La professionnalisation et les multiples engagements de l’armée française posent les questions fondamentales de la préservation de la mémoire opérationnelle et de celle de l’expérience combattante des individus dans leur diversité. Quelles traces exploitables par l’historien demeureront à l’ère du tout-numérique pour décrire les campagnes contemporaines ou documenter le vécu des soldats ? Ne nous dirigeons-nous pas vers une amnésie programmée ? Malgré un programme d’archivage opérationnel et d’histoire militaire mené par le Service historique de la Défense (shd), de nombreuses sources ne sont pas préservées : témoignages oraux de simples soldats, courriels, journaux personnels, photos, vidéos, artéfacts... Pour autant, cette collecte de l’expérience combattante est un préalable indispensable à l’écriture de l’histoire des opérations militaires contemporaines. Renouant avec les pratiques des historiens antiques, le chercheur produit une partie de ses sources qu’il va chercher sur le terrain. La réalisation d’une enquête au plus proche de l’objet d’étude se concrétise alors dans le respect scrupuleux de la méthode historique – critique des sources, objectivation de son positionnement...
À partir de l’exemple de ma recherche doctorale sur l’armée française en Afghanistan1, mon propos ici est de mettre en lumière les apports de la collecte de l’expérience combattante à l’écriture de l’histoire des opérations extérieures (opex) de l’armée de terre. Après avoir inscrit ce sujet d’étude dans son champ disciplinaire, évoqué l’élaboration et la méthodologie d’enquête de terrain empruntant à la fois à l’histoire, à la sociologie et à l’anthropologie, j’aborderai la question des conditions de production des sources, en particulier celles liées au recueil de récits de vie. L’écriture des opérations militaires contemporaines interroge aussi bien le parcours de formation de l’historien et la pluridisciplinarité de sa méthodologie que le rapport de l’institution militaire à la sauvegarde de sa mémoire.
- Un positionnement disciplinaire particulier
La collecte de l’expérience combattante se situe à la croisée des chemins entre histoire militaire et histoire immédiate. Ces deux disciplines souffrant d’une légitimité parfois discutée, l’art n’est pas aisé.
- Le renouveau de l’histoire militaire
D’un point de vue historiographique, l’histoire militaire n’est ni la plus prestigieuse ni la plus active au sein de la recherche universitaire depuis le début du xxe siècle. À chaque génération, deux ou trois noms émergent et atteignent une réelle notoriété, mais cette discipline reste le parent pauvre de l’université. Dès le début du xxe siècle, l’école historique française est nettement en retard. Entre 1920 et 1940, l’histoire militaire reste conçue de manière étroite et conformiste, son écriture ne suit pas les nouvelles préoccupations disciplinaires, suscitant un rejet fort nourri par le pacifisme et l’antimilitarisme du temps. Et à partir de la fin des années 1950, malgré des travaux prometteurs, elle est mise de côté et son enseignement commence à décliner au sein même des armées. Son renouveau survient au milieu des années 1960 lorsqu’elle devient « perméable aux élargissements des méthodes et des objets de l’histoire en général »2.
Pour réapparaître, l’histoire militaire dut devenir sociale et quantitative. L’École des Annales s’ouvre alors à elle, avec la publication en 1963 d’un article de Piero Pieri sur les dimensions de l’histoire militaire3 et la parution presque simultanée d’ouvrages sur la guerre dans le monde antique4. André Martel, André Corvisier, Guy Pedroncini et Philippe Contamine contribuent activement à son renouveau et forment une génération tout à fait exceptionnelle. Des institutions consacrent progressivement ce retour à Montpellier, à Paris puis à Aix-en-Provence5. Elles ont le mérite de créer des lieux de rencontres et de collaborations entre militaires et universitaires.
