N°35 | Le soldat et la mort

Lina Pamart

L’État islamique, la musique et la guerre

« Sachez que Dieu vous accorde sa miséricorde, que les instruments à cordes et chansons sont
interdits dans l’islam car ils détournent de l’évocation de Dieu et du Coran, et sont source de troubles et de corruption pour le cœur.
[…] L’État islamique en Irak et au Levant a rendu une décision prohibant la vente de chansons sur disques et d’instruments de musique, ainsi que les chansons de divertissement […] en tout lieu. Tout transgresseur s’exposera aux répercussions requises par la charia. »

État islamique en Irak et au Levant

(Déclaration sur l’interdiction de la musique, du chant et des photos dans les commerces, Raqqa)

La musique est une cible de l’État islamique. Dans les territoires qu’il contrôle, l’ei a décrété l’interdiction des pratiques musicales et chantées, sous la menace de lourdes condamnations1. Accusée d’éloigner de l’étude du Coran, la musique est associée à l’impureté et à l’égarement. Pourtant, l’organisation travaille sa propre présence sonore de façon particulièrement élaborée. Sur Internet, son activisme musical passe par la diffusion régulière de chants religieux à la gloire de la communauté et à la mort de ses ennemis. Dans ses vidéos, on retrouve systématiquement des bandes-son percutantes faites d’un mélange de chants, de sons et de bruits de la guerre assemblés et esthétisés par un travail de mixage sur ordinateur. Signe de sa maîtrise des nouveaux outils de communication, l’ei s’est doté d’une véritable industrie de chants salafiste djihadistes2, appelée Ajna–d Foundation For Media Production. Comment interdire la musique et en même temps se l’approprier, la désigner comme ennemie et s’y identifier ?

L’appropriation et la censure de la musique ne sont pas des phénomènes nouveaux et ne sont pas propres à l’islam combattant3. À travers le cas de l’ei, nous interrogeons une manifestation contemporaine de ces pratiques. Il s’agit de comprendre l’usage d’un objet non militaire (en ce qu’il n’est pas fonctionnellement nécessaire à la poursuite des combats) à des fins guerrières. Une telle appropriation questionne sur les fonctions que remplissent les sons lorsqu’ils sont mis au service d’une lutte armée. On voit aussi qu’à ces sonorités sont associés des discours et que les musiques peuvent être elles-mêmes enjeux de la confrontation : l’ei distingue chants autorisés et musiques bannies, sacralise les uns et détruit les autres. Ceci questionne la manière dont il parvient à associer des significations asymétriques aux musiques et à hiérarchiser leur valeur. Par l’ensemble de ces pratiques (s’approprier et diffuser les sons, les interdire ou les solliciter, définir leur valeur), il est susceptible d’agir sur les mentalités et les comportements. Ainsi, par ce biais, la « bande-son » de l’ei semble capable d’orienter les individus et de construire le collectif dans lequel ils interagissent.

L’ensemble des éléments précédents nous conduit à la problématique qui suit. Comment et selon quelles modalités les sons deviennent-ils des instruments de la guerre ? En abordant le sujet de la musique comme outil de propagande, nous touchons à la question plus large de l’émergence d’une culture djihadiste globale. De ce point de vue, peut-on dire que par sa mobilisation musicale l’ei façonne une culture sonore transnationale ? Notre réflexion s’intègre à l’enjeu du développement d’un système symbolique de représentations et de pratiques (une culture, en son sens générique), porté par les mouvances djihadistes à travers les frontières et échappant à l’autorité des États (d’où son caractère transnational). L’étude reste néanmoins délimitée dans la thématique (les sons) et au travers des acteurs étudiés (l’ei et ses partisans).

