N°41 | L'allié

Olivier Rittimann

Occuper un poste interallié

L’adjectif interallié fait partie de ce vocabulaire un peu suranné qui renvoie aux grandes alliances de la Première Guerre mondiale. Pourtant, en dépit de son caractère démodé, ce vocable est encore particulièrement pertinent aujourd’hui. Le dictionnaire définit interallié comme « étant commun à plusieurs alliés » et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) illustre donc parfaitement cette notion d’alliance, la seule à laquelle notre pays appartienne. En effet, si des structures telles que le Corps de réaction rapide-France ou le Corps européen offrent des postes multinationaux au sein d’un état-major établi par une nation-cadre ou un groupe de nations, c’est uniquement au sein de l’otan, et singulièrement dans sa structure de commandement, que l’on trouve des postes interalliés. C’est donc sur cette structure que je vais concentrer mon propos.

Revenons brièvement sur la relation compliquée, que certains alliés vont jusqu’à qualifier de paranoïaque, qu’entretient la France avec l’Alliance atlantique, car cette relation joue bien sûr un rôle dans la décision d’affecter des personnels en son sein. Par préjugé, par méconnaissance, par facilité, on peut être amené à donner la priorité à une affectation en état-major français plutôt qu’interallié, dans un contexte de ressources extrêmement limitées qui accentue encore plus cette tendance. Ainsi, contrairement à tous nos alliés, nous n’occupons que 80 % des postes qui nous sont dévolus et que nous avons acceptés, ce qui nous place bons derniers de la liste. Si les ressources limitées, en personnel comme en budget, expliquent en partie cette incapacité à honorer notre engagement, il y a aussi une part de réticence culturelle que l’on peut éclairer à la lumière du bref historique qui suit.

Ainsi, après avoir été l’hôte des principaux commandements otan jusqu’en 1966 (shape à Rocquencourt, afcent à Fontainebleau), la décision prise par la France de quitter la structure militaire intégrée a entraîné une « traversée du désert » d’une quarantaine d’années. Pendant ces quatre décennies, l’armée française a grandi différemment des autres alliés, pour lesquels l’otan fait aujourd’hui partie intégrante de l’adn. Même si la France avait signé des accords discrets de coopération en cas de guerre, le fait est que, pendant cette période, plus aucun militaire français ne servait dans les postes de la structure de commandement. Sa présence y était matérialisée seulement par les missions militaires françaises (mmf), chargées d’assurer le lien entre les forces nationales et l’Alliance, mais comme la guerre restait froide, elles n’avaient pas de réel travail et n’œuvraient de toute façon pas en immersion dans les états-majors.

Pour le jeune officier que j’étais dans les années 1980, l’otan était perçue, et expliquée, comme un « machin » compliqué dont la France ne faisait plus partie qu’au plan diplomatique, sans réelle utilité militaire. C’était un truc pour vieux généraux et colonels en fin de carrière, qui accomplissaient une sombre mission de liaison en cas de conflit avec l’Union soviétique, conflit rendu improbable par la dissuasion nucléaire. Une mission largement superflue. Ce n’était pas vendeur. Je ne savais pas à l’époque que j’y passerais seize ans sur quarante de carrière…

Ce n’est qu’à la faveur de la guerre en ex-Yougoslavie que la France reprit, timidement, le chemin de la structure militaire de l’otan, d’abord en retrouvant son siège à la table du Comité militaire à Bruxelles, puis en établissant quelques équipes de planification à Mons et à Naples, en lien avec les opérations dans les Balkans. Si ces éléments travaillaient plus étroitement avec leurs homologues alliés, ils restaient cependant sous tutelle nationale, et il faudra attendre 1998 pour ouvrir les deux premiers postes d’insérés à Brunssum et à Naples, dans le cadre des Groupes de forces interarmées multinationales. La participation se montera à une petite vingtaine de militaires français insérés dans leurs états-majors respectifs, aux côtés des mmf.

Ce n’est qu’à partir de 2009 que les militaires français vont de nouveau occuper massivement des postes interalliés. Dix années, soit seulement trois rotations de personnels. Servir à l’otan est donc encore un fait nouveau, peu ou mal connu, objet de nombreux préjugés, idées reçues, poncifs. Cet article va tâcher de rester le plus objectif possible, sans entrer dans une description fastidieuse des postes qui ne présenterait pas un réel intérêt. Je vous propose d’examiner ce poste interallié au travers de trois idées communément répandues dans les armées françaises. La première est qu’il faut avoir un « marquant » relations internationales pour y servir. La deuxième est qu’une affectation en interallié, ce sont des vacances, bien payées de surcroît. La troisième est que l’otan est une usine à gaz bureaucratique et normative.