Jusqu’aux années 1990, l’histoire militaire universitaire appréhende principalement l’armée à travers la société, la culture ou la politique. Les travaux consacrés à la pensée ou à la stratégie restent souvent cantonnés aux publications institutionnelles. L’évolution des écoles historiques permet à de nouveaux travaux et controverses d’émerger – comme celles autour de la « culture guerre » et du « consentement » à partir des travaux de l’Historial de Péronne. Elle provoque une émancipation et un enrichissement de l’histoire militaire par la prise en compte d’une dimension globale dans l’analyse (dimensions politique, diplomatique, économique, culturelle...). La publication en 1998, sous la direction d’André Corvisier, des quatre tomes de l’Histoire militaire de la France, consacre un demi-siècle de recherches partagées entre les mondes militaire et universitaire, tout en permettant à d’autres chercheurs tels Jacques Frémeaux et Jean-Charles Jauffret d’apporter leurs contributions. Le renouveau de l’histoire bataille6, des études portant sur les prisonniers ou les armements7, ou plus largement de l’intérêt de l’histoire culturelle pour le combat et les combattants traduit un dynamisme qui déborde de cette discipline mais menace parfois de lui faire perdre sa spécificité. Cette nouvelle dynamique s’incarne dans des structures comme le Centre d’études d’histoire de la Défense (cehd), qui intègre l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem) en 2009 avant de rejoindre le shd en 2014. Les mondes militaires et universitaires semblent se rapprocher et même parfois se confondre.
En dépit de cette dynamique, il semble que les armées ne sachent plus quelle place réellement accorder à l’histoire militaire dans ses enseignements et dans ses opérations. La question de la collecte de nouvelles sources sur le terrain se trouve elle aussi en suspens. Publiée le 23 novembre 2015, la directive sur l’archivage opérationnel et l’histoire de l’état-major de l’armée de terre souhaite donner une nouvelle dynamique à la fonction histoire au sein de cette institution. L’écriture des opex récentes occupe une place importante et suppose une mise en application de la collecte de l’expérience combattante à partir de la Délégation du patrimoine de l’armée de terre (delpat). Les recherches en histoire immédiate présentent alors une belle opportunité de constituer ces fonds.
- L’histoire immédiate : vivre l’histoire en la réfléchissant
L’histoire immédiate existe depuis l’Antiquité. Pour Hérodote, l’historien n’est pas un compilateur de vieux documents, mais un enquêteur qui voyage pour se faire une opinion sur les faits et recueillir des témoignages du passé récent. À ses yeux, l’enquête de terrain est essentielle. On retrouve la même préoccupation chez Thucydide lorsqu’il travaille sur la guerre du Péloponnèse. Il s’appuie sur de nombreux témoignages et élabore une méthode d’enquête qui recommande le recoupement des données. Ces historiens antiques s’imposent de donner une profondeur historique à leurs récits d’un passé souvent très proche.
Cette discipline perdure au Moyen-Âge et durant la Renaissance. Mise à mal à la Révolution, lorsqu’un culte quasi exclusif des documents écrits semble s’installer, elle est rejetée par une « histoire savante ». Son instrumentalisation à la fin du xixe siècle dans la construction des nations puis par les totalitarismes du xxe siècle, ne participe pas à améliorer son image. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, « l’histoire immédiate va […] rester une histoire honteuse, furtive, inavouée, regardée comme un simple appendice destiné à finaliser un ouvrage ou à donner aux enseignants matière à former le civisme de leurs élèves »8. Malgré l’intérêt de Lucien Febvre et de Marc Bloch9, qui plaident pour une unicité de l’histoire10, les Annales, qui s’orientent vers le quantitatif et le temps long, contribuent d’abord à en renforcer le discrédit. Dans les années 1960, la critique des archives et de leur exploitation est toujours à la base de la méthode positive, à laquelle la très grande majorité des chercheurs français se réfère. Deux événements préparent le retour de l’histoire immédiate : la création d’un Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale (1951) et le manifeste de René Rémond pour une histoire politique de la iiie République.
Cet intérêt renouvelé est contemporain du développement de l’histoire orale, aux États-Unis à la fin des années 1940, puis en France au début des années 1960. Les témoignages oraux sont d’abord utilisés pour recueillir les récits des révoltes et le souvenir des résistances rurales11. La mise en place de comités au sein des ministères marque la sensibilisation des administrations au fait de sauvegarder leur propre histoire. Les comités réalisent de vastes collectes de témoignages oraux, qui permettent le développement d’une méthodologie12. En 1978, le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale donne naissance à l’Institut d’histoire du temps présent (ihtp), reconnaissant formellement une place institutionnelle à cette discipline. Dans le même temps, l’histoire immédiate est introduite dans les lycées. L’historien Jean-François Soulet fonde en 1989 à Toulouse le Groupe de recherche en histoire immédiate (grhi), qu’il dirige jusqu’en 2004. Et dans un colloque consacré au bilan et aux perspectives de l’histoire immédiate en avril 2006, Guy Pervillé réunit les notions « d’histoire du temps présent » et « d’histoire immédiate ».
