoires. 1917-2017
Québec, Septentrion, 2018
Laurent Veyssière, Vimy, Septentrion

Comment raisonner juste sur une figure fausse ? Au fond, telle est bien l’entreprise à laquelle Laurent Veyssière se livre avec cette étude de cas aussi stimulante que probante. En mars 1917, le corps d’armée canadien s’empare en un seul assaut de la crête de Vimy. La victoire est sans conséquence majeure sur le cours de la guerre. Pourtant, un mémorial érigé en 1936 sur cette fameuse « côte 145 » chèrement conquise la célèbre définitivement par son architecture grandiose ; il est, aujourd’hui encore, le lieu de mémoire le plus important du Canada. Dès la fin du conflit, en effet, le souvenir de la bataille est utilisé à des fins politiques par les autorités canadiennes, qui en font un mythe au service d’un idéal national. Laurent Veyssière s’attache à démonter le mécanisme de cette construction mémorielle qui s’imposa à la vérité de l’histoire en jouant avec les faits et en décontextualisant l’événement pour n’en retenir que des éléments nécessaires à l’élaboration d’un imaginaire moment fondateur. Ce faisant, il nous propose le détail d’un usage politique du passé original, toujours plus solidifié par le recours à des partis pris narratifs qui devaient donner du sens à ce qui avait été vécu. Il établit comment, dès la fin du conflit, les versets de l’antienne officielle sont fixés : la victoire fut acquise par les seules divisions canadiennes ; elle succéda à de multiples tentatives infructueuses de la part des Français et des Britanniques ; elle apparut d’emblée comme une rupture stratégique qui compensa le dramatique échec du Chemin des dames ; elle permit par son éclat au Canada d’être signataire du traité de Versailles. Rien de tout cela ne résiste à l’analyse démystificatrice propre à un récit historique précisément référencé. Pourtant, l’institutionnalisation de Vimy comme symbole de la nation canadienne se poursuit pour s’achever en 1967 avec une ultime affirmation, non moins contestable, selon laquelle la bataille fut le moment d’une prise de conscience identitaire, qui en fit la « naissance d’une nation ». La Première Guerre mondiale est alors devenue pour le Canada une forme de guerre d’indépendance.

En réalité, ce récit unitaire autour de Vimy considérée comme une première expérience patriotique est exclusivement anglophone. Certes, la « canadisation » de la Grande Guerre par le nouveau roman national servit utilement au pays à dépasser son tiraillement entre son identité impériale et sa volonté d’émancipation politique (définitivement acquise en 1931 avec le Statut de Westminster), mais elle permettait aussi d’occulter la « crise de la conscription » qui domina la vie politique canadienne de 1917 à 1918 et aviva la fracture entre les communautés anglophone et francophone. Dès l’origine, les Québécois se refusèrent à accréditer la politique mémorielle du gouvernement fédéral. Aujourd’hui encore, ils continuent à ne pas reconnaître Vimy comme un marqueur identitaire. Le cinquantenaire de la bataille, fortement parasité par l’émergence du mouvement indépendantiste québécois et le soutien que lui apporta le général de Gaulle, apparaît comme l’acmé de cette dispute. Toutefois, malgré cette opposition résolue, on s’en tint à Ottawa à la doctrine officielle que l’alternance entre libéraux et conservateurs n’affecta pas, du moins pour l’essentiel.

L’attitude française fut longtemps prudente, voire réservée, jusqu’en 1992 lorsque la version anglophone fut entérinée de façon inattendue par un François Mitterrand peu inspiré. En 2003, le Canada acheva de nationaliser sa contribution au premier conflit mondial en décrétant une journée nationale de commémoration de Vimy. Lors du récent centenaire, François Hollande reprend sans sourciller la version canadienne avant que Justin Trudeau ne s’exclame à son tour : « Le Canada est né ici ! » Laurent Veyssière rappelle brillamment qu’un bon historien est à la fois un « sauve-mémoire » et un « trouble-mémoire » (la formule est de Pierre Laborie, « Historiens sous haute surveillance », Esprit, janvier 1994, n° 48, pp. 36-51).


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