  • L’otan, c’est pour les spécialistes en relations internationales

Rien ne saurait être plus faux ! Malgré la croyance fermement ancrée au sein des directions des ressources humaines, il ne s’agit pas de postes avec un marquant « relations internationales ». Dans la structure de commandement de l’otan (ncs-nato Command Structure), on ne « fait » pas des relations internationales. Un poste en état-major interallié, c’est comme un poste en état-major français, sauf que c’est en anglais : un j3 y conduit des opérations, un j5 y planifie, un j7 y conçoit des exercices… Le métier accompli en état-major national est donc immédiatement transposable.

Une affectation en poste interallié comporte des spécificités connues : parler l’anglais, en s’appropriant un jargon particulier fait d’acronymes singuliers, pluriels voire conjugués comme des verbes ; s’intégrer dans une chaîne hiérarchique non nationale ; s’exposer à des cultures opérationnelles et à des pratiques d’état-major différentes, et donc sortir délibérément de sa zone de confort. L’aspect délibéré a son importance puisqu’une affectation en poste interallié nécessite une démarche de volontariat, pour l’individu comme pour sa famille qui doit aussi accepter le déracinement culturel. Si une affectation à Mons, proche de la frontière française, ne pose pas de difficulté particulière, Izmir ou même Naples présentent d’autres défis. Cela suppose une part de curiosité de l’individu, qui devra accepter d’aller au-devant de ses collègues des autres pays, de participer aux échanges culturels, de tolérer une certaine intrusion dans sa vie hors service, de recevoir et de rendre des invitations, de participer aux beer calls, aux social events, aux compétitions sportives, aux charities... C’est un usage anglo-saxon très présent dans les états-majors otan qu’il faut prendre en compte. C’est ainsi que l’on se constitue un réseau d’amitiés qui s’avérera tôt ou tard utile.

  • L’otan, c’est une colonie de vacances

Nombreux sont ceux qui glosent sur des horaires de travail écourtés, des parties de golf et autres activités sociales qu’ils soupçonnent de se tenir pendant les heures de service, et qui partent de ce postulat pour estimer qu’une affectation à l’otan rime avec temps libre et que donc, au retour en France, l’heure serait au paiement de cette oisiveté aux frais de la princesse. C’est une idée fausse, car non seulement le travail est le même qu’en France, mais est plus fatigant du fait de l’immersion constante dans une langue étrangère. C’est non seulement difficile car il faut apprendre à concevoir, à rédiger, à argumenter et à convaincre de la valeur de ses idées, mais parce qu’il faut également adapter son oreille et sa compréhension à tous ses homologues dont certains maîtrisent plus ou moins l’anglais – tous ne sont pas des native speakers. Quant aux horaires de travail, comme en France tout dépend du dossier suivi et à défendre devant sa hiérarchie, mais en général le chef de section ou de branche a des horaires « parisiens ». En outre, compte tenu de la réputation de la France au plan militaire, l’inséré français se verra confier des responsabilités plus importantes pour lesquelles il ne pourra se permettre la médiocrité.

Un poste en interallié exige donc une grande capacité d’adaptation, mais surtout une capacité encore plus grande à travailler de façon autonome. Je m’explique : l’inséré est considéré comme un ambassadeur de la France, à son modeste niveau, et Paris attend de lui qu’il puisse influer sur le cours des dossiers afin de ménager les positions nationales. Cette influence, située bien en amont des arènes de négociation bruxelloises, doit permettre d’éviter de trop exposer les représentations diplomatique et militaire au siège de l’otan, dans une logique de lignes de défense concentriques. On estime que ces positions sont bien connues et elles ne font pas l’objet de rappels réguliers et fréquents ; à l’inséré de se renseigner en établissant un lien de communication solide avec la représentation militaire française au shape, via le correspondant français qui est établi dans chaque état-major de la structure. C’est en effet par son intermédiaire qu’il reste connecté à son pays.

Se pose alors la question de la loyauté. Ne nous voilons pas la face : nous sommes Français et notre loyauté doit donc avant tout aller à notre pays, et c’est d’ailleurs l’attitude adoptée par toutes les autres nations. Il est par conséquent tout à fait normal de faire remonter des informations sur l’évolution des dossiers à la représentation militaire, qui jugera de l’opportunité de les relayer vers Paris. Là encore, il ne s’agit nullement d’espionnage, et ce n’est pas faire preuve de déloyauté envers l’otan que de procéder de la sorte, puisque celle-ci n’existe que par et pour les nations alliées. Ceci dit, la loyauté envers l’état-major d’emploi, shape ou un autre, consiste à soutenir et à défendre in fine les positions développées par l’état-major après un travail fouillé de coordination interne, même si en tant que Français on n’est pas forcément d’accord avec l’approche retenue. Une fois la décision prise par le commandement, il convient d’être loyal vis-à-vis de cette décision sous peine de se voir discrédité.

  • L’otan, c’est une usine à gaz

L’otan est souvent perçue comme une énorme bureaucratie normative, friande de lourds processus, généreuse en milliers de pages de directives redondantes, mais où toute décision requiert un consensus forcément ardu à élaborer et qui débouche souvent sur des compromis insipides. Tout n’est pas faux dans ces affirmations. Néanmoins, il faut aussi reconnaître que c’est la seule organisation politico-militaire capable de planifier et de conduire des opérations de grande envergure en assurant l’interopérabilité entre ses membres.

