À l’image de l’homme qui a besoin de ses deux jambes pour se tenir et avancer, l’architecture s’appuie sur deux piliers, la science et l’art, qui, mal accordés, déséquilibrent la création. Comme énoncé par Jean-Nicolas-Louis Durand à la fin du xviiie siècle, la science réclame des connaissances et l’art du talent. Pour maîtriser la science, il est nécessaire de la comprendre et de travailler assidûment. La culture, la sensibilité et la pratique sont, elles, indispensables à l’art, mais celui-ci reste imparfait sans talent. Du mariage de ces vertus naît l’harmonie. Appliqué aux armées, il faut ajouter un obstacle supplémentaire : l’art de la guerre.
L’architecture militaire est donc par essence complexe. Elle est également bien souvent ignorée. Pourtant, elle est ancrée dans nos paysages et intimement liée à l’urbanisme depuis des siècles, même si son usage s’est souvent transformé au bénéfice de sa cousine civile. Elle a participé à la défense et au contrôle du territoire, elle l’a même façonné d’une certaine manière grâce aux nombreux ouvrages à usage défensif. Singulière, toujours au service de l’État, elle véhicule des symboles qu’il convient d’appréhender. Certains restent immuables, la plupart se sont transformés, d’autres palissent progressivement et s’éteignent parfois. Quels sont ces symboles, comment et sur quels édifices sont-ils appliqués, la fortification n’étant pas l’unique expression de cette architecture, et, enfin, comment cet art parvient-il à se réinventer du Grand Siècle à nos jours ? Il s’agit bien ici d’une vision personnelle d’un architecte praticien et non de celle d’un historien.
L’architecture militaire, qui nécessite bon sens et expérience, est utilitaire et pragmatique. Elle peut se synthétiser en trois mots clefs formant symbole : sobriété, solidité, rationalité. Mais la symbolique, qui s’apparente à de la communication, devient ici de la stratégie. Il s’agit en effet d’impressionner l’ennemi et de contraindre son agressivité. Pourtant, rares sont les fortifications imprenables. Vauban décrit fort bien comment les prendre dans son Traité des sièges et de l’attaque des places. Pour ceux qui ignorent ces stratégies, le coût en hommes peut être affreusement élevé. Or comment une armée peut-elle poursuivre une campagne amputée de nombreux soldats parmi les plus aguerris ? Si cette architecture impressionne l’ennemi, elle permet également de rassurer les sujets, et de les contrôler, car elle est une des formes les plus visibles de l’expression du pouvoir et de sa mise en scène.
L’architecture militaire évoque généralement la poliorcétique, art que l’on juge désuet à tort puisqu’il s’applique encore aux camps fortifiés des opérations extérieures. Mais le domaine est plus vaste. Auparavant, les ingénieurs militaires imaginaient des arsenaux, des corderies, des boulangeries, des ateliers, des fabriques d’armes, des magasins à poudre. Aujourd’hui, les besoins des armées concernent des data centers, des postes de commandement, des armureries, des stands de tir, des centres d’entraînement, des bases navales et aériennes, des hôpitaux… On pense ensuite spontanément aux casernements, mais il existe aussi des édifices plus classiques, comme les bâtiments administratifs.
- Une inscription forte dans le paysage
L’architecture militaire existe depuis que l’homme est déraisonnable, donc depuis toujours, hélas. Mais c’est au Grand Siècle qu’elle se développe pour faire face aux progrès techniques de l’armement. Elle s’inscrit alors fortement dans le paysage et ses principales caractéristiques peuvent être analysées au regard de quelques exemples emblématiques.
