Le 20 janvier 2012, au sein de la base opérationnelle de Gwan, en Afghanistan, un déséquilibré enrôlé dans l’armée nationale afghane (ana) ouvre le feu sur des soldats français en plein entraînement. Incrédules, les mentors de l’omlt1 K4 réalisent rapidement ce qui leur arrive. Plus de cent cinquante cartouches de 5,56 mm sont tirées en quelques secondes, avec un fusil-mitrailleur M249. Des corps tombent sur le sol gelé tandis que le tireur poursuit calmement son sinistre attentat. Les rafales se succèdent et soulèvent de la terre entre les jambes des soldats pris à partie. Tant bien que mal, les blessés essaient de se protéger, immobilisés au sol, loin de tout couvert et... si proches de l’assassin. Pour d’autres, il est déjà trop tard.
Ce tragique épisode s’inscrit au cœur de l’insurrection afghane qui, au fil de l’histoire de la brigade française La Fayette, prend la forme de différentes menaces. De 2006 à 2008, elle se matérialise par un harcèlement classique des opérations de guérilla. Elle évolue ensuite vers des modes d’action plus indirects comme les engins explosifs improvisés. En 2009, les suicide et vehicule bombers font leur apparition. À partir de 2011, l’insurrection devient opportuniste ; elle cherche à s’infiltrer dans les emprises militaires pour frapper le cœur de l’« afghanisation » et créer une défiance entre les partenaires. C’est ce que l’on nomme communément la menace Green on Blue, qui voit les forces afghanes retourner leurs armes contre les forces de la coalition, à l’instar de l’attaque de Gwan, ce fameux 20 janvier 2012, où quatre soldats français sont tués (un cinquième décédera plus tard de ses blessures) et quatorze autres grièvement blessés.
Les lignes qui suivent donnent la parole à des témoins du drame. Qu’ils soient remerciés pour leur confiance et leur courage. Les extraits choisis illustrent précisément leur rapport à la mort. Ils sont issus de Trahison sanglante en Afghanistan. 20 janvier 2012 : massacre de militaires français à Gwan2.
L’omlt K4 était composée de trente-quatre militaires en provenance du 93e régiment d’artillerie de montagne (ram), du 2e régiment étranger de génie (reg), du 4e régiment de chasseurs (rch), du service de santé des armées, du 28e régiment des transmissions (rt) et du 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine (rpima). Ce détachement se répartissait en cinq équipes : commandement, soutien, artillerie, génie et reconnaissance. Au sein du dispositif français en Afghanistan, cette omlt « appui » s’insérait dans un ensemble plus vaste de six détachements omlt qui, placés sous la responsabilité de l’omlt « état-major » (em), étaient en charge de la montée en puissance de la 3e brigade afghane.
- Le lieutenant-colonel Hugues C., chef du détachement omlt K4
« Il faut quelques secondes avant de comprendre l’origine des claquements. […] Puis la terre se soulève. Chacun reconnaît le claquement d’une arme automatique et réalise que nous sommes pris à partie. Le choc de l’impact à la hanche et le réflexe de survie me jettent à terre. Avec un des membres de l’omlt, nous nous protégeons mutuellement. Je comprends que ne plus bouger peut être synonyme de survie. Un deuxième impact au coude et puis la résignation. […] Penser à ma tendre femme et à mes chers enfants me sert de réconfort face à la mort qui arrive. Pas de film de la vie qui passe, juste une dernière pensée pour ceux que j’aime. »
- Le capitaine Vincent C., mentor reconnaissance
« Je sens un premier coup dans la fesse droite comme si j’avais pris un caillou. Malgré cela, je continue de courir. Soudainement, je me retrouve projeté au sol après un deuxième impact, beaucoup plus violent. Je ressens une douleur à l’abdomen. Je ne peux pas me relever et me remettre à courir efficacement. Je me mets à ramper vers le centre du groupe de ceux qui sont déjà tombés au sol et ainsi me fondre dans la masse. Les tirs continuent sur nous et je sens la proximité immédiate du tireur. Je ne cherche pas à le voir précisément pour éviter à tout prix de croiser son regard et devenir alors une cible prioritaire. À cet instant précis, il ne reste plus que le groupe des blessés au sol. Le tireur n’a plus de cible en mouvement à tirer. […] Me sachant grièvement blessé par balle et pouvant à peine me déplacer, je sais que je ne peux plus être acteur de la suite des événements. Je suis pris en compte par mes camarades conformément au plan MasCal3 que nous avons répété et pour lequel chacun est entraîné. En outre, au vu de mon état, j’estime que si je suis rapidement évacué vers un hôpital militaire, je dois avoir de bonnes chances de m’en sortir. Je me projette donc dans les différentes étapes qui m’attendent jusqu’à l’évacuation en hélicoptère vers un des hôpitaux militaires sur Kaboul. »