Les états-majors otaniens sont souvent critiqués pour leur taille qualifiée d’excessive par rapport à ce que l’on « sait » faire en national. Cette taille tient à leur caractère multinational et comme l’Alliance n’a cessé de croître depuis la chute du mur de Berlin, de plus en plus de nations alliées souhaitent y occuper des postes responsabilités, d’influence, de décision. La France n’a d’ailleurs pas fait exception à la règle lors de son retour en 2009. Ils sont donc plus volumineux et sans doute moins performants que les états-majors nationaux, mais c’est le prix à payer.

C’est surtout un cadre privilégié : la maîtrise des procédures opérationnelles, le travail à des niveaux inexistants en France – je pense aux Joint Forces Command de niveau opératif, mais aussi au shape du niveau stratégique –, que ce soit en activité de routine, en opérations ou en exercice. Chacun apporte son expérience nationale, la confronte à celle de ses homologues, et surtout acquiert une compétence et une expérience que seule l’otan peut procurer. Cette affirmation peut être discutable si l’on parle des opérations, car même l’Afghanistan n’était pas réellement une opération commune, chaque contingent national agissant principalement dans sa zone d’action. Mais si l’on parle d’exercices qui visent à préparer les états-majors à une opération, force est de reconnaître que seule l’otan est capable de développer des exercices complexes interarmées et interalliés, de niveau opératif voire stratégique. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, avec le recentrage vers la raison d’être de l’Alliance : la défense collective face à la réaffirmation de la puissance russe depuis l’annexion de la Crimée et les actions dans le Donbass.

Bien plus qu’une sinécure, servir en état-major interallié est un investissement et c’est ainsi qu’il faut le considérer : le militaire français s’améliore en anglais, apprend à maîtriser des procédures d’état-major directement réutilisables au plan national et en coalition, s’entraîne à des niveaux inaccessibles en France. Sa carrière ou son avancement ne doivent pas être pénalisés du fait des préjugés exposés ci-dessus, bien au contraire.

  • Pour finir

Dix ans ont passé depuis le retour de la France au sein de l’Alliance, et aujourd’hui les affectations en interallié font partie intégrante du plan annuel de mutation. Nous ne pouvons plus prétendre être novices en la matière. Nous devons inciter nos officiers et nos sous-officiers à postuler pour ces affectations, tout en gardant à l’esprit que le seul critère réellement discriminant reste la maîtrise de l’anglais. Occuper un tel poste est une expérience formidable, un enrichissement pour l’individu, sa famille, mais aussi pour les armées françaises. C’est un moyen de faire connaître notre savoir-faire, de partager notre expérience, d’en acquérir et d’en faire bénéficier nos états-majors nationaux. C’est aussi un moyen d’influer sur le contenu des produits délivrés par les états-majors en faisant en sorte qu’ils restent dans les limites acceptables pour notre pays.

Le volontariat reste la règle et je ne connais aucun inséré qui ait été déçu par son affectation à l’otan ; bien au contraire, nombreux sont ceux qui souhaitent une prolongation. Mais pour que ces postes demeurent attractifs, en particulier pour les officiers brevetés, population rare et convoitée, il va falloir les inscrire dans un parcours de carrière, ce qui signifie en creux qu’ils ne doivent pas pénaliser l’individu et donc arriver à un moment où on peut « se passer » de sa présence à Paris. Actuellement, sept cent douze postes sont attribués à la France (insérés et représentations), dont quinze d’officiers généraux. Il s’agit donc de constituer enfin le vivier nécessaire à leur armement, et par conséquent accepter que des hauts potentiels effectuent aussi un tour à l’otan. C’est vrai pour les postes à l’intérieur de la structure de commandement, mais c’est encore plus vrai pour les postes soumis à élection comme ceux de l’état-major militaire international de Bruxelles où le pedigree du postulant est minutieusement scruté par les différentes nations. Notre limite d’âge fixée à cinquante-neuf ans nous pénalise fortement par rapport à d’autres nations qui peuvent servir jusqu’à soixante-cinq et n’ont de ce fait pas de difficulté à conjuguer affectations nationales et postes otaniens. Si, non contente de ne pas honorer tous ses postes dans la structure, la France présente en plus des candidats sans aucun passé interallié, il ne faut pas s’étonner qu’ils soient recalés… Si nous voulons occuper des postes de réelle influence, il faut investir des colonels et des brigadiers afin de pouvoir tenir les postes de divisionnaire, ou de corps d’armée, et il faut peut-être revoir le taux de remplissage de nos postes interalliés, car au-delà de l’otan, la situation joue un rôle au sein de l’Union européenne, où nous peinons à obtenir les postes militaires recherchés, les électeurs siégeant pour la plupart dans les deux enceintes.

L’interopérabilité multination... | C. Beaudouin
J. Michelin | Quel allié sommes-nous ?...