Ces interrogations resteront en partie ouvertes. Sous certains aspects, le présent exposé ne fait qu’amorcer des questionnements. Il a néanmoins pour ambition de proposer un cadre d’interprétation qui puisse faciliter la compréhension des phénomènes abordés, d’en souligner les principaux enjeux, et d’ouvrir des pistes de réflexion face à la puissance mobilisatrice de la machine de propagande sonore de l’État islamique.

  • La bande-son de l’ei, outil de propagande : mobiliser

L’Ajna–d Foundation For Media Production produit des anashîd, des poèmes religieux chantés. Il s’agit à l’origine de chants de tradition soufi qui racontent l’histoire du prophète Mahomet. Or ceux de l’État islamique sont très souvent des hymnes de combat, qui ne doivent pas ressembler à la musique populaire (ni occidentale ni arabe) et ne peuvent pas non plus être accompagnés d’instruments. En d’autres termes, l’ei produit des anashîd djihadistes, chants islamistes militants qui reprennent la forme des anashîd historiques tout en les soumettant à des codes très stricts inspirés du courant salafiste. Cependant, la profondeur idéologique de telles pratiques est contestable. Les chants sont d’abord et avant tout utilisés parce qu’ils sont perçus comme des outils de mobilisation performants.

La production de chants islamistes répond plus à une logique d’efficacité des moyens que de cohérence idéologique. En effet, dans la pensée salafiste dont se revendique l’ei, le rapport aux chants est controversé : selon les visions les plus puristes, les anashîd ne devraient tout simplement pas être mobilisés, car la musique est vue comme un agent déstabilisateur qui détourne du Coran. En outre, alors que les anashîd djihadistes sont supposés incarner l’islam pur de l’époque du prophète, ils sont en fait une invention très récente : ils apparaissent dans les années 1970. Auteur d’une thèse sur les chants djihadistes et spécialiste de l’État islamique, Behnam Saïd insiste sur la dimension pragmatique de l’utilisation du nashîd4 djihadiste : « Ce n’est pas une chanson qui est supposée raconter les histoires du prophète ou faire les louanges de Mahomet, mais un outil dans les mains d’un mouvement social ou politique pour mobiliser, recruter, transmettre l’idéologie dans le temps et dans l’espace5. » Il s’agit bien d’une approche pratique de l’art et de la culture à des fins de propagande de guerre. En quoi les sons peuvent-ils être d’efficaces vecteurs de mobilisation ?

Tout d’abord, les sons agissent sur les perceptions et les représentations. Dans les vidéos de propagande, les anashîd djihadistes se mêlent aux bruits des bombes et des tirs de mitraillette, le tout couplé d’effets informatiques (échos, réverbérations, estompages) et d’un travail sur les volumes au rythme du défilement des images. L’une des dernières vidéos diffusées, Favus of the Parties, consacre un tiers du temps total à des scènes de combat accompagnées d’anashîd, tout en mobilisant de nouveau ces chants pour accompagner des images d’enfants, d’éducation et de distribution de vivres6. Si la force des images vient de leur ancrage dans la réalité (ce sont les événements sur le terrain qui guident le contenu de la propagande), la force des sons vient de l’imaginaire créé autour de ces images par une présence sonore soigneusement élaborée qui valorise les faits représentés. De cette façon, la musique sert à esthétiser le combat et le combattant aussi bien qu’à idéaliser les scènes de paix et le modèle de société proposé par l’ei.

Ensuite, la musique génère des émotions susceptibles de favoriser l’adhésion. C’est un élément essentiel pour comprendre l’efficacité de la propagande de l’État islamique. Certains chercheurs ont montré comment les sons pouvaient être utilisés comme des mécanismes de mobilisation « affective » en temps de guerre et agir comme des « forces » contribuant à modeler les comportements7. Aussi, les anashîd djihadistes, comme les vidéos, sont publiés de façon brute sur Internet puis largement relayés par les sympathisants de l’ei, ce qui les rend facilement accessibles à tout un chacun. Ils sont un objet privilégié dans les processus d’auto-radicalisation par consommation solitaire de contenus sur Internet.