- Fortifications et ouvrages à usage militaire
Sous le règne de Louis XIV, les ingénieurs militaires italiens inspirent Sébastien Le Prestre, maréchal de Vauban, qui perfectionne le tracé à l’italienne et réalise en quelques années seulement des centaines de places et plusieurs ports de mer. Preuve de sa réussite, l’Hexagone d’alors, sécurisé par le pré-carré, est quasiment identique au territoire métropolitain d’aujourd’hui. Vauban et ses ingénieurs traduisent dans la fortification bastionnée tous les caractères évoqués en liminaire : puissance, solidité, rationalité. Pour Vauban, la reine des citadelles est celle de Lille, pentagone constitué de cinq bastions et de cinq demi-lunes. Une étoile détachée de la ville historique espagnole, elle-même sécurisée par une enceinte bastionnée. Il faut protéger et rassurer les sujets, mais aussi les maintenir dans l’obéissance du roi. Par sa puissance, le rempart symbolise donc à la fois la protection et le contrôle.
Si les contraintes de matériaux, de relief, de nature de sol, de gestion des eaux, de flanquement et d’étagement, de tracé géométrique, sont appréhendées par les ingénieurs militaires dans un esprit de rationalisme, la forteresse se doit aussi d’être belle car elle affirme le prestige du pouvoir royal. Ce dernier s’exprime dans les portes monumentales, véritables arcs de triomphe aux armes du souverain, souvent dessinés par l’agence des bâtiments du roi et parfois même de la main de son premier architecte. Toutefois, même à cette époque, l’homme de l’art doit parfois ferrailler avec le financier. En 1681, Louvois écrit à Vauban : « Les dessins des portes de Strasbourg que vous avez envoyés sont trop grands et trop magnifiques. Il faut encore trouver moyen de les réduire considérablement de manière qu’elles ne coûtent pas plus de douze mille écus toutes les deux. » Vauban réplique alors : « On ne peut les faire ni moins larges ni moins longues. Ainsi la réforme que vous pouvez désirer se réduit nécessairement à quelques triglyphes, métopes et denticules, et aux armes et chiffres du roi qui sont tous les ornements de ces portes. Vous y gagnerez quatre à cinq cents écus, moyennant quoi vous pouvez vous assurer qu’elles sont fort simples et même très vilaines. Je ne suis toutefois pas de cet avis, attendu que c’est ici le passage de toute l’Allemagne et que les Allemands, qui sont extrêmement curieux et ordinairement bons connaisseurs, sont gens à juger de la magnificence du roi et de la bonté de la place par la beauté de ses portes. »
- Casernements
L’autre grande affaire de l’architecture militaire est le casernement. Celui-ci se développe fortement au Grand Siècle. L’art de la guerre se complexifiant, l’armée doit être instruite et entraînée. Le besoin en casernement devient prégnant car les effectifs permanents sont désormais de deux cent mille hommes. Vauban et ses ingénieurs dessinent des plans types dans un souci d’efficience, mais la réalisation est conduite par les directions locales. Les casernes peuvent être imposantes et marquer fortement le paysage : celle de Strasbourg mesure près de trois cents mètres. Comment en synthétiser l’architecture ? Bien que n’étant pas une caserne mais un pensionnat, la maison royale des dames de Saint-Louis de Saint-Cyr, créée en 1686 pour deux cent cinquante filles de la noblesse pauvre, en possède les attributs – aujourd’hui lycée militaire, cet édifice a autrefois accueilli l’École spéciale militaire désormais implantée à Coëtquidan, en Bretagne. À l’initiative de cette institution, rappelons les recommandations de madame de Maintenon au premier architecte du roi, Jules Hardouin-Mansart : « Il ne nous faut ni un palais ni un couvent, mais une maison très simple, n’ayant de beauté que par la grandeur nécessaire pour contenir un si grand nombre de personnes. » Cette phrase, qui pouvait aisément s’appliquer aux casernements de jadis, reste d’actualité. Elle résume parfaitement ce qu’est l’architecture militaire.