Le développement de sujets militaires dans le cadre des études d’histoire immédiate participe à celui d’une pluridisciplinarité avec les autres domaines des sciences sociales. Cette histoire, « vécue par l’historien et ses principaux témoins »13, nécessite un recours à des sources multiples et une ouverture aux autres disciplines tout en faisant reconnaître l’apport du temps long, caractéristique des travaux historiques. Elle rejoint les autres sciences sociales dans leurs questionnements relatifs au terrain, à la place et à l’influence du chercheur sur les sources collectées. Elle exige également une méthodologie, et pour tout dire une déontologie, comme je peux l’illustrer à partir de ma recherche doctorale14.
- L’élaboration et la méthodologie de recherche
Après avoir inscrit la collecte de l’expérience combattante dans son cadre disciplinaire, voyons comment la réaliser d’un point de vue méthodologique. Le chercheur doit partir sur le terrain pour construire son corpus de sources. Pour ce faire, il lui faut posséder une double « légitimité » : militaire et universitaire. La réussite ou l’échec du projet de recherche dépend de son profil. Dans mon cas, ayant effectué mon service national, j’ai bénéficié d’une première acculturation à l’institution militaire, à ses valeurs et à son langage. Elle a été complétée par des connaissances théoriques acquises à l’université. Sciences-Po Aix et son équipe enseignante, le professeur Jean-Charles Jauffret et le lieutenant-colonel Rémy Porte entre autres, constituent mon ancrage universitaire.
- Le cadre de la recherche : un chercheur embarqué
Pour espérer mener une recherche doctorale à son terme, son financement doit être assuré pendant trois ans. Cet aspect est essentiel pour espérer mener le travail jusqu’au bout. J’ai eu la chance de bénéficier du soutien du 19e régiment du génie (rg) de Besançon, qui s’est traduit par l’obtention d’un engagement à servir dans la réserve (esr) comme officier traditions et culture d’arme (cent vingt jours par an pendant trois ans). Ce poste au cœur de l’institution militaire, me transformant en chercheur embarqué, partie prenante d’une forme d’observation participante, m’a permis de suivre la préparation des unités, leur déploiement, leur retour d’Afghanistan, tout en constituant un vaste corpus de sources. Cette immersion dans le champ d’étude m’a donné l’opportunité d’observer la portée des évolutions à l’œuvre dans l’armée de terre, mais aussi les sentiments, les perceptions, les états d’âme et les réflexions des hommes. Chaque fois que cela a été nécessaire, le régiment a appuyé mes demandes d’enquêtes auprès d’autres formations (régiments, écoles…). Ce positionnement a renforcé la légitimité de mon projet de recherche, qui a attiré de nouveaux financeurs, directs ou indirects, comme l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem), l’École du génie ou le Centre de doctrine et d’emploi des forces (cdef). Dans le même temps, l’institution militaire s’est abstenue de toute ingérence dans le déroulement de mon enquête de terrain. Cette confiance appelle en retour une attention particulière : la préservation de l’anonymat des témoins, leur protection et le refus d’utiliser des sources classifiées sans autorisation.
- Méthodologie de la recherche
Étudier le passé proche obéit aux mêmes impératifs que ceux qui guident la recherche sur des périodes plus éloignées. Mais certains facteurs confèrent à l’histoire immédiate une spécificité : l’existence de protagonistes et de témoins des événements décrits, les conditions d’accès à certaines sources – les journaux de marche et des opérations (jmo) des unités ne sont pas ouverts à la consultation –, la particularité de plusieurs d’entre elles – une vidéo brute d’une caméra-casque d’un soldat engagé au cœur de l’action est-elle une source historique pertinente ? Quel est son statut ? Elle semble remettre en cause deux grands principes traditionnels : la nécessité du recul du temps et la supériorité de la longue durée.