Insistons également sur les formes des anashîd, souvent très répétitives dans le mètre, le rythme et la mélodie utilisés autant que dans les champs lexicaux employés, ce qui leur confère un caractère entêtant. My Ummah, Dawn has Appeared, parfois qualifié d’hymne non officiel de l’ei, est un exemple de nashîd structuré par une même cellule mélodico-rythmique incessamment répétée, ponctuée d’anaphores (« Ma Oummah » énoncée à chaque début de couplet) et de parallélismes (« l’État islamique s’est soulevé par le sang des vertueux, l’État islamique s’est soulevé par le djihad des pieux »). En résumé, la force expressive et la forme répétitive des anashîd, décuplées par une écoute solitaire répétée, favorisent à la fois l’adhésion émotionnelle et l’isolement, dimensions importantes des processus d’embrigadement8.

Pour conclure, l’ei crée ses propres paysages et imaginaires sonores par de véritables « campagnes soniques », activités d’orchestration des sons en temps de guerre9. Ceux-ci accompagnent les expériences individuelles et collectives, en zones de combat auprès des combattants de l’ei, mais aussi en dehors auprès des potentiels soutiens et recrues. La puissance mobilisatrice du moyen sonore passe largement par sa capacité à jouer sur les représentations et à susciter des émotions. En même temps, le potentiel propagandiste des sons prend d’autant plus d’importance lorsqu’on leur associe un sens ; pour aller plus loin dans la compréhension de leurs effets, il nous faut nous intéresser de plus près aux significations qui encadrent le fait musical et sa consommation.

  • Musique interdite, musique sacrée :
    désigner l’ennemi et forger l’identité collective

« Les enjeux de l’interdiction et de l’utilisation de la musique dans la propagande djihadiste révèlent de façon édifiante le projet idéologique de purification interne et d’extermination externe de l’organisation terroriste10. » Dans une enquête sur les rapports de l’ei à la musique après les attentats de Paris, Luis Velasco-Pufleau remarque que la musique et les significations qui lui sont associées contribuent à produire du « nous » contre « eux » et associent à l’« attirance esthétique » une « adhésion éthique ». Cela passe autant par des pratiques d’autoglorification que par des violences destructrices, l’ei jouant sur les deux tableaux de l’adhésion et de la terreur.

Il est utile d’observer les discours qui justifient les interdictions et les usages de la musique, car ils structurent les représentations et orientent les actions. Aujourd’hui, la critique de la musique véhiculée par l’État islamique prend la forme d’une dénonciation des dérives et des vices de la société de consommation et de l’industrie du disque, la musique étant accusée de servir à manipuler, à corrompre et à détourner de la vérité religieuse. Ceux qui l’écoutent sont impurs, obscènes, intrinsèquement mauvais, tandis que ceux qui cessent de l’écouter, anashîd djihadistes mis à part, se rapprochent de la « paix intérieure »11.

Cette accusation se traduit en pratique par de fortes violences physiques et symboliques : l’ei interdit d’enseigner ou de pratiquer la musique dans les écoles et les universités des territoires conquis12, détruit et brûle des instruments « occidentaux », décapite sur motif d’avoir écouté de la musique interdite, ou encore tue cent trente spectateurs d’un concert donné au Bataclan, les accusant d’être des « idolâtres dans une fête de perversité »13. En résumé, l’incrimination de la musique sert à désigner l’ennemi et à en construire une représentation extrêmement dépréciative dans une logique d’anéantissement qui se traduit par de profondes violences.