L’Hôtel des Invalides, édifié à partir de 1670 par Libéral Bruand puis par Jules Hardouin-Mansart, destiné aux militaires blessés au combat, doit être évoqué également, car il servira de modèle plus tard. Il s’inspire du palais-monastère l’Escorial de Philippe II, dont Louis XIV est un descendant direct, construit dans la seconde moitié du xvie siècle près de Madrid. Il fait également penser au plan de la commanderie de Saint-Louis de Bicêtre, moins connu et resté au stade de projet, développé par l’ingénieur militaire Beaulieu de Saint-Germain sous le règne de Louis XIII. Plus proche du couvent que de la caserne, l’Hôtel des Invalides jouit d’une distribution efficace, de plans clairs et logiques. Le programme est adapté pour des militaires : il dispose de dortoirs, de réfectoires, de postes d’eau et d’infirmeries. L’ensemble est organisé autour d’une vaste cour, qui deviendra une place d’exercice dans les casernes réalisées ultérieurement. Hormis le dôme, allégorie de la présence royale dans la capitale et pourvu d’une architecture spectaculaire, le reste du bâtiment est traité avec une relative austérité. C’est l’importance du programme, alliée au talent des architectes, qui fait la puissance et la monumentalité de cet ouvrage emblématique aux dimensions insolites. En outre, l’Hôtel des Invalides participe à la scénographie de la ville, par son dôme naturellement, mais aussi par son entrée monumentale dans l’axe de symétrie de la composition et par une façade de cent toises avec peu de fenêtres exprimant muralité et monumentalité. Ces dispositions fortes seront réinterprétées lors de la création des futures casernes, qui exprimeront la puissance de l’État au sein même des villes.
- Bâtiments communs
Outre ces architectures susmentionnées, il convient d’en évoquer une troisième plus commune. Bien que destinés aux armées, ces ouvrages sont d’un usage similaire à celui que l’on peut trouver dans le civil, comme ceux abritant des activités d’administration, par exemple.
Sous le règne de Louis XIV, les services de la guerre sont dispersés et les archives conservées à Paris. Le ministre Belle-Isle suggère à Louis XV de regrouper dans un lieu unique l’ensemble de ceux-ci – l’idée de regroupement n’est donc pas nouvelle ! Inauguré en 1762, l’Hôtel de la Guerre, exemple éloquent de l’architecture administrative de l’Ancien Régime, fait partie du quartier des ministères, à Versailles. Il a été conçu par l’ingénieur militaire du roi Jean-Baptiste Berthier (père du maréchal d’Empire, ministre de la Guerre en 1801). Le plan s’inspire de l’hôtel particulier : de part et d’autre de l’entrée prennent place deux ailes basses et le corps principal est situé en fond de cour. D’une architecture rigoureuse, doté d’une modénature sobre et élégante, ce bâtiment est un symbole de modernité, de fonctionnalité et de puissance régalienne. Véritable innovation technique, l’usage généralisé de la voûte plate en brique renforcée par une armature métallique permet une économie des bois, une protection contre l’incendie et une rapidité d’exécution. Toujours par souci d’économie, les façades sont constituées d’un enduit « fausses briques » et « fausses pierres » à l’exception du majestueux portail monumental en pierre de taille, qui est richement orné et s’inscrit dans la scénographie de la ville. Tout comme pour les places fortifiées, le pouvoir est représenté dans l’axe de symétrie par les armes de France, ceinturées de lauriers et de rayons du soleil qui alternent flammes et foudres. L’ensemble est coiffé d’une couronne royale flanquée de deux piédroits à bossages. Ces derniers sont parés de trophées guerriers constitués d’ornements nappant imitant les amas d’armes et de dépouilles enlevés par les vainqueurs aux vaincus. Berthier signe son œuvre par un globe terrestre, symbole du corps des ingénieurs géographes, sur le piédroit du midi. Les vantaux de la porte sont ornés des profils en médaillon des divinités guerrières, Mars, dieu de la guerre, et Minerve, déesse de l’intelligence, allégorie de l’art de la guerre. Preuve de sa convenance, l’usage de ce bâtiment est resté identique jusqu’à nos jours.
