Georges Clemenceau estimait qu’« il suffit d’ajouter “militaire” à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi la justice militaire n’est pas la justice et la musique militaire n’est pas la musique ». Étonnamment, au regard de son athéisme marqué, il n’a pas profité de l’occasion pour tourner en dérision la présence d’aumôniers au sein des armées. Ceux-ci y ont pourtant officiellement été intégrés au cours des xixe et xxe siècles, et, à ce titre, ont été amenés à évoluer avec l’institution militaire. Ainsi, en 2012, le ministère de la Défense recense deux cents aumôniers militaires catholiques, soixante-seize protestants, trente israélites et trente-cinq musulmans. Les quatre cent vingt-quatre mille deux cent vingt-cinq hommes et femmes de l’armée française (2013, active et réserve) bénéficient des services de trois cent quarante et un aumôniers d’active et de réserve, dont la moitié effectuait cette tâche à temps partiel. Quelle est la place de ces aumôniers au sein des armées françaises aujourd’hui ? Comment ont-ils été et sont-ils affectés par les transformations sociales et militaires ? Ces « soldats de Dieu » sont-ils toujours indispensables ? Afin de saisir au mieux leur position actuelle dans le paysage social, il s’avère nécessaire d’interroger aussi bien leurs origines historiques que leurs statuts et rôles contemporains.
- Un ancrage historique fort
Il apparaît que la religion s’est très rapidement imposée au sein des armées de la « fille aînée de l’Église ». Le plus ancien aumônier militaire attesté est Sulpice le Pieux, archidiacre de Bourges, appelé par Clotaire II (584-629), roi des Francs, pour servir d’abbé dans le camp militaire royal. Il avait pour mission de garder et de montrer aux troupes le manteau de saint Martin – d’où l’appellation de chapelain, « celui qui garde la chape » –, mais également celle de distribuer les aumônes du roi – rôle qui a donné naissance au nom toujours usité d’aumônier. En 742, le concile de Ratisbonne prévoit que les commandants et autres chefs militaires soient accompagnés d’évêques et de prêtres au cours des campagnes afin de célébrer la messe et de porter les saintes reliques protectrices ; défense est faite en même temps aux autres religieux de porter les armes car saint Boniface, qui présidait ce concile, jugeait qu’un trop grand nombre d’entre eux avait guerroyé au cours de la récente bataille de Poitiers. Lors de son instauration par François Ier en 1543, la Grande Aumônerie de France doit se consacrer au service de la chapelle du roi. Elle voit pourtant son rôle et ses prérogatives s’étendre au cours des règnes suivants, incluant également la juridiction spirituelle des armées. Pour la Marine, il est attesté en 1270 que de nombreux chapelains accompagnent le roi Louis XI lors de la dernière croisade, mais qu’en mer, ils doivent célébrer une messe particulière dite « sèche » – la missa nautica – omettant certains passages de la Bible et ne proposant pas l’eucharistie pour des raisons pratiques : les prêtres ne pouvant ramasser les corps consacrés tombés avec les mains, l’opération se révèle difficile par gros temps. C’est en 1619, via des lettres patentes royales, qu’un poste d’aumônier général des galères est créé et, par une ordonnance de 1691, qu’une aumônerie embarquée est mise en place. L’armée de l’air, quant à elle, fondée en 1927, n’obtient d’aumônerie qu’en 1939.
Le service religieux au sein des armées a donc des antécédents historiques forts, mais présente également un parcours accidenté, guidé par les principes politiques des différentes époques : la loi du 1er mai 1791, par exemple, qui supprime le Grand Corps de la Marine, entraîne avec elle la disparition des aumôniers de Marine pendant toute la période révolutionnaire.
Si l’aumônerie catholique est la première pour des raisons historiques, elle perd son monopole de représentation religieuse au sein des armées quand le catholicisme devient « religion de la majorité des Français » au lieu de religion d’État (Concordat de 1802). L’aumônerie protestante y fait son entrée avec la guerre de Crimée (1853-1856), bien que quelques régiments étrangers comme le Royal-Allemand aient déjà eu un ministre protestant sous l’Ancien Régime. Une dizaine de pasteurs se joignent ainsi au corps expéditionnaire français en 1854 grâce au soutien financier d’un montant de soixante-douze mille francs-or rassemblés par les différentes églises protestantes, et deux aumôniers protestants perdent la vie face aux troupes russes à Sébastopol en 1856. En 1859, le ministre de la Guerre établit les mêmes droits et prérogatives pour les aumôniers protestants que pour les catholiques. C’est également au xixe siècle que cette égalité s’étend au judaïsme. Plus récemment, à partir de 2006, l’islam est reconnu aumônerie avec la nomination du premier aumônier en chef du culte musulman, Abdelkader Arbi. C’est la création du Conseil français du culte musulman (cfcm) qui a permis cette avancée rendue nécessaire pour des questions d’égalité de traitement au regard de la croissance du nombre de militaires français de confession musulmane.
