L’histoire de l’art est un révélateur de l’évolution de la relation existant entre un artiste et son œuvre. Durant la période classique, celle-ci se devait d’être expressive par elle-même, accessible à tout public quelles que soient son éducation ou sa sensibilité. L’art consistait donc à parfaire une technique pour rendre intelligible un thème choisi, le traduire dans un langage commun. L’œuvre avait ainsi une existence intrinsèque, l’artiste mettant son art à son service. Le sourire énigmatique de La Joconde continue d’attirer des millions de visiteurs en dépit du mystère flottant autour de l’identité de cette femme ; la contemplation du clair-obscur des Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt peut s’abstraire de la connaissance des Évangiles.
L’ère moderne a connu une distanciation toujours plus marquée entre l’art et son degré de représentativité. Les différents courants artistiques depuis l’impressionnisme ont accordé une part toujours plus prégnante au ressenti de l’auteur, ses impressions et sensations devenant prépondérantes par rapport à l’universalité de son œuvre. L’art abstrait constitue l’aboutissement de ce mouvement, avec une rupture parfois totale entre l’œuvre et le thème représenté. Pour être intelligible, ce dépassement des perceptions sensorielles nécessite désormais une immersion dans l’univers de son auteur afin d’en saisir le sens et la profondeur. Il est donc nécessaire d’avoir accès au monde intérieur de l’artiste pour en comprendre le travail. Ainsi en va-t-il de l’appréciation du Dirty Corner de Kapoor, rebaptisé Vagin de la reine par ses détracteurs, qui peut ne pas paraître innée : une certaine connaissance de l’univers artistique de son créateur est nécessaire pour y déceler autre chose qu’un assemblage de tôles rouillées, quel que soit son degré d’attirance pour l’art abstrait.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la relation existant en France entre guerre et décideurs politiques est, dans une certaine mesure, comparable à celle existant entre un artiste et son œuvre. Depuis le siècle passé et sa cohorte de ruptures stratégiques, une évolution majeure peut être décelée dans ce lien unissant gouvernants et guerre, semblable à la révolution artistique provoquée par l’art abstrait.
Dans une période que l’on pourrait qualifier de classique, les guerres menées par la France répondaient à des aspirations sensibles pour tout un peuple. Guerre de défense du territoire, guerre de reconquête de provinces perdues, guerre d’affaiblissement d’un voisin devenu trop menaçant : les motifs paraissaient suffisamment convaincants, ou tout du moins la menace ressentie par le peuple français suffisamment tangible, pour qu’une nation entière se dresse contre l’ennemi. Les sacrifices consentis, humains comme financiers, contribuaient à consolider ce lien charnel établi entre la nation et ses armées. La multitude de monuments aux morts érigés dans les villages de France peut ainsi être analysée comme autant de touches de peinture représentant le sacrifice de la nation ; les cicatrices profondes laissées sur les territoires du nord de la France sont elles aussi autant de traits de pinceau sur le grand tableau de la guerre. Les décideurs politiques n’étaient finalement que les exécutants d’une politique soutenue et défendue par une nation entière. Ce lien était encore renforcé par la conscription, qui permettait d’unir un peuple entier par la crainte commune de perdre un proche, dépassant ainsi tout clivage social. Même le cheminement vers la guerre, naturellement tempéré au sein du peuple français par la peur viscérale de perdre la chair de sa chair, unissait aussi bien les décideurs politiques que toutes les franges sociales de la population : Paul Doumer perdit quatre fils lors de la Première Guerre mondiale, Philippe de Gaulle combattit durant toute la seconde au sein des Forces navales françaises libres (fnfl).
Cette période classique s’achève avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les guerres de décolonisation sont, elles, la projection impressionniste sur la grande toile de l’histoire de France d’une réminiscence de sa grandeur. Elles sont autant de taches de peinture dans le style du pointillisme, dont l’assemblage évoque un passé révolu mais encore présent dans la conscience nationale. Pourtant, les interprétations de l’œuvre divergent déjà : l’école ancienne regrette la disparition de l’Empire colonial et d’une vision mondialiste du rôle de la France, alors que la nouvelle se recentre sur ses préoccupations internes en rejetant tout conflit débordant de son cadre hexagonal. Le degré d’adhésion populaire à ces guerres constitue le révélateur de ces dissensions : l’indépendance de l’Indochine et de l’Algérie sont des déchirures pour ceux physiquement impliqués dans la construction ou la défense de ces territoires extracontinentaux, mais un soulagement pour ceux qui y percevaient la persistance d’une domination coloniale. Ces conflits sombrent au mieux dans l’indifférence nationale, au pire dans une contestation de plus en plus ouverte. Faute de l’évidence d’un soutien populaire, la relation entre décideurs politiques et guerres se trouble : un même président peut établir les conditions pour emporter la décision militaire face aux mouvements rebelles tout en préparant activement l’indépendance du pays concerné. La guerre conserve encore une justification compréhensible par la nation, mais de façon moins nette et moins précise, tout juste esquissée. Les impressions personnelles des décideurs politiques, elles, imprègnent de plus en plus cette toile historique : la guerre n’est plus le fruit unique d’une légitimité populaire, elle s’agrémente des perceptions personnelles d’un chef politique. L’émergence d’un art abstrait de la guerre approche à grands pas.
