N°36 | L’action militaire, quel sens aujourd’hui ?

Frédéric Cerdat

Reconquérir avec l’architecture militaire une place dans la cité

L’activité militaire a depuis toujours marqué l’histoire et la vie des cités françaises. Elle est même à l’origine de la création et du développement de certaines d’entre elles, comme en témoignent les places fortes érigées par Vauban. Lieux de concentration du pouvoir politique et de la puissance économique, les villes ont aussi traditionnellement abrité le commandement militaire et la majeure partie de la troupe. Cette présence des armées au cœur de la cité s’est matérialisée par l’édification d’ouvrages de nature, de forme et de taille variées, mais porteurs d’un style architectural très marqué, qui constituent le patrimoine militaire bâti de la nation. Ce patrimoine représente la mémoire des générations passées qui ont fait l’histoire militaire de la France. Il demeure pour autant relativement méconnu. En effet, si l’influence de l’architecture militaire dans la composition urbaine apparaît historiquement établie, sa reconnaissance en tant qu’objet patrimonial a été lente et tardive. Mais l’institution militaire elle-même doit prendre conscience de l’importance de son patrimoine architectural comme un moyen de renforcer sa présence dans la cité.

  • L’architecture militaire comme fabrique de la ville

La France est l’héritière d’une histoire militaire chahutée, mais aussi de l’œuvre de bâtisseurs visionnaires comme Vauban et Séré de Rivières. Il reste de ce passé glorieux un patrimoine architectural militaire immense et multiforme, parmi les plus riches au monde. Ce patrimoine comprend des ouvrages fortifiés à usage défensif (fortifications, citadelles, blockhaus), des ensembles à vocation opérationnelle, technique ou tertiaire (casernes, arsenaux, bases aériennes, sémaphores) et enfin les lieux de mémoire (cimetières, mémoriaux et nécropoles). Aux quelque huit mille sept cent soixante édifices militaires protégés au titre de la réglementation des monuments historiques s’ajoutent plusieurs dizaines de milliers d’édifices militaires dignes d’intérêt sur le plan architectural, historique ou culturel. En outre, ces ouvrages abritent souvent un patrimoine mobilier de grande valeur (meubles, tableaux, collections, pièces d’artillerie…).

L’importance de ce patrimoine se mesure également sur le plan urbanistique. De nombreuses villes françaises1 ont été durablement marquées par la présence d’édifices qui témoignent de deux mille ans d’histoire militaire : vestiges des murailles gallo-romaines (oppidum), citadelles du Moyen Âge, arsenaux maritimes créés par Colbert, remparts bastionnés hérités de Vauban, casernes de la IIIe République... L’activité militaire a aussi imprégné l’espace urbain à travers des traces plus discrètes. En raison de l’imbrication des ouvrages au sein des villes, les ingénieurs et architectes militaires ont été amenés dès le xvie siècle à intervenir dans l’aménagement de la cité et à poser les bases d’une discipline urbanistique naissante, inspirée par les modèles de villes fortifiées de la Renaissance italienne2. Leurs successeurs ont conservé jusqu’au début du xxe siècle un droit de regard sur tous les projets de construction et d’aménagement urbain.

La citadelle de Lille, classée monument historique depuis 2012, est l’un des exemples les plus aboutis de cet urbanisme d’inspiration militaire. Conçue selon les plans de Vauban en 1667, elle est délimitée par une enceinte de forme pentagonale prolongée de cinq bastions et comporte en son centre une place d’armes également pentagonale. Ses axes de communication se déploient en étoile, depuis la place d’armes jusqu’aux sommets de l’enceinte, et en anneaux concentriques autour de la place d’armes. Cet ensemble exceptionnel est caractérisé par la recherche de régularité dans les formes et d’équilibre dans les proportions.