Cette époque, durant laquelle l’art de la guerre se complique, est faste pour les ingénieurs et les architectes militaires, qui bénéficient d’un contexte très favorable avec un souverain bâtisseur et visionnaire, soucieux d’affirmer son pouvoir. Le roi est l’assise du système politique et l’architecture militaire est le vecteur de son expression. Elle est alors servie par des concepteurs, des constructeurs et des artistes de talent, ce qui n’est pas toujours le cas.
- Réorganisation de la formation de l’homme de l’art
Après la Révolution, la question de la formation devient centrale dans l’évolution de l’architecture militaire, car face à la désorganisation des métiers, les corporations se disloquent et la tendance à l’autorecrutement au sein de familles d’ingénieurs militaires n’a plus cours. L’enseignement de l’architecture et la formation des ingénieurs militaires, qui avaient déjà connu des évolutions lors de la création des écoles de Mézières puis de Metz, se transforment sous l’impulsion de l’Empereur, qui met en place deux institutions : l’École polytechnique et l’École des beaux-arts. L’une forme les ingénieurs de l’État, dont certains se destinent au génie militaire et maritime, l’autre les artistes, dont les architectes. Deux conceptions s’affrontent. D’un côté, Quatremère de Quincy, architecte et sculpteur, incite les élèves des Beaux-Arts à une recherche du beau qui doit prévaloir sur les autres contraintes ; l’émulation est la règle au sein des ateliers, la pédagogie est au second plan. De l’autre côté, Durand, professeur d’architecture à Polytechnique, enseigne cette discipline sous un angle pragmatique et économique, sans pour autant ignorer le goût. Il n’efface pas la tradition des ordonnances classiques, par exemple, mais utilise le plus sobre, le dorique, qui convient aux bâtiments utilitaires et militaires, l’ionique et le corinthien étant réservés aux édifices religieux ou aux monuments.
Disciplinés par essence, souvent dans un contexte d’économie de guerre, les militaires de l’École polytechnique appliqueront les doctrines de Durand. Quant aux architectes des Beaux-Arts, il serait injuste de les réduire à des artistes éloignés des préoccupations d’usage et d’économie. Ces professionnels pouvaient être d’excellents fonctionnalistes, tel Émile Gilbert, grand prix de Rome et auteur de l’hôpital de Charenton, parfaitement conçu pour répondre aux besoins de l’époque, sur un terrain complexe particulièrement bien apprivoisé.
- De nouvelles expressions de l’architecture militaire
Si la fortification perdure, elle a tendance à s’estomper visuellement et donc architecturalement. Les ouvrages s’ancrent désormais dans la terre et les forts s’éloignent des villes. Ainsi Paris est pourvu d’une enceinte, mais est également protégé par des forts détachés (ceinture Thiers). Au milieu du xixe siècle, l’apparition du canon rayé, doté d’une puissance inconnue jusqu’alors, fait encore évoluer cette discipline. Après la défaite de 1870, la IIIe République réorganise l’armée et instaure un nouveau système défensif sous l’impulsion du général du génie Séré de Rivières. La portée de l’artillerie permet l’édification d’ouvrages indépendants s’appuyant mutuellement. Ces forts, qui ne sont plus bastionnés, s’organisent autour d’une cour centrale et sont protégés par une importante épaisseur de terre. La fortification, si elle est toujours bien présente, ne constitue plus un élément d’expression du pouvoir et de sa mise en scène. Les portails sont désormais plus discrets et les trophées en haut-relief de jadis laissent place à un simple bossage. Enfin, avec la ligne Maginot, troisième et dernier système défensif mis en œuvre à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les ouvrages s’enterrent totalement. L’architecture devient invisible ; seules émergent les tourelles à éclipses. Paradoxalement et symboliquement, la fortification, jusqu’alors encore perceptible pour être dissuasive, devient « furtive » et son architecture « transparente ».