Parallèlement, le travail sonore sert à l’autoglorification de la communauté de l’État islamique, la seule qui, selon la représentation messianique du monde qu’elle véhicule, verra la rétribution divine au moment de l’Apocalypse. Prenons par exemple le dernier nashîd diffusé à ce jour14 par l’Ajna–d Foundation For Media Production, le Convoi de la lumière15 (en arabe). Le refrain, chanté dès le commencement, fonde l’obligation divine : « Le convoi de la lumière nous a appelés, […] l’engagement de la religion nous appelle. » Suivent des couplets accordant une légitimité historique et religieuse à la communauté de l’ei : « Nous sommes les descendants des plus nobles, qui ont un temps soumis les infidèles. » Viennent enfin des injonctions à rejoindre la lutte armée, sur la base d’une héroïsation du combattant et d’une mobilisation de valeurs : « La victoire est devenue évidente et l’histoire a gagné en prestige. Alors lève-toi glorieux et noble, et soulage-toi de tes souffrances. […] Nous emplirons le monde de noblesse, et répandrons la justice et la garantie de protection. Nous sommes un soulagement pour l’humanité et une souffrance pour nos ennemis. »

Les anashîd reprennent régulièrement la thématique de la libération des opprimés contre la tyrannie. Beaucoup valorisent le soldat, souvent identifié à un « lion », qualifié d’« âme pure » bravant avec courage les « flammes du combat »16. À l’image des hymnes nationaux, les poèmes chantés mobilisant de multiples allégories et métaphores servent à exprimer le rapport subjectif à la communauté17 : une communauté ici libératrice, courageuse, pure, investie de responsabilités et d’obligations divines.

Nous pouvons en conclure qu’à travers les discours et les pratiques autour du fait musical, l’État islamique structure et diffuse son idéologie et sa représentation du monde : un corpus se réclamant du courant dit salafiste djihadiste, une compréhension extensive de la notion de djihad se traduisant par une lutte avec les ennemis désignés (infidèles, idolâtres, apostats), et une vision messianique18.

Précisons enfin deux éléments déterminants. D’une part, en produisant ses propres anashîd, l’ei définit son identité par rapport aux autres groupes djihadistes : sa capacité à créer ses chants est en effet une singularité par rapport aux autres mouvances qui reprennent les chants djihadistes des années 1980 mais ne produisent pas les leurs. D’autre part, à travers les chants, l’ei construit sa mémoire. En racontant la création du Califat, son évolution et ses succès, les anashîd servent à écrire sa propre histoire et à en laisser des traces sur du long terme. La musique est donc non seulement support de la doctrine, mais élément de définition d’une identité commune qui dépasse les frontières.

  • Une « culture sonore » transnationale

En diffusant les chants et les sons de la guerre à travers le monde par le biais de supports audiovisuels, l’ei contribue à l’effacement des frontières et des repères spatio-temporels. Alors que le « belliphonique »19 est un ensemble sonore propre à l’état de guerre et situé dans l’environnement physique des territoires sous contrôle (les chants djihadistes sont essentiellement produits sur place, les bruits de guerre sont ceux enregistrés sur le terrain), les communicants de l’État islamique donnent à ce spectre de sons une vocation globale. À partir d’une culture sonore formée au plan local, l’ei se transnationalise. Quelles sont les caractéristiques de cette transnationalisation et en quoi peut-on penser que les chants et sons composent et façonnent une « culture » globale20 ?

D’abord, les chants peuvent servir de lien symbolique entre les partisans de l’ei situés sur des continents différents. Le fond sonore du communiqué d’allégeance de Boko Haram est un nashîd djihadiste produit par l’ei, usage qui témoigne autant d’une forme de soutien technique à la branche médiatique de l’organisation terroriste nigériane que de l’utilisation du chant comme marqueur identitaire commun. Insistons également sur l’omniprésence des anashîd de l’Ajna–d Foundation For Media Production (la plupart en arabe) dans les vidéos de propagande destinées à des zones géographiques éloignées du territoire que l’ei occupe. En témoigne la récente vidéo Love those who emigrated, une production bilingue en arabe et en malais qui illustre l’accueil de combattants venus d’Asie rejoindre les rangs de l’État islamique : elle est introduite et conclue par des anashîd, accompagnant les discours de combattants malais et les moments de fraternité rassemblant les différentes origines. De telles productions font des anashîd une donnée constante qui sert de référent commun au-delà des particularismes.

