Why we fight, série documentaire de Frank Capra produite entre 1942 et 1945 par le service de l’information de guerre, bureau du cinéma, du département des transmissions des forces armées américaines, est le fruit d’une singulière aventure et un moment décisif dans l’œuvre de l’un des plus grands cinéastes hollywoodiens. Cette série, déclinée en sept films1, est une entreprise paradoxale et exemplaire. Une œuvre de propagande qui est aussi un film d’auteur signé par un réalisateur des plus ombrageux et des plus soucieux de son indépendance artistique. Un de ceux qui, parmi les plus grands, a donné à Hollywood toute l’étendue de ses pouvoirs. Et pour qui l’engagement dans la guerre était la continuité de son engagement cinématographique. Cette série atypique est l’un des grands moments de l’histoire du cinéma américain, mais bien plus encore un moment décisif dans l’histoire des États-Unis d’Amérique.
Le cinéma américain est lié au mouvement de la conquête, à l’ouest extrême dans les roseraies et les orangeraies de la cité des anges où une famille de paysans pauvres siciliens arrive au début du siècle. Capra naît deux ans après l’invention des frères Lumière. Il a six ans au moment où les premiers opérateurs commencent à s’intéresser à la belle lumière de la Californie. Pour ceux qui arrivent, cette terre promise est faite pour oublier les famines et les pogroms, faire le deuil de l’Europe à jamais quittée, dont l’horreur, comme un remords, ne peut s’oublier tout à fait. Les derniers Indiens, du côté de Santa Monica, sont devenus les figurants de leur propre anéantissement et l’invention du western a posé les fondements du nouveau territoire avec la loi nouvelle où la violence s’exerce sous le sceau de l’instance morale du sujet triomphant, libre de toute aliénation, tel que voulu par les pères fondateurs pour qui l’homme armé et l’homme libre ne font qu’un. Les Américains ont le sentiment de forger eux-mêmes leur histoire.
L’Amérique se veut sans origine ni passé, sans autre fondement que moral. La lettre de la Constitution, par ses vertus fondatrices, a une dimension biblique. Ce que rappelle Capra dans le film d’ouverture de la série, Prelude to War, où le Livre apparaît comme le sol fondateur de la nation américaine. Sa table rase, celle de la loi, ne laisse aucune place à ce cauchemar fait de misère et d’oppression qu’est l’Europe. En exergue d’In the American Grain, l’essai majeur de William Carlos William sur les mythes fondateurs de l’Amérique, on peut lire : « L’ennemi de l’Europe, c’est le passé, l’ennemi de l’Amérique, c’est l’Europe. » Comment donc y revenir combattre à peine plus de vingt ans après les morts glorieuses mais inutiles du Bois Belleau ?
Dans l’Amérique de Roosevelt, le New Deal vient d’accomplir un miracle en renouant avec les valeurs fondatrices du mythe, au prix d’un sérieux travail sur la représentation même de l’incompréhensible catastrophe. Comment un pays si riche, si confiant, si sûr de ses valeurs a-t-il pu condamner à l’extrême pauvreté, presque du jour au lendemain, le quart de sa population ? Roosevelt savait la réponse impossible, sauf à lui trouver les figures adéquates, celles qui, en inscrivant la crise dans le récit national, lui donneraient sa valeur d’adversité pionnière dans une nation encore jeune qui n’avait pas encore traversé toutes les épreuves nécessaires à sa fondation. Hollywood s’est attelé à cette tâche, dans une relation beaucoup plus étroite qu’on ne l’imagine, notamment dans le dialogue direct entre Jack Warner et Franklin D. Roosevelt. La Warner a incomparablement servi le New Deal ; elle a permis de faire de la crise une chose passée en l’inscrivant dans la fiction, en lui donnant une forme circonstanciée qui, en étant susceptible d’être narrée, peut avoir une fin.
L’apparition du « film noir » est directement liée à ce travail de catharsis. Il est le film-annonce de la catastrophe qui se prépare… Dans l’Amérique de Roosevelt, les anti héros du film noir ne condamnent pas le mythe, ils le réassurent. Quand le crime est commis, il faut donner un visage à Caïn pour le reconnaître et choisir de retrouver l’innocence. L’Amérique éprouvée, qui a toutes les raisons de douter d’elle-même, a besoin de ces figures transgressives qui portent l’inexpiable comme sanction de leur dérive. Du côté sombre où ils ont versé, ces anti héros éclairent la loi, d’autant mieux qu’elle héroïse leur perte.
À la veille de Pearl Harbor, l’Amérique a retrouvé son innocence, si ce n’est sa prospérité. La réussite du New Deal n’est pas seulement le fruit de mesures économiques, mais le résultat d’un intense travail de refondation des valeurs du pays dont Hollywood a été l’artisan principal en s’appuyant sur le travail de ceux qui ont fait face à la crise par le travail de la fiction, en tout premier lieu deux figures singulières et magistrales qui seront les premières à endosser l’uniforme, John Ford et Frank Capra, l’homme de Grapes of Wrath et de The Battle of Midway, et celui de American Madness et de Why we fight. Tous deux ont en commun d’avoir utilisé les moyens du cinéma pour penser l’impensable, pour représenter l’irreprésentable, et d’avoir procédé de la même manière, avec la même énergie, en faisant du cinéma une arme, le moyen d’entrer dans la guerre avec des forces qui sont au cœur de la nation américaine.