À l’opposé, les casernements s’affirment. Au début de la IIIe République, il faut une armée plus forte pour éviter une nouvelle défaite. Le service militaire devient obligatoire et la conscription impose la construction de casernes pour loger deux cent mille hommes. Il s’agit d’un effort inédit. Le comité des fortifications dresse des modèles et un plan type d’organisation des casernes d’infanterie est joint à la circulaire du 14 juillet 1874. La rationalité est au centre des réflexions ; on part des effectifs pour bâtir un programme fonctionnel permettant ensuite de réaliser les ouvrages. La caserne devient un symbole puissant de l’armée républicaine. Inspirée des dispositions de l’Hôtel des Invalides et de son programme, elle est généralement organisée autour d’une vaste cour d’exercice d’un hectare environ. Son entrée, constituée d’une grille de belle facture, est flanquée de pavillons des gardes disposant d’harmonieuses proportions et d’une altimétrie raisonnable afin que les corps principaux restent bien visibles depuis la ville. Là aussi, il s’agit d’exprimer la présence, la force et le prestige de l’État, et de contribuer à l’ordre public. Ces pavillons peuvent être le support d’un programme iconographique, comme à la caserne Ney de Metz, où chaque pignon porte un trophée en haut-relief représentant les symboles du génie, la cuirasse et le casque « pot en tête » imposé par Vauban à ses ingénieurs.
- L’infrastructure militaire au service
de l’influence française dans le monde
L’influence française s’exprime lors de la conquête coloniale et de l’expansion outre-mer, jusqu’à la veille de la Grande Guerre. D’abord combattants puis constructeurs, les ingénieurs militaires conçoivent de nombreux ouvrages pour assurer le fonctionnement des territoires et asseoir l’autorité du gouvernement. Des voies ferrées, des routes, des ponts, des fortifications, des casernements et des hôpitaux sortent de terre. Le futur maréchal Joffre, par exemple, œuvre à l’aménagement du port de Diego-Suarez à Madagascar. Moins connues, les opérations qui contribuent au prestige de la France et à son influence au profit de puissances indépendantes et soucieuses de se développer. Vers 1870, l’ingénieur polytechnicien du génie maritime Léonce Verny réalise au Japon l’arsenal de Yokosuka. Grâce à ces ouvrages maritimes et aux croiseurs mis au point par Émile Bertin, également polytechnicien, la France concourt à la création d’une des flottes les plus puissantes au monde, qui châtie l’armada russe en 1905 et qui, lors de la Seconde Guerre mondiale, inquiète les marines américaines et anglaises.
Ces conquêtes et ces grands projets participent à la naissance d’une architecture spécifique qui doit s’adapter au contexte technique local et à son climat, tout en exprimant le goût français. Parfois effacés ou remaniés avec peu de sensibilité, nombre de ces édifices subsistent, en plus ou moins bon état. Ils sont pourtant souvent dignes d’intérêt. Cette architecture de caractère reste encore perceptible et évoque la présence française, même dans des pays émancipés depuis longtemps.
- Premier conflit mondial et entre-deux-guerres
La Grande Guerre voit naître peu d’ouvrages durables ; les ingénieurs militaires conçoivent désormais des architectures de guerre, comme les terrains de campagne, les champs d’aviation, les baraquements.