Parallèlement, la propagande sonore est elle-même adaptée à la diversité des populations ciblées. De plus en plus d’anashîd djihadistes sont produits dans des langues différentes, à l’instar du célèbre Avancer, Avancer réalisé par les frères Jean-Michel et Fabien Clain, et connu pour son utilisation dans le communiqué audio de revendication des attentats perpétrés à Paris le 13 novembre 201521. Tout en exploitant les possibilités offertes par des connexions globales quasi instantanées, l’ei témoigne de sa capacité à s’adapter aux ressorts d’une mondialisation qui « révèle la diversité des cultures plus qu’elle ne les atténue »22.

Enfin, la transnationalisation s’observe par les symboles diffusés et les imaginaires créés, mais aussi par la formation de pratiques communes de consommation sonore, partagées aussi bien par des sympathisants de l’ei à travers le monde que par les soldats sur les territoires occupés. Olivier Roy commente ainsi ce phénomène : « On voit comment ces jeunes qui viennent d’une culture “jeune” – qui sont passionnés par le rap, le hip-hop, etc. – renoncent aux instruments lorsqu’ils passent au djihadisme, ce qui est tout à fait conforme au salafisme, mais vont survaloriser une autre production musicale qui est le nashîd. […] Chez les djihadistes, c’est fondamental. Ils mettent les nashîd à fond quand ils roulent à bord de leur 4x4 avec des mitrailleuses, ils envoient ça à leurs copains, etc. […] On voit qu’ils attachent plus d’importance à cette musique qu’à faire les cinq prières par jour23. »

Ce commentaire nous permet d’insister sur deux aspects. Tout d’abord, à travers le partage des sons et de l’écoute, la musique est un support qui crée des liens sociaux. Cette dimension illustre l’importance du collectif, du sentiment d’appartenance et de la formation d’une identité commune autour des pratiques musicales. En second lieu, le chercheur précise qu’au quotidien, ces pratiques culturelles prennent au moins autant d’importance que celles relevant d’obligations religieuses. Cette remarque nous permet de souligner que lorsqu’il s’agit d’expliquer l’adhésion au projet de l’État islamique, l’attirance pour les pratiques culturelles est au moins aussi importante que l’intérêt pour le corpus idéologique salafiste djihadiste véhiculé. À partir de ces observations, on peut défendre que les biens et les pratiques sonores non seulement renforcent « le travail de persuasion cognitive réalisé par la doctrine »24, mais aussi le sentiment d’appartenance à une communauté globale.

Pour récapituler, la formation d’une culture sonore transnationale, en tant que système de représentations et de pratiques sonores impliquant une multitude d’acteurs non étatiques au-delà des frontières traditionnellement contrôlées par les États, a des effets sur plusieurs plans. Au niveau micro, la musique est un élément à considérer dans les trajectoires de radicalisation. De façon plus générale, cette culture sonore participe à l’attractivité de l’État islamique, de l’idéologie qu’il dit incarner, de la lutte violente dans laquelle il est engagé et du modèle de société qu’il revendique.

  • Conclusion : quelles réponses ?

En résumé, la « bande-son » de l’ei constitue un spectre de sons et de musiques travaillé et associé à un ensemble de significations, qui remplit de multiples fonctions, notamment celles de mobiliser, de véhiculer une idéologie, de participer à la construction de son identité et de celle de l’ennemi, et contribue à la formation de représentations et de pratiques communes concourant à façonner une culture sonore djihadiste et transnationale. Comment répondre à cette puissance sonore ? Quelles formes de contre-propagande proposer ? Nous mobilisons une diversité d’argumentaires pour insister sur trois aspects : considérer la rationalité de l’acteur et le haut degré d’élaboration de sa propagande, décortiquer et déconstruire les contenus, adopter des réponses qui ciblent les émotions.