Jack Warner est l’autre personnage clé de ce retournement dialectique où la sortie de la crise et l’entrée dans la guerre se jouent. Le patron du plus brillant studio de l’époque n’agit pas seulement par conviction idéologique, car il est persuadé que le succès de ses films passe avant tout par l’entrée en résonance avec la société. Son studio est une arche de Noé qui profite de l’effondrement de l’Europe pour s’attacher les plus grands talents du Vieux Continent. Les émigrés sont les ferments du studio, dont les fondateurs parlent yiddish.
Au terme de la conquête, les amarres larguées, Hollywood est le premier des porte-avions qui peut prendre la mer au lendemain de Pearl Harbor. Si l’attaque japonaise est à certains égards une surprise, pour l’opinion publique surtout, la guerre, elle, ne l’est pas ; elle est installée en Europe depuis de longs mois et compte des millions de morts en Pologne, en France, en Angleterre, en Russie. Les Américains savent bien, et Roosevelt mieux que personne, que l’Amérique n’est pas une île mais un continent dont dépend le sort du monde. Comme Wilson avant lui, il est conscient que la non-intervention dans les conflits européens est un outil de conquête du pouvoir que son exercice condamne. Comment faire entrer dans la guerre un pays qui a cru, contre toute évidence, pouvoir y échapper, qui est brutalement soumis à cet effet de sidération pensé par le Japon comme le moyen de paralyser une force qui lui est bien supérieure ? À l’attaque de Pearl Harbor, acte ô combien spectaculaire, il faut répondre par un plus grand spectacle qui fasse de cet événement augural une péripétie. Faire de ce qui déchire l’Histoire le récit qui en révèle la trame puissante, inentamable. Retenir de l’attaque japonaise l’emphase nécessaire à la mobilisation, le coup de cymbales qui réveille l’orchestre ! L’orchestre n’est pas loin, sur les rives du Pacifique, à portée des sous-marins japonais, mais ancré bien plus profondément. Roosevelt sait depuis longtemps combien la terreur est puissante, combien elle soumet au règne des images. Réécrire un scénario, reprendre la première scène, en accompagner l’écho pour lui redonner un sens, Hollywood sait faire tout cela. Il faut reprendre l’initiative du récit et que celui-ci soit global comme la guerre est mondiale. Pour relever un tel défi, il faut un maître du récit et de la mise en scène.
Le major Frank Capra rejoint le Signal Corps bien avant Pearl Harbor, par conviction patriotique, comme il l’avait fait en 1918 tout juste diplômé de la prestigieuse Caltech de Pasadena, trop tard pour être engagé sur le front. Lorsqu’il endosse l’uniforme, il est l’un des rares réalisateurs pouvant imposer son nom sur l’affiche avant celui des stars des studios, exigeant, ce qui lui valut bien des déboires et qui nous vaut de précieux chefs-d’œuvre, une indépendance artistique qu’il fut, avec Lubitsch et Chaplin, l’un des seuls à exercer pleinement. La maîtrise de sa carrière fut l’une de ses grandes obsessions ; il s’y consacra avec énergie en devenant l’un des piliers de la jeune Académie des oscars, où il sut exercer une influence décisive. Cette académie fut pour lui le moyen d’opposer la légitimité artistique au poids économique triomphant des studios. Ses efforts ne furent pas vains, car, aussi réussis que fussent ses films, rien ne lui garantissait la reconnaissance de la profession sinon un intense travail auprès d’elle qu’il fut le premier à conduire avec une aussi grande efficacité. Jusqu’au triomphe de 1934 où, avec un film à petit budget et deux stars réticentes, dont l’une en disgrâce dans son studio d’origine, il établit un record, longtemps imbattable, de cinq oscars. Contre toute attente, It happened one Night (1934), avec Claudette Colbert et Clark Gable, prêté par la mgm pour lui faire comprendre que sa notoriété ne lui valait aucun traitement de faveur dans son studio d’origine, se vit récompenser pour son scénario, pour sa réalisation, pour son interprétation féminine et pour son interprétation masculine ainsi que comme meilleur film.
Ce succès public et international, aussi inattendu que massif, influença les professionnels, mais sans doute moins que la campagne intense menée par Capra auprès d’eux. Comme propagandiste de son génie, il était aussi un maître. Son autobiographie en témoigne sans détour. Convaincre est pour Capra un combat. Or, quand on sait orchestrer de telles campagnes à Hollywood, convaincre les soldats américains et la nation tout entière de conduire le bon combat est un défi à sa mesure. D’autant que Capra, en acceptant la mission que lui confie le chef d’état-major, le général George Marshall, a des comptes à régler avec les fascismes européens fauteurs de guerre, en particulier avec son pays natal. Car en plus de ses cinq oscars, It happened one Night reçut une autre récompense, plus inattendue : la coupe Mussolini !