Hormis la construction de l’emblématique ligne Maginot déjà évoquée, l’entre-deux-guerres est, elle, un temps consacré à la réhabilitation et à l’adaptation des équipements existants. Les casernements sont modernisés, les infrastructures transformées afin d’accompagner les évolutions de l’armement. Le souvenir des destructions de la guerre étant très présent, cette période est également propice à la théorisation de la défense passive. Des officiers imaginent l’organisation urbaine future. Le lieutenant-colonel Vauthier, par exemple, écrit dans Architecture d’aujourd’hui et intervient même au 5e Congrès international d’architecture moderne sur le thème de l’urbanisme et de l’architecture face au danger aérien. Ses idées sont très proches de la vision de Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, qui invite les urbanistes à diminuer la surface au sol bâtie, à isoler les fonctions, à supprimer les rues couloirs afin d’imaginer une « ville radieuse » mais également plus résiliente, permettant d’éviter la stagnation des gaz (immeubles sur pilotis) et la propagation des incendies (immeubles espacés et plans d’eau disponibles pour les services de secours).
Quelques projets architecturaux ambitieux sont commandés. La marine sollicite deux grands architectes, André Maurice et Jacques Hermant, pour construire l’École navale à Brest. Surnommé le « Versailles de la mer », cet imposant bâtiment, inauguré en 1936, surplombe la rade de sa solide silhouette en granit à bossage. Formés aux Beaux-Arts, Maurice et Hermant esquissent un édifice néo classique teinté de régionalisme et rationaliste, dans un contexte de dispute de deux avant-gardes : l’art déco, empreint de luxe, et l’architecture internationale, plus radicale et sociale. Monumentale et symétrique, disposant d’un ordonnancement rigoureux, distribuée par une succession de vastes cours, l’école véhicule les valeurs de l’État républicain et sa puissance, tout en rendant hommage aux grands hommes de la marine. La façade principale est magnifiée par deux tours d’angle légèrement saillantes et proéminentes, enrichies de spectaculaires hauts-reliefs représentants des proues guerrières. L’entablement central (architrave, frise, corniche) comporte cinq tables affleurées gravées. Le nom de Colbert, dans l’axe de la composition, est encadré par ceux de Jean Bart, Tourville, Duquesne et Suffren.
- Du second conflit mondial aux années 1970
Avec le second conflit mondial, ce sont les nombreux bunkers allemands, parfois de taille démesurée, qui marquent le paysage. Et après-guerre, l’heure est à la reconstruction des villes victimes de destructions massives. Or les manières de penser l’urbanisme et l’architecture ne sont pas uniformes. Parfois on fait le choix de restaurer, parfois on préfère détruire et reconstruire pour des logiques d’hygiène, mais aussi pour des raisons dogmatiques. Techniquement, le bâtiment industriel et le béton se généralisent. Ces nouveaux modes de réalisation supplantent la construction traditionnelle et l’architecture militaire n’échappe pas à ces pratiques. Nombre de concepteurs sont ainsi influencés par les préceptes de l’architecture moderne et la valeur symbolique de l’architecture militaire est un peu oubliée au profit d’un pur fonctionnalisme qui accompagne la transformation des armées et l’évolution de l’armement. Des travaux gigantesques sont réalisés au profit de la force de dissuasion, notamment : bases aériennes, plateau d’Albion et base des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Cependant, quelques opérations architecturales prestigieuses sont programmées par les armées. La marine décide de transférer Navale à Lanvéoc-Poulmic ; le site de Brest, reconstruit après les destructions de la guerre, accueille désormais un lycée et un centre d’instruction naval. Le nouveau site de l’école présente le triple avantage d’être facilement extensible, à proximité immédiate de la mer et d’une base de l’aéronautique navale, arme qui venait de démontrer son efficacité au détriment des cuirassés. L’ensemble architectural puissant, à l’échelle du grand paysage, imaginé par Paul-Jean Guth, second grand prix de Rome, est inauguré par le général de Gaulle en 1965. Il développe une architecture moderne, au sens des principes développés par le congrès international d’architecture moderne (ciam1), tout en reprenant de nombreux codes empruntés à l’univers maritime. La tour « Intrépide » accueille l’administration, telle une passerelle de commandement, et son prestigieux hall est scandé de membrures en bois qui suggèrent la structure d’un vaisseau de haut bord. Une immense barre « Orion », fonctionnant comme un bateau avec ses coursives, abrite les élèves. L’ensemble est lié symboliquement, et entre en résonnance, par l’entremise d’une esplanade monumentale. À seulement trente ans d’intervalle, il est intéressant de comparer les deux écoles navales, dotées d’architectures totalement différentes, l’une néo classique, l’autre moderne, pour assurer une même mission.