Si la musique suscite les passions, sa mobilisation par le dispositif de propagande de l’État islamique renvoie à des logiques rationnelles : l’entité sait exploiter au maximum les possibilités offertes par les sons, par pragmatisme plus que par respect de son corpus idéologique. Il est important de revenir sur cette forme de rationalité car elle questionne nos propres représentations. Les soldats et partisans de l’ei sont pour la plupart des « enfants de ce siècle mondialiste et mondialisé »25, qui calquent leurs productions sur les codes et techniques du cinéma hollywoodien26. Leur registre de mobilisation relève du « syncrétisme » au sens de Christophe Jaffrelot, entre modernité et réinvention de la tradition. De plus, l’usage des anashîd comme mode de recrutement relève d’une stratégie qui a été pensée et formulée27.

En résumé, « ce ne sont pas des imbéciles, des sous-doués, des maniaques ou des fous », comme le défend Philippe-Joseph Salazar, auteur de Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste28. « Ce sont des jeunes gens bien éduqués, doués, intelligents […] et qui argumentent »29. Il s’agit par conséquent de ne pas les réduire à des « sauvages »30. Placer l’ei dans le seul registre de la folie destructrice impose une conception qui ne permet pas de considérer la complexité de ses modes de faire et de sa propagande.

En découle la question de nos positionnements face aux contenus diffusés par l’industrie de propagande de l’ei – la censure mise à part, étant d’ailleurs toujours partielle face à la masse de flux à contrôler. La guerre se joue dans les perceptions : par l’audiovisuel, l’ei idéalise, glorifie, crée un imaginaire. Il nous appartient de tenter de le déconstruire en révélant les décalages entre le réel et sa représentation esthétisée. Dans « La violence, une fin ou un moyen pour l’État islamique ? », Wassim Nasr se positionne sur la question de la responsabilité médiatique vis-à-vis des productions de l’ei : « La vérification, l’explication et la décortication du contenu de toutes les productions djihadistes sont au cœur d’un travail journalistique qui a l’ambition de donner des éléments de compréhension objectifs sur le sujet31. » Nous ajouterons que cet impératif de mise en perspective s’impose non seulement aux médias, mais aussi aux représentants politiques et autres leaders d’opinion. Il s’agit d’éviter de relayer, dans l’urgence de l’actualité médiatique et politique, des productions sous forme brute, sans prendre le temps de l’analyse.

Enfin, l’étude de l’appropriation de la musique par l’État islamique nous a permis d’insister sur la dimension émotionnelle de la guerre. Dès lors, plutôt que de penser une contre-propagande exclusivement focalisée sur la production d’un « contre-narratif », il s’agirait de « cibler les émotions »32. En ce qui concerne le désembrigadement, Thomas Hegghammer incite à élaborer des « activités de substitution » comparables à celles vécues dans la communauté djihadiste, capables de fournir des « satisfactions émotionnelles » semblables33. Par exemple, il a été observé chez des jeunes « sous l’emprise djihadiste » que l’écoute de musiques de leur passé peut faire resurgir une « charge émotionnelle » qui replonge les individus dans leur histoire et leur filiation, et aide à rétablir des liens malmenés par l’embrigadement34. Plus généralement, certains appellent à une contre-propagande qui mobilise « l’arme de la culture pop »35 dont la musique est une composante, et à une « communication émotionnelle »36 usant notamment du registre de l’humour et de la dérision.