Pour un émigré italien, né en Sicile, profondément attaché aux valeurs de la démocratie américaine, cette récompense était bien difficile à avaler. En quoi les fascistes italiens, qui faisaient du cinéma un enjeu majeur de propagande, pouvaient-ils se reconnaître dans cette œuvre ? Nul doute que Capra se soit posé la question, même s’il n’y a guère de traces de ses interrogations profondes, sinon dans ses films. Et la réponse est particulièrement vive, à la mesure de l’acuité de la question, avec notamment Mr Smith goes to Washington (1939), ode à la démocratie représentative américaine, qui, malgré tous ses humains défauts, se transcende dans la vigueur d’une inentamable posture morale. La classe politique américaine n’a pas beaucoup aimé ce film. La première à Washington fut un four mémorable, mais le succès public a très vite changé la donne. James Stewart est devenu du jour au lendemain une immense star. Son jeu subtil, sa silhouette improbable, dégingandée et fragile ont donné au personnage une force inédite, celle de l’Américain qui croit aux valeurs fondatrices et les met en œuvre en toute ignorance des jeux politiques en s’appuyant sur la lettre originelle qui fait du droit la force d’émancipation première de la nation américaine.
Au-delà de ce chant d’amour à la démocratie, avec toutes ses imperfections et ses défauts, à l’État de droit, qui ne tient qu’au strict respect d’un détail du règlement, Capra est allé plus loin dans Meet John Doe (L’Homme de la rue, 1941), le film le plus ambitieux et le plus radical qu’il a porté seul en s’émancipant presque complètement du système des studios, avec l’aide de ses plus brillantes émanations, Gary Cooper et Barbara Stanwyck. Mais aussi avec le soutien de l’un des piliers du système, le patron de la Warner Bros, Jack Warner, qui offrit la puissance de ses réseaux de distribution à ce film indépendant atypique et fortement engagé. L’Homme de la rue – le titre français est pour cette rare fois intelligemment interprétatif – décrit l’invention par une presse à sensation d’un Américain intègre et désespéré qui devient l’instrument d’un mouvement qui a tous les traits d’une organisation fasciste, chemises noires, intimidations et démonstrations de force à l’appui. La manipulation échoue, car rien chez Capra ne résiste à l’innocence.
La critique du fascisme est viscérale chez Capra, fondée sur une conception de l’individu pour qui la société n’est pas un monde clos dans lequel chacun délègue au chef son aspiration au pouvoir et devient le maître intraitable de sa propre aliénation, dont il est aussi la première victime en croyant pouvoir exercer sans frein la violence qui l’atteint pourtant en premier lieu. L’individu selon Capra ne fait pas le deuil de l’innocence perdue du monde ; il la refonde par son innocence même. Une posture profondément franciscaine. Au pouvoir Capra oppose le dénuement. Mr Smith ne peut rien et ce rien va le tenir debout au cœur des institutions, comme John Doe qui relève le défi du rôle qu’on lui impose et triomphe comme néant social en devenant, presque malgré lui, une pure affirmation morale. Les personnages de Capra se mettent à nu comme le fit François devant le pape, à nu devant les institutions de la République pour lui redonner son innocence. Cette innocence franciscaine, qui confine à l’idiotie dostoïevskienne dans les interprétations inspirées des deux plus grands acteurs de l’époque, James Stewart et Gary Cooper, est une arme souveraine et désarmante brandie dans le ventre de la bête au cœur de cette humaine méchanceté qui ne peut s’exercer que par la passivité de ceux qui s’y soumettent.
Capra est le seul, avec Chaplin dans Le Dictateur (1940) et Lubitsch dans To be or not to be (1942), à arracher leurs masques aux dictateurs européens pour leur en offrir un de comédie particulièrement grimaçant dans une période de grande indifférence à l’égard de l’Europe. La Comedia dell’arte, ils connaissent, ils l’ont mise au service de l’enfantement du burlesque dont ils sont les fondateurs. Ses décapantes vertus sont à l’œuvre dans Le Dictateur comme dans Meet John Doe. Chaplin et Capra ont en effet beaucoup en commun, notamment leur souci d’indépendance par rapport aux studios, mais aussi le fait d’écrire et de réaliser des œuvres profondément politiques, d’un antifascisme ardemment militant que seule leur indépendance autorise.
Meet John Doe et Le Dictateur sont des œuvres majeures qui, très singulièrement, font du travail de la fiction une entreprise politique de part en part, dénonçant en termes remarquablement explicites, dans une Amérique isolationniste, la logique de guerre des fascismes européens. Chaplin et Capra ont pris simultanément tous les risques avec leurs films très difficilement assimilables par le système hollywoodien. Mais ils l’avaient inventé quand ils travaillaient l’un et l’autre chez Mack Sennett, quand Chaplin créait Charlot et Capra Harry Langdon, et fondaient le primat de la mise en scène sur la fiction ainsi que la fusion de l’acteur et du personnage dans la souveraine liberté du jeu.