L’architecture militaire n’a pas seulement influencé l’aménagement initial des villes. Elle a également conditionné leur développement ultérieur. Ainsi, l’existence de remparts empêchant l’expansion urbaine au-delà des murs d’enceinte a favorisé une croissance par densification des centres anciens. De même, on retrouve dans la distribution des rues en larges artères rectilignes et dans l’aménagement de places imposantes qui caractérisent les villes de guerre le souci de faciliter les mouvements et la concentration de la troupe. Dans le courant du xxe siècle, les anciens espaces de manœuvre militaire (mails, places d’armes, champs de Mars) implantés dans les villes vont perdre leur vocation initiale. Ils donneront alors fréquemment naissance aux grands boulevards périphériques urbains et aux ceintures vertes aménagées en parcs publics en lisière des centres-ville.

De nos jours, les emprises foncières libérées par le ministère de la Défense et cédées aux collectivités territoriales offrent à nouveau un potentiel de revitalisation des centres urbains. Elles représentent souvent une opportunité pour repenser le schéma général de fonctionnement de la cité, entre cœurs historique, commercial, administratif et culturel. Après rénovation et aménagement, ces espaces chargés d’histoire offrent finalement un cadre idéal à de nouvelles activités culturelles ou festives comme des reconstitutions historiques, des sons et lumières ou des spectacles.

Au-delà de la cité, le paysage des régions frontalières a été aussi profondément marqué par la juxtaposition des systèmes défensifs, depuis la ligne fortifiée (limes) de la Rome antique jusqu’aux ouvrages de la ligne Maginot ou ceux du mur de l’Atlantique. L’implantation territoriale actuelle des unités militaires, toujours fortement concentrée au nord-est de la France, constitue l’empreinte encore bien présente de cette organisation défensive du territoire le long de ses frontières historiques.

  • Une reconnaissance patrimoniale lente et tardive

Si l’importance de l’architecture militaire sur les plans culturel, historique et urbanistique n’est plus contestée aujourd’hui, sa reconnaissance officielle est très récente. Les institutions civiles créées dans les années 18303 pour la protection des monuments français ne vont considérer que plus tardivement encore l’architecture militaire comme appartenant au patrimoine français.

Malgré quelques initiatives ponctuelles de protection d’ouvrages militaires, le plus souvent concomitantes avec leur transfert à des collectivités territoriales à partir de la fin du xixe siècle, le patrimoine militaire bâti a en effet suscité peu d’intérêt jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle. L’engouement pour celui-ci n’est apparu véritablement qu’à partir de la fin des années 1950, avec le développement du tourisme de mémoire et l’aménagement de lieux de commémoration et d’histoire. Cette prise de conscience s’est encore accrue à partir des années 1990, lorsque le ministère de la Défense a commencé à se désengager de ses actifs immobiliers dans le contexte de la professionnalisation des armées et de la réorganisation de la carte militaire. À travers la mise en valeur de son patrimoine, l’institution militaire a alors trouvé un levier efficace pour renforcer son image et conserver un contact fort avec une population civile qui n’est plus soumise au service militaire.

Aujourd’hui, malgré des avancées réelles, l’entreprise de promotion du patrimoine architectural militaire n’en est qu’à ses débuts. L’inscription en 2008 de douze ensembles fortifiés hérités de Vauban sur la liste du patrimoine mondial de l’unesco4 constitue un motif de satisfaction indéniable pour l’État, les collectivités territoriales et le réseau associatif civil qui ont œuvré dans ce projet. Ce succès ne peut masquer cependant le constat de négligence voire d’abandon dont souffrent beaucoup d’ouvrages pourtant chargés d’histoire. On pense notamment aux fortifications de la ligne Séré de Rivières ou aux ouvrages du mur de l’Atlantique, souvent dans un état avancé de délabrement et que seule une politique volontariste d’entretien et de protection pourrait permettre de sauvegarder.

Les causes de cette reconnaissance tardive du patrimoine architectural militaire sont triples. Tout d’abord, beaucoup de ces édifices portent en eux la mémoire des contraintes séculaires qui ont pesé sur les villes. Tel est le cas en particulier des fortifications perçues comme des ouvrages d’importance vitale en cas d’invasion, mais aussi comme un symbole oppressant du pouvoir central, qu’il soit royal ou républicain. À la croisée des problématiques de défense et des préoccupations urbanistiques, elles ont souvent connu un sort chahuté, successivement construites, absorbées, reconstruites, délaissées, parfois même démolies. Tel est le cas des enceintes de Paris, déplacées à sept reprises au fur et à mesure de l’extension de la ville, à la fois ouvrages de défense face aux invasions extérieures et symbole de la soumission de l’« ennemi intérieur » par le pouvoir central lors de l’épisode insurrectionnel de la Commune.