J’ai développé trois axes méthodologiques pour mener à bien mes travaux : une large collecte de récits de vie, un recueil de données consécutives à l’observation participante et un travail de veille d’informations sur Internet. La constitution d’une large bibliographie constamment actualisée fut aussi précieuse. Ce cadre méthodologique m’a permis de collecter mes sources, régulièrement inscrites dans une base de données (bdd) de synthèse permettant les recoupements par mots clefs.
Le premier axe méthodologique s’appuie sur un large corpus de témoignages oraux, de récits de vie enregistrés puis analysés dans le cadre d’une approche qualitative. Les militaires du génie ayant servi en Afghanistan entre 2001 et 2012 constituent ma population cible, complétée par des « experts » pour bénéficier d’un regard extérieur (autres militaires, universitaires...). Une cohérence globale du corpus est recherchée par la multiplication des points de vue et des expériences. La majorité de ces entretiens est enregistrée sur un format numérique de qualité afin de pouvoir constituer un fonds d’archives orales pour le shd.
La particularité de ces entretiens repose sur leurs conditions de réalisation. Toujours capté moins de trois mois après le retour des soldats, lorsque la mémoire est encore vive, chacun d’entre eux est réalisé sous une forme semi-directive, sur la base d’un questionnaire unique qui n’évolue qu’en fonction des spécificités d’emploi des interviewés, de leur grade et de leur régiment. Les noms des militaires cités dans le travail sont codés afin de préserver leur anonymat. Mon positionnement de chercheur consiste à me présenter comme historien et réserviste de l’armée de terre. Cette double appartenance rend cohérentes les deux facettes observées par le témoin (enquêteur et militaire) et m’intègre dans deux réalités admises, sinon connues. L’image renvoyée est celle d’un civil, chercheur à l’université, qui n’est pas complètement étranger au monde militaire. Une sorte d’hybride : mon statut d’officier permet aux différents interlocuteurs de me situer dans l’institution, celui de chercheur civil de dépasser la simple relation hiérarchique. Le contexte militaire s’efface après quelques minutes de conversation pour laisser la place au récit individuel. Un corpus de quatre-vingt-sept témoignages a été réuni au total.
Le deuxième axe s’appuie sur les données recueillies lors des phases d’observation au sein du milieu militaire (activités de réserviste, séjour dans les écoles ou dans les régiments). Elles sont quotidiennement enregistrées dans un cahier de recherche, qui recense toutes les notes prises lors des échanges informels. Mes fonctions de réserviste auprès du 19e rg et du cdef m’ont donné l’opportunité d’accéder à d’autres sources communicables (documents officiels, retours d’expériences), mais uniquement disponibles au sein de l’institution militaire.
Les archives personnelles détenues par les témoins et transmises au chercheur lors des entretiens sont également précieuses : photographies, vidéos, journaux personnels, copies de comptes rendus ou de publications réalisées sur le théâtre d’opérations. De nouvelles sources numériques apparaissent, comme les vidéos effectuées par de petites caméras portées sur le casque des militaires qui filment le déroulement de l’action. Utilisés par les soldats pour revivre telle ou telle séquence de leur journée, chercher à comprendre l’enchaînement des événements ou plus simplement garder des souvenirs, ces enregistrements immergent brutalement l’historien dans l’expérience du combat. Il n’en possède pas toutes les clefs de compréhension et doit être prudent. L’exploitation du document doit donc être effectuée avec le témoin. D’autres sources traditionnelles, comme les correspondances écrites, se font plus rares et ne sont plus forcément accessibles. L’usage d’Internet, du courriel ou de la vidéoconférence tend à faire progressivement disparaître ces médias traditionnels d’expression des soldats engagés dans des campagnes lointaines. Demeure, en revanche, la question de la critique et du contrôle des informations échangées avec « l’arrière » sur ces nouveaux supports. Elle semble bien transcender le temps et les évolutions techniques.