Connaissant mieux que quiconque les pouvoirs de la mise en scène, ils prirent très tôt conscience de la part qui était la sienne dans la mise en œuvre des pouvoirs fascistes. Et leur souci fut de ne pas laisser des histrions ridicules ou des peintres ratés se saisir de ce puissant levier qui avait fait d’Hollywood un formidable outil dont l’Amérique pouvait perdre la maîtrise. La force de leur génie les impose au moment le plus improbable et le plus nécessaire, au cœur d’une Amérique qui ne s’intéresse pas au sort de l’Europe, qui ne s’interroge guère et qui ne soupçonne pas la logique de guerre des fascismes européens.
Capra ne savait pas à cette époque qu’outre Mussolini, il avait en Europe un autre admirateur attentif, qui ne manquait aucun de ses films et qui notait compulsivement dans son journal combien ceux-ci pouvaient être une source d’inspiration politique. Un admirateur enthousiaste qui s’est attaché en Allemagne à mettre le cinéma au service du national-socialisme triomphant : Joseph Goebbels. Ainsi, après avoir vu It happened one Night, il écrit : « Un film américain spirituel et brillant dont nous pouvons apprendre beaucoup. Les Américains sont naturels ! Supérieurs à nous autres sur bien des points. » Certes, on ne saurait lui donner tort, mais en quoi cela sert-il un objectif politique ? Car Goebbels n’a pas d’autre obsession. Ce qu’il admire, c’est la capacité de substitution que maîtrise Hollywood. La possibilité, par les seules ressources de la mise en scène, de mettre en œuvre une société tout entière, de lui faire prendre la place de l’autre si contradictoire, frustrante et imparfaite, d’inventer selon cette logique des attractions qu’Eisenstein, dans un tout autre contexte, lui aussi nourri d’admiration pour Hollywood, a théorisées, de faire de cette « imitation de la vie » la vie même. Quel pouvoir cela peut-il conférer à celui qui contrôle la machine que de réécrire le monde en y incluant tous ceux qui ne s’y reconnaissent pas, le dénoncent ou s’en sentent exclus ? Quelle admirable machine totalitaire ! Le naturel fabriqué par une machine puissante s’impose en lieu et place du réel.
Hollywood fait rêver Goebbels, comme il fait rêver Mussolini qui, à la même époque, lance le projet de Cinecitta, un Hollywood fasciste, et invente le grand festival cinématographique avec la Mostra de Venise, auquel la France, en plein réarmement, riposte avec la création du Festival de Cannes.
Capra est un modèle pour Goebbels, car il sait faire surgir des personnages qui s’imposent par la logique interne de leur présence. Ce ne sont pas des héros, bien au contraire, mais ils savent le devenir : « Le héros […] ne parle pas toujours de manière héroïque, mais il agit de manière héroïque. » Une idéologie puissante, à vocation dominatrice, doit s’imposer dans sa nécessité interne, agir et faire agir. Les hommes nouveaux du national-socialisme doivent entrer dans cette ivresse cinétique qui les rend agissants, les exonère de tout dilemme moral puisqu’ils sont, dans le seul mouvement de leur corps, leur ultime nécessité. Le cinéma est la forge puissante d’où doivent sortir ces nouveaux dieux, immanents et indifférenciés, inscrits dans cette totalité qui les porte et les inscrit dans l’histoire comme du plomb fondu sur l’enclume du monde nouveau. On est bien loin de la mécanique irrésistiblement séduisante de la comédie hollywoodienne. Et pourtant, c’est bien elle qui, par sa capacité à transformer le corps des acteurs en pur mouvement, inspire le délire national-socialiste du corps prenant possession du monde et le soumettant à ses désirs, où la pulsion de mort constamment invoquée est le ressort dramatique de dernière instance qui transforme la comédie en farce tragique.
Goebbels n’a ni Hollywood ni Capra. Il a perdu Fritz Lang qui, dans Metropolis, avait fait un pas dans la bonne direction. Il a perdu aussi celui qui savait si bien magnifier son actrice favorite, Zarah Leander, une star qui n’avait rien à envier à Hollywood, ce Danois, pilier de la Volksbühne de Max Reinhart, qui deviendra, sous son nouveau nom de Douglas Sirk, l’un des grands maîtres de « l’imitation de la vie », titre de son chef-d’œuvre, et le plus grand cinéaste américain des années 1950. Goebbels aime les femmes, les actrices en particulier. Et il aime cette jeune femme si belle, si énergique, cette alpiniste au port altier, au sourire ravageur à qui rien ne fait peur ; elle aime les hommes, le corps des hommes ; elle le fascine ; elle s’appelle Leni Riefenstahl. C’est sur elle qu’il parie. Il a bien fait de se laisser séduire. Avec Le Triomphe de la volonté (1935), elle lui offre la riposte à Hollywood, une œuvre puissamment cinématographique où le mouvement des corps, emportés dans une irrépressible exaltation, devient le signifiant puissant d’un discours qui n’a plus besoin d’être énoncé. Grâce à elle, les nazis agissent en héros, sont les héros triomphants de notre temps.
