N°41 | L'allié

Éric Alary
La Grande Guerre des civils, 1914-1919
Paris, Perrin, 2018
Éric Alary, La Grande Guerre des civils, 1914-1919, Perrin

La commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale a puissamment démontré combien les poilus occupent encore un espace mémoriel considérable ; c’est bien leur immense tragédie qui sature le souvenir des familles aussi bien que celui de la nation. Hier comme aujourd’hui, les civils n’ont jamais été les héros de cette histoire. D’ailleurs, c’est bien le monde combattant que la liturgie républicaine célèbre avec les fastes nationaux des 14 juillet et 11 novembre. L’historiographie a des curiosités plus larges et dispose désormais des moyens de les satisfaire, ce que rappelle l’excellente synthèse d’Éric Alary dans cette réédition revue et augmentée. Sans chercher à comparer au trébuchet les mérites et les souffrances de chacun, ce travail souligne de façon probante qu’à l’arrière aussi on sut se montrer assez résolu et brave pour endurer la fin des jours ordinaires, côtoyer la mort omniprésente, accepter les privations et les difficultés de toutes sortes, bref, tenir bon et attendre la victoire.

Il nous est donc rappelé que les civils, et aussi ceux des zones occupées qui ne sont pas absents du récit, quoique ne pouvant produire les mêmes créances de sang que les soldats du front, n’en furent pas moins confrontés mille cinq cent soixante et un jours durant aux formes nouvelles d’une guerre inédite qui les rendirent aussi vulnérables que ceux qui se battaient. Car c’est bien la société française dans son ensemble, traditionnellement très clivée, qui fut repensée par l’épreuve, remodelée, recomposée à l’aune du conflit et qui changea de siècle en moins de cinq ans. D’abord parce que des millions de femmes, filles, épouses et mères confondues, durent se substituer aux pères, aux maris, aux fils, dans les exploitations agricoles, les usines, les services, les hôpitaux ; sans leur inestimable labeur, le pain, la viande et le vin auraient manqué, tout autant que les obus et bien d’autres choses encore. Elles n’en furent guère récompensées, on le sait. Pourtant, leurs nouvelles habitudes bouleversèrent l’équilibre de bon nombre de couples que rien n’avait préparés à ces mutations ; elles balayèrent les frontières sociales entre féminité et virilité et modifièrent irréversiblement l’identité masculine. Cet immense malentendu entre hommes et femmes perdura avec bien d’autres fractures elles aussi nées d’incompréhensions et de jalousies dévastatrices. Celles des soldats maintenant égarés dans la société des civils, pour eux monde d’embusqués qu’ils accablent, le plus souvent à tort, de tous les reproches ; celles des citadins à l’égard des ruraux suspectés d’échapper aux privations, au froid et à la faim ; celles des déclassés sociaux et des nouveaux pauvres de toutes catégories face aux profiteurs, aux accapareurs, aux nouveaux riches de l’industrie ou des campagnes qui échappent à l’érosion des rentes et des salaires ; celles des ouvriers qui perdent l’essentiel des acquis relatifs au rythme du travail et à la protection de la santé dans les ateliers ; celles, enfin, des réfugiés et des habitants des zones occupées face à ceux de l’intérieur. La démobilisation, lente autant que difficile, et la reconversion économique brutale ajoutèrent encore leurs cortèges de frustrations nouvelles. L’euphorie de la victoire fut de courte durée. Elle ne fut en vérité qu’une mise entre parenthèses d’un traumatisme profond, social et psychologique autant que démographique. La paix revenue ne put pas plus que la guerre unifier la société française si durement atteinte.


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