Il est peu de périodes de l’histoire comme celle que nous vivons où les sociétés, notamment occidentales, ont été à ce point ébranlées dans leurs certitudes par des bouleversements menaçants. Ainsi le basculement du monde vers l’Asie dominée par la Chine la formidable renaissance de l’islam et la naissance de l’islamisme, son expression politique et guerrière, l’essor de nouveaux impérialismes turc et indien ou bien la centralité de l’identité dans le jeu international, les épidémies de violence, les désespérances européennes, l’essor des populismes. Interrogé sur ces questions, qui semblent inverser le cours de la mondialisation, et quelques autres de moindre échelle comme, par exemple, l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, Marc Ferro, immense connaisseur de l’histoire du temps présent et de passés plus anciens, montre que ces grandes tendances plongent dans le passé et ne sont jamais à l’abri de retournements imprévus. Dès lors, la nécessaire intelligibilité de l’actualité appelle de la part de l’historien une rétrodiction ou, si l’on préfère, une explication rétrospective qui le laisse libre d’apprécier, sans en privilégier aucune, chaque composante d’un événement restitué dans son originalité : les intentions des acteurs, les conditions objectives du contexte, le hasard mais aussi ces fameuses « ruses », à savoir des situations imprévues sinon imprévisibles, qui déterminent un aboutissement quasiment inverse de celui attendu. Dénicher ces ruses et mettre au jour les discordances qui affectent le développement des circonstances historiques revient donc à questionner leur signification et, au-delà, à réfléchir sur le « sens » de l’histoire elle-même. Les logiques en histoire sont loin d’être toujours vérifiables et, à tout le moins, le sens que l’Occident, fort de sa rationalité, avait cru pouvoir donner à l’histoire au fil de différents modèles interprétatifs patiemment élaborés est aujourd’hui ruiné. En bon professeur, Marc Ferro nous propose une compréhension narrative de l’histoire, saisie à la fois dans son immédiateté et dans sa profondeur.
Au terme des longs échanges qui fournissent sa matière au livre, Emmanuel Laurentin, que la noirceur des tableaux du temps déconcerte visiblement, en appelle chez son interlocuteur à de nouvelles raisons d’espérer. Marc Ferro ne désigne pas beaucoup d’horizons heureux. Les sociétés contemporaines lui semblent pour l’heure insuffisamment armées idéologiquement pour affronter ces désordres que sont la crise économique et sociale, le risque d’éclatement de l’Europe, la corruption grandissante qui gangrène nos sociétés, le dérèglement de la gouvernance mondiale et une foule d’autres maux. Et de constater aussi que, si les capacités de résistance collectives et individuelles aux tendances politiques culturelles économiques et sociales lourdes de l’époque ne sont pas négligeables, notamment parmi la jeunesse, elles nourrissent leurs propres dérives, parmi lesquelles le populisme ou la contestation systématique de l’autorité de l’État et des institutions représentatives traditionnelles, et ne sont pas exemptes d’excès redoutables.
De toute évidence, Marc Ferro entend se limiter à des constats généraux, sachant fort bien que l’historien ne saurait prédire et que l’histoire immédiate ignore tout du lendemain. Pour autant, et sans davantage s’abandonner aux vertiges d’une philosophie spéculative de l’histoire, il renoue à sa façon avec un genre que le dogme des Annales avait autrefois et pendant longtemps rendu exsangue, celui d’une histoire qui ne renonce pas à faire la morale, sait manier l’éloge aussi bien que le blâme et ne se dépouille pas de tout élément de subjectivité. À défaut de prophéties, il nous indique ainsi sa conviction – comment ne pas la faire nôtre ? – que la culture demeure notre refuge, notre espoir, et qu’elle peut encore nous sauver. L’imaginaire des artistes, des écrivains, des créateurs, des penseurs lui semble s’imposer comme le meilleur des lanceurs d’alerte, comme notre volonté de retrouver en nous cette morale du bon sens acquise lors de notre enfance avec les contes et les fables que l’on apprend partout et toujours. Refonder l’État de droit et le rendre conforme à ses idéaux demeure alors possible. On espère qu’il ne s’agit pas de l’un de ces rêves dont Paul Ricœur nous disait qu’ils sont un héritage du passé. Ces questions sur notre temps, parmi lesquelles la crise environnementale occupe malheureusement bien peu de place, rappellent que la tentation de l’histoire doit demeurer la plus forte et qu’il ne sert à rien d’avoir peur de regarder le passé en face.