Quand Frank Capra accepte sa mission et répond au général Marshall qu’il va lui donner le meilleur documentaire jamais réalisé, il ne s’encombre d’aucune inutile modestie. Il connaît la puissance de la machine hollywoodienne, ne doute pas de son génie et sait que les forces armées lui fourniront tous les moyens nécessaires. Il aura même la liberté d’échapper aux pesanteurs hiérarchiques que son expérience hollywoodienne lui permet de ne pas sous-estimer, en s’entourant d’une équipe dévouée et composée des meilleurs talents avec lesquels il a déjà partagé quelques expériences mémorables. La quarantaine de proches collaborateurs qui rejoignent le major Capra dans sa mission a en effet de quoi faire rêver. On y trouve des réalisateurs talentueux, comme Anatole Litvak et Robert Flaherty, de brillants scénaristes, tels Anthony Veiller et Eric Knight, un des plus grands auteurs de musique de films hollywoodiens, Dimitri Tiomkin, et le magnifique acteur qu’est Walter Huston, qui se voit confier la tâche décisive d’incarner la narration de ces films.
Capra a beau être sûr de lui, il sait qu’il a affaire à forte partie puisqu’il n’ignore rien de la place qu’occupe le cinéma dans les régimes totalitaires. Il est conscient que ceux-ci savent reconnaître les talents, puisque le sien ne leur a pas échappé, et qu’en Italie comme en Allemagne beaucoup d’artistes sont restés et disposent de moyens considérables pour mettre en œuvre leurs projets. Il décide donc de visionner systématiquement tous les films de propagande des régimes fascistes auxquels il peut avoir accès ; il y ajoute les productions soviétiques, car il va devoir faire le lien avec ce nouvel allié. Au musée d’Art moderne (moma), Capra visionne avec son équipe des dizaines d’heures de films2. Il a gardé un souvenir précis du moment où il a découvert Le Triomphe de la volonté. Sa toute première réaction a été de s’avouer battu. Comment répondre à des images aussi puissantes, aussi cinématographiquement parfaites, dont la logique s’impose irrésistiblement, rompt les résistances idéologiques et finalement accomplit aussi parfaitement sa mission ? Comment se défaire de l’emprise d’un objet signifiant, brut, qui ne peut subir aucune analyse et interdit toute critique ?
Longtemps Capra s’interroge et doute, mais il a une illumination qui va conduire tout le projet de Why we fight : la propagande de l’ennemi doit devenir le corps vivant de sa mise en scène. Il doit s’en saisir, faire rendre ce qu’elles disent à ces images en les soumettant à d’autres et, sous la meule d’un montage abrasif, rétablir l’inanité de leur propos. Les ficelles de Leni Riefenstahl, Capra les connaît toutes, il en a déjà fait usage. Il sait ce que l’on peut faire d’une contre-plongée expressive, de ces figures de style qui privilégient le rythme et que le puissant orchestre wagnérien magnifie. Il va donc se saisir de cette œuvre et l’installer dans son propre studio de montage, enlever à ce séduisant docteur Frankenstein son irrésistible et monstrueuse créature.
L’implicite théorie que développe Capra au moment de se lancer dans l’aventure est celle de la réversibilité des images. Celles-ci ne parlent pas d’elles-mêmes ; c’est leur mise en mouvement par l’effet du montage qui les transforme en discours. Il n’y a aucun mystère au Triomphe de la volonté, juste du savoir-faire, et en la matière les meilleurs sont à Hollywood. Les images de Leni Riefenstahl doivent être considérées comme des prises de guerre. L’enjeu est de les investir comme on prend une forteresse pour mieux retourner ses canons contre l’ennemi. Le pari va donc être celui-là : ne pas chercher à cacher ces images, ne pas nier leur séduction, ne pas récuser leur portée, mais l’ajuster de telle sorte qu’elle en fasse exploser le sens, que l’inanité de ces corps si remarquablement mus de mouvements identiques apparaisse pour ce qu’elle est : la mécanisation violemment subie de corps voués à la guerre.
Capra va donc faire de la rhétorique du Triomphe de la volonté l’un des motifs de son propre énoncé, exactement comme Chaplin dans Le Dictateur se saisit de la moustache et des gestes de Hitler. Ne rien laisser aux nazis qui puisse conférer forme et sens à leurs discours. Ne pas les contredire, ne pas les dénoncer car, comme l’écrivait Ernst Bloch, « ce qu’ils disent est tellement faux que même l’inverse n’est pas vrai ». Mieux vaut les prendre à revers, dérégler le pas de l’oie pour qu’il devienne celui d’un canard sans tête.