Le troisième axe concerne les données recueillies dans le cadre d’un dispositif de veille d’information réalisé à partir d’outils Internet gratuits. L’historien du temps présent est confronté à un volume extrêmement important de documents. Leur traitement demande de se pourvoir d’outils intellectuels et techniques d’analyse critique diversifiés15. La maîtrise et l’analyse de cette imposante documentation est un véritable enjeu. Je me suis appliqué à réaliser des revues de presse et de blogs ciblés, quotidiennement. J’ai ainsi constitué des fonds chrono-thématiques à partir des données collectées pendant presque trois ans. Dans le même temps, l’élaboration d’une large bibliographie pluridisciplinaire – travaux universitaires, actes de colloques… – s’est avérée précieuse. Les témoins des événements, parfois seuls ou aidés d’un journaliste, publient de nombreux récits d’intérêts variables. Des écrits professionnels internes à l’armée de terre constituent un fonds documentaire original. Le corpus de sources regroupe l’ensemble des données ainsi collectées.
- La critique des sources et les solutions adoptées
Les sources peuvent être regroupées en deux grandes catégories : officielles et non officielles. La première catégorie est composée de documents écrits ou numériques produits par des organismes institutionnels, français ou étrangers, politiques, militaires ou diplomatiques. La seconde est constituée en tout premier lieu par les témoignages oraux collectés lors de mon enquête de terrain et des archives privées confiées par les témoins. Dans cette catégorie s’inscrivent ensuite les témoignages directs d’acteurs publiés par divers moyens (éditeurs, presse spécialisée), puis les sources recueillies grâce à la veille d’information sur Internet.
Globalement, ce corpus se caractérise par un déséquilibre entre les sources officielles et non officielles disponibles, au détriment des premières. Les écueils que doit éviter l’historien sont nombreux. L’abondance de sources et leurs trop grandes spécificités présentent une première difficulté. Comme tout champ professionnel, le monde militaire génère en outre son propre langage qui a très souvent recours aux abréviations et acronymes de tous types. Face à cet usage immodéré, allant même jusqu’aux anglicismes, le chercheur peut se trouver confronté à des documents inexploitables, car illisibles pour un « non-initié ». La méthode de conduite des entretiens peut elle aussi susciter des réserves ; le lien hiérarchique apparent, par exemple, peut, dans certains cas, provoquer une retenue, un contrôle de la parole allant jusqu’à produire un discours assez conventionnel. L’enregistreur, indispensable pour la constitution de fonds, peut aussi inhiber la parole.
J’ai traité la question du foisonnement des sources par un recueil méthodique et un classement de ces dernières, sans oublier qu’elles devaient être systématiquement triées, critiquées et hiérarchisées. Une culture militaire relativement précise (stratégique, tactique, connaissance des institutions) doit être acquise en amont de la recherche. L’acquisition rapide du langage spécifique au milieu est aussi très importante.
Concernant les entretiens, l’atténuation du lien hiérarchique est recherchée lors de la présentation de l’objectif du recueil de témoignages. Cette courte introduction doit se faire dans un langage simple et accessible. Elle se double aussi d’une loyauté indispensable vis-à-vis de témoins. La faible distance avec l’événement vécu ne nous pose pas de problèmes. Au contraire, j’ai capté une mémoire brute, encore plongée dans les problématiques du terrain, sans que commence à s’opérer en profondeur le travail de réinterprétation de l’expérience vécue. L’ensemble de ce travail a permis de constituer des fonds originaux, divers dans leurs formes et permettant de capter l’expérience combattante des hommes et femmes du génie en Afghanistan. Pour autant, cette opportunité donnée au chercheur comporte de nombreuses limites et appelle l’institution militaire à ses responsabilités.
- Pour conclure
La posture d’historien-archiviste embarqué permet de collecter les sources nécessaires à l’appréhension de l’expérience combattante, préambule à l’écriture des campagnes récentes. Le chercheur universitaire, en prise directe avec son terrain d’enquête, se trouve dans une position unique au cœur de son sujet d’étude. Cette démarche est pourtant insuffisante pour répondre aux besoins des armées. La première raison est quantitative. Le nombre d’études historiques en histoire immédiate est peu élevé et bien en deçà des besoins (foisonnement des engagements opérationnels).