Considérer la rationalité de l’acteur, décrypter, cibler les émotions : ces orientations peuvent apporter des pistes de réflexion et d’action qui dépassent l’objet d’étude musical. La « bande-son » de l’ei est d’ailleurs une composante d’ensembles plus vastes ; elle est par exemple une des nombreuses branches de l’industrie de propagande de l’entité terroriste, et ne représente qu’un aspect de la formation d’une culture djihadiste globale nourrie par diverses mouvances radicales. En tout cas, l’étude de la présence sonore de l’ei, réalité protéiforme et permanente, sert à mettre en valeur certains aspects incontournables d’une guerre qui se joue largement sur « le moral, les sensations, l’information »37.

2 Fondé sur une lecture violente et extensive du concept de djihad (qui à l’origine désigne l’« effort » et connaît des interprétations non violentes), le djihadisme renvoie à un combat politique et militaire contre les ennemis de l’islam. Le salafisme djihadiste dont se revendique l’ei appelle à un retour à la communauté originelle de l’islam et à l’instauration du Califat.

3 Pour une analyse historique des mécanismes de la censure de la musique et des motivations des deux principaux « agents censeurs » (les gouvernements et la religion), voir Marie Korpe, Ole Reitov, Martin Cloonan, « Music Censorship from Plato to the Present », Music and Manipulation on the Social Uses and Social Control of Music, Berghahn Books, 2006.

4 Singulier d’anashîd.

5 Karl Mor, « Jihadology Podcast. Nashids: History and Cultural Meaning. With Behnam Said », Jihadology, enregistrement audio, en ligne (jihadology.net/2016/02/29/jihadology-podcast-nasheeds-history-and-cultural-meaning/), 29 février 2016, consulté le 3 novembre 2016.

6 Aaron Y. Zelin, « New video message from The Islamic State: “Favus of the Parties. Wilāyat Dimashq” », Jihadology (jihadology.net/2016/10/22/new-video-message-from-the-islamic-state-favus-of-the-parties-wilayat-dimashq/), 22 octobre 2016, consulté le 25 novembre 2016.

7 Steve Goodman, Sonic Warfare: Sound, Affect, and the Ecology of Fear, Cambridge, mit Press, 2010.

8 Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ?, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2015.

9 J. Martin Daughtry, Listening to War. Sound, Music, Trauma, and Survival in Wartime Iraq, Oxford University Press, 2015 ; Violeta Nigro Giunta, « Entendre la guerre. De 14-18 à l’Irak », Critique, 2016/6 (n° 829-830), pp. 540-551.

10 Luis Velasco-Pufleau, « Après les attaques terroristes de l’État islamique à Paris. Enquête sur les rapports entre musique, propagande et violence armée », Transposition n° 5, 15 septembre 2015, p. 13.

11 Ibid., pp. 3-4.

12. Pour des exemples d’archives de lois imposées par l’ei interdisant l’éducation musicale à Raqqa et à Mossoul, voir Aymenn Jawad Al-Tamimi, « The Islamic State’s Educational Regulations in Raqqa Province », Aymennjawad (aymennjawad.org/2014/08/the-islamic-state-educational-regulations-in), 28 août 2014, consulté le 25 novembre 2016. « Aspects of Islamic State (is) Administration in Ninawa Province: Part I », Aymennjawad (aymennjawad.org/15946/aspects-of-islamic-state-is-administration-in), 17 janvier 2015, consulté le 25 novembre 2016.

13 « L’État islamique revendique les attentats de Paris et Saint-Denis », L’Obs, (tempsreel.nouvelobs.com/attentats-terroristes-a-paris/20151114.OBS9455/l-etat-islamique-revendique-les-attentats-de-paris-et-saint-denis.html), 14 novembre 2015, consulté le 10 novembre 2016.

14 Le présent article a été écrit en novembre 2016.

15 En anglais The Parade Of Light, Convoy Of Light ou Caravan of the Light.

16 Ces métaphores apparaissent par exemple sous cette forme dans le nashîd Halili Samar Al-Hirab.

17 Nous nous appuyons ici sur une définition de l’hymne national comme « chant qui permet d’exprimer le rapport subjectif à la communauté nationale », proposée par Esteban Buch dans La Neuvième de Beethoven : une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999, p. 10.