Why we fight est une entreprise dialectique qui fait peser sur la propagande fasciste le poids de sa démonstration. Et qui prend le risque de mettre à nu les pouvoirs de l’image. Comme si les clés du champ de bataille cinématographique étaient livrées à tous. Ce qui n’a pas échappé à James Agee, immense écrivain et fin analyste du cinéma, pour qui le traitement que Capra impose à ces images « franchit même parfois un seuil critique pour réaliser pleinement toutes les possibilités cinématographiques »3. Les images servent le propos, mais elles ne lui sont pas soumises. Il ne s’agit pas d’opposer la propagande à la propagande, sans doute ce que l’on attendait, mais de libérer les images du poids de celle-ci en les soumettant à un discours qui porte un point de vue, une vision, mais qui ne cherche pas à les glisser sous le tapis. Why we fight fait doublement le pari de l’intelligence, l’intelligence politique sans doute, mais pas au prix de l’intelligence cinématographique qui doit être accessible dans le même temps, comme si pour être justes les images devaient redevenir juste des images. Ce que souligne Agee : « Les mots servent alors les images, à moins qu’ils ne leur rendent le plus grand des services, le retrait. »
L’Amérique telle que Capra la représente n’est pas une nation guerrière qui entre triomphalement en guerre. Elle ne cache rien de ses doutes. Dans Prelude to War, le très remarquable film d’ouverture de la série Why we fight, qui fut couronné par un oscar en 1942, l’Amérique n’apparaît pas si sûre d’elle-même. Elle est, comme tous les personnages de Capra, sûre de ses principes, mais désarmée par rapport à la situation car elle ne comprend pas jusqu’à quel point la montée des fascismes européens est la récusation de ces principes mêmes. Son territoire est si vaste qu’elle en ignore le monde. Capra n’hésite pas à faire apparaître des Mr Smith qui disent à quel point être Américain est une manière de tourner le dos au reste du monde, de l’ignorer. L’utilisation d’interviews d’hommes et de femmes qui énoncent crûment leur refus de la guerre, leur désintérêt pour la situation en Europe, a été soulignée par Agee comme particulièrement brillante, car elle se saisit de la contradiction dans sa chair et dans ses mots. Poser la question du pourquoi du combat appelle à ne pas présupposer la réponse, mais à aller au cœur de l’interrogation, là où elle sépare les Américains d’eux-mêmes. Cette nation d’émigrés sait à quel point l’Europe des famines et des pogroms mérite d’être oubliée, combien les guerres du Vieux Continent ne les concernent pas. Sur cette ignorance, Capra construit son discours jusqu’à rétablir le lien entre l’horreur d’aujourd’hui et celle d’hier, et rappeler qu’avec l’expansion des nazis, l’Europe des pogroms concerne le monde entier. Vouloir la paix en Amérique n’a plus de sens quand la guerre est à ses portes : « Peace for us depends of peace for all. »
Loin de toute émotion martiale, Prelude to War est d’abord une démonstration de géopolitique qui redonne à l’Amérique un rôle central. Les oppositions sont simples, mais l’enjeu est immédiat. À persister dans son isolement, le monde libre ne sera bientôt plus entouré que d’esclaves et deviendra esclave à son tour. Les situations contradictoires et les questions complexes sont évacuées, la guerre d’Espagne est à peine évoquée et l’Union soviétique de Staline est l’alliée du monde libre. Mais que sont ces régimes totalitaires contre lesquels l’Amérique va devoir se battre ? Comment faire comprendre aux Américains qu’il ne s’agit pas d’une guerre comme les autres, mais d’un affrontement décisif ? En travaillant les images, principalement celles de la propagande nazie, pour aller au bout de leur logique, une logique de mort où nul ne sera épargné.
Au-delà du Triomphe de la volonté, qui est la matrice de la représentation du monde nazi, Capra regarde de très près les principaux documentaires de guerre nazis, en premier lieu Feldzug in Polen (1940) et Sieg im westen (1941) qu’il utilise abondamment dans plusieurs des films de Why we fight. La guerre mécanique y est exaltée de telle sorte que l’homme n’en est plus l’acteur mais le rouage indifférent. L’homme disparaît sous son casque, se normalise dans ses gestes, se mécanise dans le pas de l’oie qui revient sans cesse, roulements de tambour à l’appui afin de proclamer la disparition de toute humanité individuée. Aux machines, Capra oppose des visages, des présences, le dénuement de populations que rien n’a préparées à ce déluge de feu. Plus le visage est nu, plus le regard est perdu, plus la machine travaille à vide et le montage est là pour faire entendre le bruit du moteur en rétablissant le silence du refus. La mécanique nazie n’a rien d’irrésistible, elle n’est qu’une machine sans emprise sur le réel. Sa propagande en est la métaphore, elle fonctionne comme elle : c’est une machine à broyer qui ne sait pas voir car pour voir il faut savoir affronter le regard de l’autre.
Ce dispositif affirmé dans The Nazis Strike, le deuxième film de la série, consacré principalement à l’invasion de la Pologne, prend une ampleur particulière dans le troisième, The Battle of Britain (1943). La résistance et la résilience des Anglais sont au cœur du propos ; elles passent par la manière dont les actualités britanniques savent montrer l’attitude de ceux-ci sous le Blitz. Un apparent dénuement face à la puissance de feu qui s’abat sur eux, mais surtout une distance faite de gestes simples. Ni colère ni cri ni plainte ; des visages placides qui contemplent l’horreur sans un seul instant s’y soumettre. Londres et Coventry sont en ruines ; les Anglais sont debout, ils préparent leur thé et tricotent dans les stations de métro.