La base aérienne 721 doit être également mentionnée. En 1970, l’armée de l’air lance un concours d’architecture pour la construction de l’École technique de Rochefort. Cet ensemble, prévu pour accueillir cinq mille personnes, est alors l’un des complexes d’enseignement technique les plus importants de France : entre 1972 et 1981, cent soixante-dix mille mètres carrés d’ouvrages sont construits ainsi qu’une piste d’atterrissage sur un terrain de cent vingt hectares. Le parti adopté par l’architecte s’apparente, par son esprit libre et évolutif, à celui d’un campus universitaire. Des collèges autonomes, implantés dans un vaste environnement naturel, se répartissent autour des lieux de rencontre et d’activités communes. L’entrée est magnifiée par une longue allée conduisant à une remarquable sculpture représentant l’envol d’un aigle, origami de métal signé Jean-Jacques Staebler, posée sur un socle en pierre évoquant les escarpes remparées à la manière de Vauban. Le hall du bâtiment au commandement est coiffé d’une structure dont la forme s’apparente à une tour de contrôle. Son concepteur, Pierre-André Dufétel, fils d’un architecte héros de la Résistance mort en déportation, est colonel de réserve, croix de guerre 39-45, commandeur de la Légion d’honneur. Cet homme tout à fait singulier a rejoint en 1943, à vingt et un ans, les Forces françaises libres et s’est engagé dans l’aviation. Formé aux États-Unis, il est devenu pilote de chasse dans l’armée américaine. Après la guerre, il a poursuivi ses études d’architecte aux Beaux-Arts et a été distingué par le grand prix de Rome en 1952. Il considère Rochefort comme sa plus belle réalisation. Un grand historien de l’architecture, Michel Ragon, saluera cette école comme « une opération pilote dont l’influence devrait dépasser de beaucoup le cadre militaire et influer sur l’architecture universitaire et scolaire française qui ne nous a pas habitué à une telle réussite ».
Toutefois, hormis ces quelques exemples, la période est peu favorable à une architecture militaire de qualité. La production se standardise et devient souvent comparable aux grands ensembles en vogue. En parallèle, les armées doivent s’entraîner dans des espaces de plus en plus vastes. L’architecture est donc désormais noyée dans ces grandes bases, souvent exemptées de permis de construire, donc sans obligation d’une certaine recherche d’insertion ou d’harmonie. Les nouveaux casernements et les équipements s’éloignent de la ville ; ils ne sont plus perceptibles et perdent tout rôle d’affirmation de la présence de l’État, dans un contexte économique qui n’est pas toujours favorable. En outre, après la perte de l’Algérie et les événements de 1968, l’armée se fait plus discrète, ses uniformes se font très sobres « presque civils » et ses édifices aussi, peut-être inconsciemment.
- Loi de 1977 et loi mop
La banalisation des constructions, qui s’accélère dans les années 1970, ne touche pas que les armées ; elle frappe également une grande majorité des maîtres d’ouvrage. Le législateur décide qu’il est désormais temps de redonner du sens et du caractère aux édifices. Une loi sur l’architecture est donc promulguée en 1977 (modifiée en 2016) pour affirmer son rôle d’utilité publique, clarifier les conditions d’exercice des architectes, leurs responsabilités, mais aussi les obligations des commanditaires. Cette législation est complétée au milieu des années 1980 par la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique, dite loi mop, qui s’applique à tous les opérateurs publics, dont le ministère des Armées. Une de ses pierres angulaires est l’incitation à l’organisation de concours ; elle va permettre de relever la qualité, mais aussi, concomitamment, de gommer les spécificités de la défense. En effet, les références militaires sont désormais à l’appréciation et à la sensibilité de chaque architecte participant au concours, le critère primordial du cahier des charges étant généralement la fonctionnalité. Ces caractéristiques sont également partagées par les concepteurs des armées, qui réalisent en maîtrise d’œuvre interne des ouvrages spécifiques et parfois plus classiques pour des questions de circonstance ou d’urgence.