Une deuxième raison, inhérente à l’institution militaire, tient au manque de visibilité des ouvrages militaires. Malgré leur caractère monumental, ceux-ci sont souvent fermés sur eux-mêmes et constituent des zones d’opacité. Ce phénomène de coupure par rapport à la cité s’est encore accentué avec la loi de 1872 instaurant la conscription. L’augmentation très importante des effectifs militaires a alors entraîné des besoins nouveaux en casernes, champs de manœuvres et dépôts d’armes. Ces établissements ont généralement été construits hors des villes pour des raisons de sécurité, de facilité d’accès et de moindre coût des terrains. Il s’agissait aussi d’éloigner le soldat du milieu urbain considéré comme une source de vices et de tentations. Le patrimoine militaire bâti a alors perdu en visibilité directe, disparaissant ainsi progressivement de la mémoire collective.

Enfin, une dernière raison, plus récente et d’ordre sociologique, peut être identifiée. La période des années 1950 aux années 1970 a connu l’essor du fonctionnalisme, un courant de pensée qui consacrait la primauté de la fonctionnalité d’un ouvrage sur son esthétique. L’architecture militaire n’a pas échappé à cette influence. Son caractère marqué en tant qu’outil de combat et de défense a alors cédé la place à une architecture visant l’anonymat et la neutralité. En dehors du mât des couleurs, rien ne distinguait les ouvrages militaires de leur équivalent civil. Conceptuellement, un mess était assimilé à un restaurant d’entreprise, un bâtiment d’hébergement de cadres célibataires à un foyer de travailleurs, un quartier militaire à un campus universitaire. Il en a résulté une expression architecturale tendant à se fondre dans le paysage urbain et, par-delà, une perte de l’identité militaire. Néanmoins, ces dernières années, suivant un mouvement général de reconquête de l’image des armées dans l’espace public, les édifices militaires affichent de nouveau clairement leur spécificité.

  • Retrouver une présence symbolique dans la cité

L’institution militaire est en effet aujourd’hui en phase de redécouverte de son patrimoine architectural et cherche à travers ce dernier à renforcer sa visibilité dans l’espace public. Cette volonté se concrétise lors des journées du patrimoine, au cours desquelles les citadins sont accueillis au sein même de ces édifices. La politique de remise en valeur des bâtis anciens participe également au souci de renforcer la présence symbolique de l’armée dans la cité. Ainsi, les ministères de la Défense et de la Culture mènent depuis 1983, par le biais d’un protocole de financement conjoint régulièrement mis à jour, des programmes de restauration des monuments historiques classés et affectés aux armées. La dernière version de ce protocole, datant de 2005, inclut notamment la restauration de la citadelle de Brest, du château de Vincennes, de l’École militaire, de l’Hôtel de la Marine, de l’Hôtel national des Invalides et de l’hôpital du Val-de-Grâce.

Cette exigence de représentation de l’institution militaire dans l’espace urbain concerne aussi les nouveaux édifices qui seront le patrimoine de demain. Il s’agit de retrouver ce qui constitue l’identité spécifique du patrimoine militaire. Quelles que soient leur fonction et leur époque, les ouvrages militaires se sont toujours distingués des autres formes architecturales civiles à travers certains traits caractéristiques : régularité du plan-masse en général articulé autour d’une place d’armes, sobriété des volumes, trame répétitive des façades, soin ornemental apporté aux entrées de site, importance symbolique du pavoisement. Aujourd’hui, l’enjeu n’est évidemment pas de reproduire à l’identique les ouvrages du passé, mais de continuer à évoquer, dans le cadre d’une expression architecturale contemporaine, les dimensions régalienne et durable, ainsi que l’image de rigueur et d’éthique qui forgent l’identité des armées.