Pour que la démonstration soit efficace, il faut qu’elle s’inscrive dans des références aussi évidentes que possible pour le public américain. Ainsi Capra rejoint Brecht en faisant du film noir et du monde de la pègre la métaphore puissamment éclairante de la violence fasciste. Qui sont Mussolini, Hitler ou les militaristes japonais ? Des gangsters comme ceux vus dans les journaux et mieux encore dans les films de la Warner. Hitler ne ressemble-t-il pas à Edward G. Robinson dans Little Caesar (1931), le formidable film de Mervyn LeRoy, ou à Paul Muni dans Scarface (1932) de Howard Hawks, ou encore à James Cagney dans le bien nommé Public Ennemy (1931) de William Wellman ? Les ennemis publics sont faciles à reconnaître : ils hurlent, trépignent et électrisent les foules comme ces chefs de bande qui savent si bien manier les armes dans le film noir hollywoodien.
La pègre est certes un bon modèle pour décrire utilement les fascismes européens, mais c’est aussi le moyen de faire le lien entre violence lointaine et violence familière au public américain, entre la violence des fascismes et la violence sociale qui en a été le terreau. La question est au cœur des films de Capra depuis American Madness qui, dès 1932, traite frontalement de la Grande Dépression. Pour rompre avec l’isolationnisme, les Américains doivent comprendre que la crise qu’ils viennent de subir fut aussi mondiale que l’est la guerre qui vient. Elle en est la directe conséquence et ils en sont déjà les acteurs sans le savoir. Rien de tel pour comprendre la logique d’Hitler que de penser à Dillinger. Les autres gangsters qui ont pris le pouvoir en Europe sont de la même eau. Ils sont nés de la crise et ils lui donnent un visage reconnaissable. D’autant plus que leur narcissisme en a fait des acteurs appliqués, élèves de cours de comédie avant de monter sur la scène de leurs premiers meetings.
Aussi bien que Chaplin, Capra perçoit combien la marge est étroite entre ce morbide esprit de sérieux à l’œuvre à Nuremberg et une pantalonnade ridicule. Il lui suffit d’aller un peu au-delà pour que la grandiloquence nazie s’effondre. Les basses œuvres des dictateurs européens sont l’objet d’un si remarquable éloge cinématographique qu’il suffit de se pencher sur la table de montage pour les opérer à chaud, disséquer ce qui dans le mouvement de ces corps décrit l’inanité de leur pouvoir qui n’est que mise en scène de la violence et exaltation de la mort. Le talent des opérateurs et des réalisateurs nazis, l’histrionisme forcené de Mussolini et d’Hitler sont bien les meilleures armes dont se saisit Capra et qu’il pousse à la limite, qui n’est jamais très loin de ce que contiennent déjà les images.
Dans l’écriture documentaire, la dramaturgie est aussi nécessaire que dans la fiction, mais elle emprunte d’autres voies, en passant par l’épreuve du réel. Sauf que ce qui se joue, c’est l’inaccessibilité de celui-ci, empêtré qu’il est sous des couches épaisses d’idéologie. Le drame qui se joue dans l’écriture par le double travail du montage et de la narration est de revenir au réel tout en montrant ce dans quoi il est pris. L’idéologie n’est pas le contexte, mais le levier qui fait agir l’ennemi, son arsenal. Pour être efficace, il convient de dynamiter celui-ci, de lui faire subir, par la distorsion du montage et le travail du commentaire, ce tour d’écrou qui rend la mécanique improductive.
Hors de la logique de leur montage initial, les images de propagande nazie ressemblent à des décors pris à revers dont les coutures sont visibles. Il suffit parfois de les laisser paraître. La quincaillerie idéologique des nazis a beau être très sonore et puissamment mortifère, elle sonne creux et il suffit de taper là où l’écho se tait, de la soumettre à la logique d’un discours articulé. Capra sait où il faut porter le fer en faisant du montage le moyen de nier les négations nazies et de passer sur un autre plan.
Dans The Nazis Strike, la description de l’emprise des nazis sur l’Europe est remarquable, en ce qu’elle oppose les discours d’Hitler à la réalité des faits. L’Allemagne n’a pas de revendication territoriale, ne cesse-t-il d’affirmer. Nul n’est besoin de souligner l’énormité de la ficelle, il suffit de la voir se dérouler. L’effet de décalage dans le temps entre les paroles du chancelier et les images de propagande suffit pour que celles-ci se mettent à dénoncer ce qu’elles avaient vocation à illustrer et à défendre.
La puissance du montage tient dans cette capacité de déplacement qui permet une nouvelle articulation propre au langage cinématographique où l’énoncé s’impose aux images en s’inscrivant dans leur continuité. Ainsi l’image ne parle pas par elle-même, elle n’entre dans un langage que par le système qu’elle forme avec celles qui la précèdent et celles qui la suivent. Les images, orphelines de la forme totalisante qui leur confère leur pouvoir de sidération, deviennent les fragments d’un discours dont la défaite n’est plus affaire que de circonstances.