Fruit d’un programme particulièrement complexe, l’hôpital militaire des armées Sainte-Anne à Toulon, dessiné par Aymeric Zublena, deuxième grand prix de Rome en 1967 et auteur du Grand Stade de France, est un ouvrage de très grande surface et fonctionnel, qui s’implante harmonieusement dans un quartier pourtant hétéroclite. Ce bel exemple d’architecture contemporaine dispose de nombreuses qualités techniques et esthétiques, mais son appartenance au ministère des Armées n’est pas spontanément perceptible. Il convient néanmoins de souligner que son usage militaire n’est pas exclusif, puisqu’il est également ouvert au public.
Conçu comme un véritable instrument, le plus emblématique édifice de ces dernières années est bien sûr le nouveau siège du ministère des Armées sur le site de Balard, à Paris. Les différents services s’organisent autour d’un hexagone symbolique. Singulièrement, ses formes composites sont à la fois monumentales et « furtives ». L’architecte, Nicolas Michelin, combine des façades aléatoires à des toitures métalliques en origami. Et si l’ornementation allégorique n’est plus du tout présente, le portail reste colossal et placé dans l’axe de symétrie de la façade principale, affirmant ainsi l’aspect régalien de la construction.
- Conclusion
Ce texte, je l’espère, permettra de mieux comprendre l’évolution de l’architecture militaire, moyen d’expression de la puissance de l’État, vecteur des valeurs de l’armée et outil de défense, œuvrant à son niveau à l’émergence de la force pour éviter la violence. Toujours au service de la France, elle est aujourd’hui moins en « uniforme ». Concernant sa signature, le contexte actuel est peu propice à l’emploi de décors trop foisonnants, par discrétion, mais aussi parce que l’ornementation est un art moins pratiqué, assurément dispendieux, et difficile à incorporer dans des ouvrages où les contraintes techniques et règlementaires priment (isolation thermique par l’extérieur, par exemple). Si l’appartenance militaire est aujourd’hui difficilement traduisible par l’ornement, elle peut être suggérée, en prenant soin d’éviter l’écueil de la caricature qui offense le goût. Je rappellerai enfin les préceptes énoncés par Jean-Nicolas-Louis Durand, qui me semblent encore convenables et toujours applicables à l’architecture militaire d’aujourd’hui : « Comme lorsque dans la composition d’un édifice on y a fait entrer tout ce qu’il faut, rien que ce qu’il faut, et que ce qui lui est nécessaire est disposé de la manière la plus simple, il est impossible qu’il n’ait pas le genre et le degré de beauté qui lui convient, l’architecte ne s’occupera jamais de cette prétendue décoration architectonique qui, ne servant à rien, ne ressemblant à rien, entraîne des dépenses aussi énormes que ridicules ; et s’il veut ajouter à la beauté naturelle d’un édifice convenablement et simplement disposé, ce ne sera que par le moyen de la décoration accessoire, qui n’est autre que l’emploi des productions des autres arts. »
1 Le ciam est créé en 1928 par vingt-huit architectes européens et s’éteint en 1956. Le but de ces professionnels est de promouvoir une architecture purement fonctionnelle. Le Corbusier affirme dès la première réunion : « Il faudra insister sur le fait de demeurer dans les domaines techniques, sociaux et économiques. Le domaine de l’esthétique est exclu. »