La fin de la guerre froide nous fait ensuite entrer dans une ère nouvelle dans laquelle la justification de la guerre connaît en France une véritable révolution copernicienne. Plus aucune menace d’invasion ne pèse sur les frontières nationales et l’absence de menace étatique directe déplace le centre de gravité des conflits auxquels la France participe. Désormais, les interventions militaires se déroulent sur des territoires éloignés, face à un ennemi et à une menace diffus. Pour préserver les citoyens de l’interrogation du profane devant la toile Dans le gris de Kandinsky, il devient nécessaire d’expliquer les raisons conduisant à un engagement militaire auprès d’un peuple ne se sentant nullement menacé.
La professionnalisation des armées aggrave encore la distension de ce lien charnel unissant nation et guerres conduites en son nom : dès la première guerre du Golfe et le refus d’engager des appelés, la guerre devient une affaire de professionnels dépossédés de tout caractère représentatif du peuple français. Plus aucune force modératrice ne peut donc s’opposer à une volonté politique libérée de toute contrainte électorale liée à l’engagement impopulaire de ses concitoyens. La guerre ne se justifie plus par une ferveur populaire, mais par les « bénéfices » que le gouvernement pourrait en tirer. Elle devient ainsi la conséquence d’une décision politique pour défendre des intérêts plus ou moins évidents, plus ou moins partagés, et plus ou moins éloignés des préoccupations immédiates du peuple français. Le militaire français meurt ainsi dans l’indifférence générale, pour une cause inintelligible et devenue pure abstraction pour ses concitoyens.
En se soustrayant à toute pseudo-objectivité, la guerre devient un outil aux mains des décideurs politiques, exposée à toute déviance au service de la construction d’une légende politique de la République. Les situations justifiant une intervention militaire ont été nombreuses au cours des dernières décennies, mais une véritable sélection a été effectuée en fonction de motivations et d’intérêts politiques évolutifs. L’opposition de la France à la seconde guerre du Golfe a élevé Jacques Chirac et Dominique de Villepin au Panthéon des défenseurs de la paix en dépit des exactions commises par le dictateur irakien. Mais des crimes comparables ont paru suffisants pour que la France prône auprès de la communauté internationale des interventions contre les tyrans régnant en Libye et en Syrie.
La conduite de la guerre elle-même devient un vecteur de communication à la disposition du gouvernement : les opérations militaires doivent se plier aux injonctions politiques, aussi bien dans le choix des objectifs militaires que dans la synchronisation des opérations avec l’agenda politique. La lutte intense entre les différents services de communication gouvernementaux pour la médiatisation des résultats des opérations en démontre tout le potentiel d’influence auprès de l’électorat. L’emploi même des armées peut aussi contribuer à la construction d’un imaginaire favorable au gouvernement : sans remettre en cause le professionnalisme exemplaire des milliers de militaires engagés dans l’opération Sentinelle, la mise en œuvre de ce plan à l’efficacité controversée n’a d’autre objectif que de conforter les Français dans l’impression d’un gouvernement œuvrant pour leur sécurité. La guerre a donc perdu son caractère figuratif, seul l’imaginaire politique permet d’en décider la création et la compréhension.
La perspective d’une guerre de défense du territoire national semble heureusement s’être éloignée dans un avenir proche. La professionnalisation des armées a mis fin au dernier lien charnel existant entre nation et guerre. Il est ainsi fondamental d’enraciner de nouveau dans la conscience française le sacrifice humain consenti lors des opérations militaires. Il n’existe pas d’autre voie pour aboutir à une objectivation politique de l’engagement d’hommes au combat. Seule la perte d’un proche représente aujourd’hui une peur suffisante pour susciter une réflexion nationale sur l’engagement militaire. Dans le débat renaissant sur un retour du service militaire, il sera nécessaire de dépasser la seule préoccupation de l’éducation civique de la jeunesse. En recréant une filiation entre la France et ses soldats, la guerre redeviendrait une préoccupation réelle de la nation, et non plus une simple décision politique au service d’intérêts fluctuants.