Why we fight est le récit de cette prise de contrôle qui ne laisse rien hors de son champ. Le tour d’horizon est mondial, les théâtres d’opérations sont présentés et avec eux la nature de l’ennemi à combattre. Le mot d’ordre est de connaître l’ennemi autant pour ne pas le sous-estimer que pour ne pas le surestimer. Rien ne sert de le diaboliser. En cela la série se démarque radicalement de la production ambiante de l’époque aux relents racistes très prononcés. L’ennemi n’est pas un monstre et l’on peut d’autant mieux le connaître qu’il est une part de notre humanité. Sa représentation du monde doit être prise au sérieux, décrite dans le détail. Sa dimension délirante ne peut être qu’une conclusion, pas une présupposition.
L’un des partis pris les plus surprenants de Why we fight, au regard de son statut de film de propagande institutionnel doté de toute l’autorité nécessaire, produit au sein même des forces armées américaines, est de rester à distance d’un discours directement politique et de ne donner pratiquement jamais la parole aux hommes politiques, fussent-ils les représentants des institutions, pas même au plus puissant d’entre eux, le président des États-Unis. Il n’aurait pas été étonnant que des discours de Roosevelt, en particulier celui de l’entrée en guerre au lendemain de Pearl Harbor, fussent repris dans le cours des films. Et pourtant, ils sont pratiquement absents, comme si aux images saturées de la présence des dictateurs dans la propagande fasciste, il fallait opposer l’exercice suprêmement démocratique de l’effacement du président, qui n’agit que par et pour le peuple, et qui n’a pas vocation à se substituer à lui. Même Churchill, dont le verbe est si puissant, n’apparaît pratiquement pas dans The Battle of Britain.
Les démocraties ont des représentants qui ne se substituent pas à ceux qu’ils représentent. Ce ne sont pas des sauveurs suprêmes. Dans la guerre, ils jouent leur rôle mais pas au-delà, et Capra choisit de leur laisser une part plutôt congrue qui fait un violent contraste avec ceux qui en prenant seuls la parole font taire leur peuple. Le discours des dictateurs et leur mise en scène grandiloquente dénoncent l’imposture fondamentale des régimes fascistes, à laquelle Capra répond par une mise en avant attentive de cet homme de la rue, qui est loin d’avoir toujours raison, mais qui est la seule mesure d’une politique digne de ce nom. Aux foules indifférenciées des grand-messes fascistes, Capra oppose des visages, ceux d’une Amérique qui se fonde sur son indifférenciation, condition nécessaire à ce creuset, qui est la forge d’une incomparable puissance dont Capra lui-même est issu.
Dans Why we fight, le commentaire occupe une place très particulière et absolument moderne. Il ne s’agit pas de dire, de manière inutilement redondante, la vérité des images, ni de les laisser parler en s’effaçant derrière la musique, mais de trouver la bonne distance par rapport à elles. La voix n’est pas neutre, elle est un corps en action, celui d’un acteur que chacun connaît et reconnaît : Walter Huston. Elle s’engage dans un point de vue et ne prétend pas tout savoir. Elle est là pour ouvrir les images sur elles-mêmes, pour les faire agir les unes contre les autres selon le principe de la dialectique abrasive mise en œuvre par Capra.
Walter Huston a vécu, et souffert, il est l’acteur de rôles dramatiques qui apparaissent en filigrane dans son commentaire. Il est l’Abraham Lincoln, père de la nation du film de D. W. Griffith, père fondateur du cinéma américain, de 1930. Il est l’honnête banquier failli de La Ruée de Capra, en 1932. Il a échappé à bien des épreuves, à de très adverses situations, de l’étang tragique du premier film américain de Jean Renoir à la Sierra Madre de John Huston, son fils. Tout droit sorti de ses rôles et les transportant avec lui, il avance en assurant son propos comme on forge une conviction qui n’est pas préétablie. Il n’assène pas des vérités mais bien plutôt travaille les images, se heurte à leur brutalité, essaye de les comprendre, sans les prendre pour argent comptant puisqu’elles portent le sceau de la fausse monnaie. La posture de Walter Huston est celle de la narration au travail, soumise à la double épreuve des images et du réel, et qui cherche le bon chemin entre les évidences trompeuses et les vérités cachées. L’enjeu est de rétablir une cohérence et de reprendre, par la maîtrise du récit, celle du cours des choses. Très loin des commentaires anonymes, emphatiques et mécaniques des images de propagande, de ces voix timbrées comme des cuivres qui sonnent si remarquablement creux, la voix de l’acteur assure la présence charnelle de son engagement. Il est celui qui ouvre la voie, pas celui qui sait, mais celui qui pose les questions et va chercher les réponses où elles sont. L’analyse géopolitique, souvent invoquée, cartes à l’appui, a la saveur du tableau noir de l’école d’autrefois et le narrateur semble le premier à en retenir la leçon comme si son rôle était d’accompagner leur découverte, de créer cet état propice à l’apprentissage où la confiance est donnée à un maître bienveillant qui découvre avec vous ce qu’il enseigne.
1 Prelude to War (1942), The Nazis Strike (1943), Divide and Conquer (1943), The Battle of Britain (1943), The Battle of Russia (1943), The Battle of China (1944), War Comes to America (1945).
2 Dès sa conception, le moma a donné une place importante à l’image fixe comme à l’image animée ; il possède ainsi la plus belle collection de films.
3 J. Agree, « Sur le cinéma », Cahiers du cinéma, 1991.