- Le capitaine Éric D., mentor génie
« Au fur et à mesure des évacuations, le calme revient. Je décide de prendre le temps de dire adieu au sergent-chef Svilen Simeonov mais son corps n’est plus sur la table. Je le cherche. Je demande à quelqu’un où il est. Cette personne me désigne un endroit de la main. C’est l’effarement. Je vois quatre corps allongés en retrait (je ne sais pas à ce moment qu’il y a d’autres morts), à même le sol et recouverts sommairement d’une couverture. Je ne sais pas qui est en dessous, alors je lève les couvertures. […] Je regarde longuement mon adjoint, une dernière fois. […] Je retourne dans la tente de l’ordinaire. Les évacuations sont terminées. Il ne reste que les tables pleines de sang. Même la toile de tente est rouge à certains endroits. Le sol est entièrement souillé par des pansements, des perfusions, des poches plastiques et des affaires de sport appartenant aux victimes. C’est une scène qui me marque. J’ordonne à ceux encore présents de nettoyer tout ça. Je retourne vers les corps. J’aide à les mettre dans des sacs mortuaires puis à les transporter dans un premier temps vers une des deux tentes de l’infirmerie. Ils seront déplacés plus tard dans une chambre froide. »
- Le capitaine Pascal D., mentor artillerie
« Je vois beaucoup de mes camarades au sol. Il y a beaucoup de sang. Certains sont debout. Cela bouge dans tous les sens. Je me dis que je dois aller au bout de la zone pour ne pas gêner les autres véhicules qui vont arriver pour venir chercher les autres blessés, car je comprends que nous ne pourrons pas ramener tout le monde en un seul voyage. […] Le brigadier-chef Geoffrey B. […] est sur une civière de fortune. Malheureusement pour lui, c’est déjà trop tard. Je n’arrive pas à détourner mon regard de l’impact qu’il a reçu. Je le regarde et je me dis : “Pauvre Geoffrey. J’espère qu’il n’a pas souffert…” J’avais déjà vu la mort d’un homme en opération, en ex-Yougoslavie, un Bosno-Serbe qui avait reçu une balle dans le crâne, mais là, c’est différent. Différent parce que c’est un camarade. Différent parce qu’il a été tué dans des conditions particulières sans qu’il ait eu le temps d’engager le combat. […] La perte de camarades dans des conditions particulières telles que Gwan est dure à accepter, encore aujourd’hui. Les images de mes frères d’armes décédés ou blessés resteront à jamais gravées dans ma mémoire… certaines plus que d’autres. J’ai un autre regard sur la vie. Cela m’a fait prendre conscience que l’on ne vit qu’une fois et qu’il faut profiter de chaque instant. »
- Le capitaine Brice F., mentor opérations
« C’est le black-out. À peine conscient, deux choix me viennent à l’esprit : soit c’est un rêve, un rêve étrange, trop bizarre. C’est un rêve et j’attends que ça se termine. Les oreilles bourdonnent tant ! Soit il se passe quelque chose de grave… Mais je m’endors. Un visage me revient, puis celui des enfants. OK, luttons ! Ce ne peut être que la fuite. Rester couché serait mourir. Aucune idée de ce qui se passe. Je me lève et je cours, ou du moins je m’éloigne en allant dans la pente de l’aire de poser des hélicoptères. Je cours probablement vingt mètres. Rien de plus ne me touche. Je sens la chance avec moi. Je crains d’être à nouveau frappé. Mais la course s’arrête. Je suis très essoufflé. À genoux, puis recroquevillé. Je cherche une position pour arriver à respirer, pour être bien. Ça y est, je suis bien, je ne peux plus rien faire. Je respire. Je me concentre sur mon souffle. Je ne sens pas de gêne. Je suis juste très essoufflé. J’aurais dû faire plus de sport ces derniers mois ! Mon niveau physique est drôlement faible pour un footing si léger… Oui, je divague. Probablement dans les cinq minutes, le sergent Filipo G., légionnaire à l’accent italien si reconnaissable, est sur moi et déjà il me motive à grands coups de “Capitaine ! Vous lâchez pas, vous restez là, faut pas dormir !” Merci… Le sergent Filipo G. continue à me secouer moralement, avec précaution : c’est verbal et fort. Peut-être des tapes au visage. “Restez là, accrochez-vous !” Je lutte pour rester conscient et quand je pars, il est là pour me rappeler à l’ordre.