Depuis environ deux décennies, cette stratégie de reconquête symbolique de l’espace urbain s’est ainsi traduite par un soin particulier apporté à la conception et à l’adaptation des édifices militaires implantés dans la ville ou ayant vocation à accueillir du public5. Parallèlement, une tendance forte s’est dessinée à travers la relocalisation d’activités opérationnelles dans des sites militaires urbains à forte valeur patrimoniale, leur assurant ainsi une seconde vie et une protection contre les affres du temps. Ainsi la citadelle de Lille abrite depuis 2005 le quartier général du corps de réaction rapide-France, un état-major opérationnel rattaché à l’armée de terre.

L’installation en 2015 du siège du ministère de la Défense dans le quartier de Balard à Paris constitue un autre exemple emblématique de ce phénomène. L’édification de cet ensemble s’inscrit en effet dans la continuité historique d’un site marqué par l’activité militaire depuis le milieu du xixe siècle. Avant son affectation actuelle, il aura accueilli successivement les fortifications de Thiers, un terrain de manœuvres pour engins blindés, un terrain d’essais aéronautiques, la Cité de l’Air et un centre d’essais de la Direction des constructions et armes navales. Alors même qu’elle libère nombre de sites urbains qu’elle occupait, l’institution militaire renoue ainsi, grâce à son patrimoine architectural, avec une certaine visibilité urbaine.

Face à cette ambition retrouvée, les composantes d’un langage architectural moderne et représentatif du fait militaire restent encore largement à explorer. L’armée n’occupe aujourd’hui qu’une place restreinte dans la cité, mais ses édifices imprègnent profondément l’espace urbain, autant par leur emprise sur le parcellaire que par leur esthétique. Érigés le plus souvent depuis des siècles, ils portent témoignage de la relation durable qui unit la ville et l’institution militaire. Le patrimoine architectural militaire est doté symboliquement d’une double fonction : héritage de l’histoire des armées, il permet à la communauté militaire de se reconnaître, de s’identifier et d’affirmer sa pérennité, mais, bien plus encore, il doit être un vecteur de transmission de la culture militaire à nos concitoyens dans lequel s’enracinera l’esprit de défense. La communauté militaire elle-même gagnera à en être consciente.

1 Les villes de guerre ou places fortes ont été majoritairement aménagées le long des frontières historiques (quart nord-est en particulier) ou naturelles (Alpes, Pyrénées, façades maritimes) de la France. Du fait de leur importance stratégique, mais aussi des nécessités liées au maintien de l’ordre, l’urbanisme de Paris et de Lyon est assimilable à celui de ces cités.

2 Des architectes italiens célèbres tels Michele San Micheli, Filippo Brunelleschi, Francesco di Giorgio Martini, Michel-Ange et Léonard de Vinci ont, durant le Quattrocento, travaillé à la conception du système de fortification bastionné et des places fortes.

3 Première autorité en charge de la sauvegarde du patrimoine, l’Inspection générale des monuments historiques, créée en 1830, deviendra la Commission des monuments historiques en 1837.

4 La citadelle d’Arras ; la citadelle, l’enceinte urbaine et le fort Griffon de Besançon ; la citadelle, le fort Paté et Médoc de Blaye/Cussac-Fort-Médoc ; l’enceinte urbaine, les forts des Salettes, des Trois-Têtes, du Randouillet et Dauphin, la communication Y et le pont d’Asfeld de Briançon ; la tour Dorée de Camaret-sur-Mer ; la place forte de Longwy ; la place forte de Mont-Dauphin ; l’enceinte et la citadelle de Mont-Louis ; la place forte de Neuf-Brisach ; la citadelle et l’enceinte de Saint-Martin-de Ré ; les tours-observatoires de Tatihou et de la Hougue ; l’enceinte, le fort et la Cova Bastera de Villefranche-de-Conflent.

5 Hôpitaux militaires, établissements de formation sous tutelle du ministère de la Défense, centres d’information et de recrutement des forces armées…

C. Lafaye | De la collecte de l’expérience...