L’accès aux terrains de guerre constitue une autre limite. J’ai pris le parti de collecter mes sources dès le retour des militaires en métropole car il semblait impossible de réaliser ce travail in situ sur le champ de bataille. Une autre raison touche à la formation des chercheurs. Certains d’entre nous avons pu nous former de manière empirique à la gestion des archives durant notre parcours professionnel, mais ce n’est pas le cas de tous les historiens. La constitution de fonds pérennes doit être intégrée dès l’élaboration de la méthodologie de recherche. Enfin, le parcours postdoctoral n’intègre tout simplement pas le temps de l’archivage de la recherche. L’historien, après sa soutenance, entre dans une phase de publication de ses travaux et de recherche d’insertion professionnelle. Ce temps est incompatible avec la préparation du versement de nombreux entretiens nécessitant une retranscription très chronophage. L’université ne peut absorber à elle seule l’ensemble des besoins de l’institution militaire
Pour toutes ces raisons, la collecte de l’expérience combattante doit être une mission assurée par les armées en s’appuyant sur un corps d’historiens militaires opérationnels et d’archivistes d’active ou de réserve. Au sein de l’armée de terre, la directive sur l’archivage opérationnel et l’histoire militaire ouvre un espace unique propice à l’expérimentation et à l’innovation. Cette collecte doit s’envisager du théâtre d’opérations (intérieur ou extérieur) jusqu’aux centres d’archives (constitution de fonds, inventaires...) et prévoir un programme de publications (internes et externes). Ma recherche doctorale prouve la pertinence de l’intégration d’un historien militaire au sein des unités d’active pour la captation de l’expérience combattante. Il faut maintenant aller plus loin. La question de la constitution des fonds sur les engagements actuels de l’armée française doit devenir une priorité du ministère de la Défense, sous peine de subir une amnésie programmée.
1 Ch. Lafaye, L’Armée française en Afghanistan. Le génie au combat (2001-2012), Paris, cnrs Éditions, 2016.
2 Ph. Contamine, « L’histoire militaire », in F. Bédarida (dir.), L’Histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1998.
3 P. Pieri, « Sur les dimensions de l’histoire militaire », Annales, vol 18, n° 4, 1963, pp. 625-638.
4 J.-P. Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Mouton, 1968 ; J.-P. Brisson, Les Problèmes de la guerre à Rome, Paris, Éditions de l’ehess, 1969.
5 Le Centre d’histoire militaire et d’études de la défense nationale créé en 1968 à l’université Paul-Valéry (Montpellier-III) sous l’égide d’André Martel, le séminaire « Armées, sociétés en Europe du xve au xixe siècle » animé par André Corvisier à Paris-IV et le Centre d’histoire militaire comparé de l’iep d’Aix-en-Provence.
6 J.-P. Bertaud, Valmy, la démocratie en armes, Paris, Gallimard, 1970 ; G. Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard, 1984 ; H. Drévillon, Scènes de guerre, de la Table ronde aux tranchées, Paris, Le Seuil, « Point histoire », 2009.
7 F. Cochet, Armes en guerre. xixe-xxie siècle. Mythes, symboles, réalités, Paris, cnrs Éditions, 2012.
8 J.-F. Soulet, « Marc Bloch, Lucien Febvre et l’histoire immédiate », Cahiers d’histoire immédiate n° 7, printemps 1995.
9 L’Étrange Défaite est un essai brillant et précurseur d’histoire immédiate.
10 « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vrai de s’épuiser à comprendre le passé si on ne sait rien du présent ”, in J.-F. Soulet, op. cit.
11 Ph. Joutard, La Révolte des camisards. Une sensibilité du passé, Paris, Gallimard, 1977.
12 F. Descamps, L’Historien, l’Archiviste et le Magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001.
13 J.-F. Soulet, L’Histoire immédiate. Historiographie, sources et méthodes, Paris, Armand Colin, 2010.
14 « Le génie en Afghanistan (2001-2012) ? Adaptation d’une arme en situation de contre-insurrection. Hommes, matériel, emploi », thèse de doctorat réalisée sous la direction de R. Porte, université d’Aix-Marseille, soutenue à Paris le 24 janvier 2014.
15 Par exemple, la connaissance des structures qui produisent les documents, leur positionnement et leurs discours. Il est également nécessaire de disposer de quelques connaissances techniques : tel cadrage de photo ou telle construction chronologique appuyée par des plans précis dans un reportage vidéo vont suggérer à l’œil un sens caché, un parti pris, qu’il convient de mettre en lumière.