Je pense furtivement à mes enfants. Bruits, secousses. “Il n’y a pas de vab4 ! Ils arrivent les véhicules ? Qu’ils se dépêchent ! On les embarque dans les camionnettes des Afghans.” Je dois être mis à l’arrière de l’une d’elles, toujours mon ange gardien qui me tanne de toutes ses forces. Posé sur la table froide, je suis à ma place. Je me laisse faire. Tout semble bouger de façon organisée et dirigée. Le médecin militaire de l’omlt, le capitaine Mathieu P., est à la manœuvre et il n’est pas seul. Il a des questions, des propositions, des omlt infirmiers qui le secondent. Je suis déshabillé aux ciseaux. J’ai froid, mais ce n’est rien. Chacun à sa place. Je peux supporter ce froid. Ils ont besoin de regarder pour savoir et me soigner. Je n’ai toujours aucune douleur nulle part. Je suis calme. Il y a de l’agitation, mais les prescriptions sont claires et directives. Pas de cris alarmants, pas de mots effrayants, rien. Et pourtant, je ne suis qu’écoute. Le médecin militaire Mathieu P. vient sur moi et me dit qu’il va devoir faire un geste médical, que pour cela il doit faire un trou latéral vers mon poumon qui se remplit de sang : “Je vais devoir te faire un trou entre les côtes pour la perf, ça va faire mal.” Comme prévu, j’ai très mal. Un bref instant. L’autotransfusion du poumon vers la jambe est réalisée. Après être examiné et examiné à nouveau, le sang chaud coule sous ma jambe gauche. Ils le voient. Les évacuations commencent. Tant mieux. Les hélicos, déjà, sont annoncés. On a perdu le sergent-chef Svilen Simeonov. C’est tout ce que je comprends. Je ne veux pas savoir. Je suis évacué plus tard, dans les derniers ? C’est mauvais signe pour moi.
Je suis stabilisé, transportable. On dit médicalisé, je crois. Dans l’hélico américain, on me met vite en place, gestes rapides, assurés. Ils me parlent, me demandent si c’est OK. Le leitmotiv tant de fois répété me vient immédiatement, oui. Je sens le froid ; c’est l’hypothermie qui tue. “I’m cold, I’m cold!” sont les seuls mots que je m’obstine à dire. J’ai peur que le froid me tue. Ils me mettent une couverture. Je somnole. À l’arrivée, le brancard est amené en moins d’une minute en salle d’opération, directement accessible en entrant dans l’hôpital américain de Bagram. Il y a plusieurs équipes de médecins, juste pour moi. Je vois un groupe pour chaque partie de mon corps. C’est bon, je me laisse partir, c’est leur problème maintenant. »
- Le capitaine Simon L., mentor soutien et logistique
« L’incompréhension domine tout l’événement : incompréhension du tir, situation inédite nous prenant au dépourvu. Cinquante mètres derrière nous, un soldat afghan ouvre le feu à l’arme automatique (5,56 mm). Passée la surprise de la première rafale, l’instinct de survie nous pousse à courir vers l’abri le plus proche : deux cents mètres pour moi, un fossé. Mais une première balle me cueille et m’envoie violemment à terre, dos au tireur. Vision d’horreur de la poitrine ouverte d’un trou gros comme une mandarine, sang dans la bouche et sur le corps, très grande difficulté à respirer… Mais je respire. Les camarades arrivent dès la fin des tirs qui me paraissent durer une éternité. […] Je me rappelle avoir demandé à mes premiers sauveteurs de regarder mes blessures et notamment de voir si je suis percé de part en part. Je me rappelle les voir confectionner le pansement trois côtés. Je ne m’aperçois pas que j’ai la main droite broyée, un doigt de la main gauche et le mollet droit touchés, encore moins qu’un éclat de balle m’a entaillé le cuir chevelu. […] J’arrive à l’hôpital militaire américain de Bagram et je suis placé sous anesthésie. […] La perte de mes camarades m’est pénible et j’y songe chaque jour. Je me dis que pour deux petits centimètres à l’impact de la balle dans la poitrine, je peux aujourd’hui témoigner. Je dois avouer que je suis simplement heureux d’être en vie. Au quotidien, la prise de recul est assez phénoménale par rapport à ce que j’ai vécu. »
- Un psychiatre militaire projeté à Kaboul
« Après un bref moment de consternation, chacun rejoint très vite le poste qui lui est assigné dans cette circonstance. Nous sommes sur le théâtre depuis cinq jours, l’immersion dans la réalité de la mission qui commence pour nous est brutale. […] En tant que psychiatre de l’hmc5, j’organise mon action […] au profit des blessés qui sont conscients et avec qui je peux échanger quelques mots afin d’évaluer leur état. Certains sont mutiques, tétanisés, sidérés par l’intensité, la gravité, la violence de ce qu’ils viennent de vivre. D’autres, les moins sévèrement touchés, présentent un état d’excitation, d’euphorie d’avoir pu traverser cet événement en s’en sortant aussi bien. […] Je finis la soirée et une partie de la nuit en accompagnant à la morgue ceux qui se sont portés volontaires pour réaliser les soins mortuaires dus à leurs frères d’armes. C’est pour eux une expérience particulièrement pénible pratiquée avec gravité et dignité. […] Cet épisode est l’occasion pour certains d’une remise en question existentielle profonde avec une interrogation sur leur idéal et leur engagement militaire. »