18 Ces éléments caractéristiques de l’idéologie de l’État islamique sont soulignés et étudiés par Dominique Thomas dans « Les spécificités idéologiques de l’État islamique dans l’espace jihadiste global », La Lettre de l’irsem. Dossier stratégique. Le poids des idéologies dans les enjeux stratégiques actuels au Moyen-Orient, 2016, no 1.

19 Développée par J. Martin Daughtry, la notion de belliphonique désigne le spectre des sons (et des musiques) produits par un conflit armé et qui n’existeraient pas si le conflit n’avait pas lieu.

20 Comme mentionné dans l’introduction, nous adoptons une définition générique de la « culture » en tant que « symbolique de représentations et de pratiques » (Gisèle Sapiro, « Culture. Vue d’ensemble », universalis-edu.com/encyclopedie/culture-vue-d-ensemble/).

21 « Communiqué audio sur l’attaque bénie de Paris contre la France croisée », TheInternetArchive, enregistrement audio, en ligne (ia801308.us.archive.org/28/items/CommuniqueAudio/communique%20audio.mp3), publié le 14 novembre 2015, consulté le 25 novembre 2016.

22 Marie-Claude Smouts, Bertrand Badie, « Introduction », Cultures & conflits no 21-22, 15 mai 1996.

23 « Entretien avec Olivier Roy », Le Djihadisme transnational entre l’Orient et l’Occident, colloque international, Fondation Maison des sciences de l’homme, fmsh Productions, 31 mai 2016.

24 Thomas Hegghammer, « Why Terrorists Weep: The Socio-Cultural Practices of Jihadi Militants », Paul Wilkinson Memorial Lecture, University of St. Andrews, 16 avril 2015.

25 Wassim Nasr, « La violence, une fin ou un moyen pour l’État islamique ? », Inflexions n° 31, 2016.

26 Pour une représentation de ce parallèle, voir le documentaire d’Alexis Marant et Diego Bunuel, Le Studio de la terreur, Canal, 2016.

27 On citera Anwar Al Awlaki d’aqpa, un des pionniers de l’usage des nouveaux modes de communication par les mouvances djihadistes, qui, dans 44 Ways to support Djihad (Victorious Media), consacre un article à l’usage des anashîd : « Des anashîd de bonne qualité peuvent s’étendre si largement qu’ils peuvent atteindre un auditoire que vous ne pourriez pas atteindre par un cours ou un livre. […] Ils sont un élément important dans la création d’une “culture du djihad”. Les anashîd sont nombreux en arabe, mais ils sont rares en anglais. Ainsi, il est important pour les poètes et chanteurs doués de prendre cette responsabilité. »

28 Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, Paris, Lemieux Éditions, 2015.

29 « Comprendre et combattre la propagande terroriste. Entretien avec Philippe-Joseph Salazar », tv5 Monde, Grand Angle (youtube.com/watch?v=92-3iSar1Yc), 23 septembre 2015, consulté le 15 novembre 2016.

30 Philippe-Joseph Salazar, op. cit., p. 93.

31 Wassim Nasr, op. cit.

32 Thomas Hegghammer, op. cit., p. 6.

33 Ibid.

34 Dounia Bouzar, op. cit., p. 116.

35 Charlotte Schriwer, « Of Cats and Cows: Fighting isis with Ridicule and Laughter », Middle East Insights n ° 131, Middle East Institute, 28 août 2015.

36 Alberto M. Fernandez, « Here to stay and growing: Combating isis Propaganda Networks », The Brookings Project on us Relations with the Islamic World, us Islamic World Forum Papers 2015, octobre 2015.

37 Steve Goodman, Sonic Warfare: Sound, Affect, and the Ecology of Fear, Cambridge, mit Press, 2010, p. 5.

T. Lavernhe | Quand j’entends le mot « valeu...