- Statut légal unifié et intégration dans la structure militaire
Si la loi du 20 mai-3 juin 1874 institue une aumônerie permanente, deux ans plus tard, l’opposition républicaine, majoritaire à la Chambre, suspend son budget avant de préparer un projet de loi visant à son abolition. Les tractations parlementaires finissent par aboutir, le 8 juillet 1880, à une loi de compromis relative aux statuts des aumôniers de l’armée de terre, ceux de Marine restant régis jusqu’en 1907 par un décret du 31 mars 1852. Cette loi permet d’organiser dans l’armée une présence religieuse régulière, dont le principe est reconnu. Mais son application, très limitée, la transforme progressivement en loi antireligieuse. Elle se voit complétée – et non abrogée – par celle de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui rattache définitivement le budget des aumôneries au ministère de la Guerre – le budget des cultes est lui supprimé. Ces deux lois forment la pierre angulaire du statut des aumôniers ainsi que la base de la réflexion sur son évolution, qui se poursuit encore aujourd’hui. Ainsi, un décret augmenté d’un arrêté du 16 mars 2005 consacre un traitement égal de toutes les aumôneries au sein des forces armées. Entre 2005 et 2012, les aumôniers souscrivent au Service de santé des armées, mais certains d’entre eux sont et restent civils. Depuis le 2 janvier 2012, tous ont été rattachés au Commissariat des armées et les derniers aumôniers civils devraient « disparaître » d’ici 2020.
Concernant l’intégration à la hiérarchie militaire, les aumôniers forment une exception. Auparavant sans grade, ils sont dotés par le décret de 2005 de celui d’aumônier militaire, qui correspond à celui de leur interlocuteur quel que soit son rang. « Cette situation nous place dans une situation d’équité par rapport à lui », estime le grand rabbin Haïm Korsia, aumônier en chef du culte israélite, lors d’une audition en 2011 devant la Commission de défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale. Néanmoins, les aumôniers sont toujours considérés comme ayant rang d’officier. Ils sont sous l’autorité de l’aumônier en chef pour les questions religieuses et sous celle de l’autorité militaire dans l’exercice de leur ministère au sein des unités. Chaque aumônerie dispose d’une organisation similaire à celle des armées : un aumônier en chef pour chaque culte, chacun assisté de quatre aumôniers en chef adjoints à raison d’un par armée (terre, mer, air, gendarmerie) à l’état-major des armées ; un aumônier par culte (avec ou sans adjoint) auprès de l’officier général de zone de défense, qui a la charge de coordonner les différents aumôniers locaux. Les premiers insignes de fonction apparaissent dès 1853 pour les aumôniers catholiques de la flotte, puis cette pratique s’étend aux autres cultes et aux autres armées. L’enracinement juridique et organisationnel des aumôniers au sein des armées a donc été progressif mais sûr.
- Accompagner et conseiller
La priorité fixée par les armées aux aumôniers est l’accompagnement spirituel des forces armées sur les théâtres d’opérations et en garnison. Ainsi, en 2012, seize d’entre eux, appartenant aux différents cultes, étaient en permanence projetés en opérations extérieures aux côtés des combattants, tandis que les autres œuvrent sur le territoire national. Ils sont à même de conduire le service religieux sur place, au plus près des hommes et des femmes sous les drapeaux, et de subvenir à leurs besoins spirituels, de les aider à surmonter les éventuels dilemmes qui peuvent surgir entre leur métier de soldat et leurs convictions, en particulier en ce qui concerne la mort. Car si la mort du soldat est devenue beaucoup moins visible pour le civil, elle reste un fait important pour celui-là, qui peut la recevoir comme la donner : la guerre est dans son contrat et la mort est une possibilité. L’aumônier militaire apparaît comme un interlocuteur privilégié de l’unité lorsque celle-ci y est confrontée, parfois plus que les médecins ou les psychologues.
Les aumôneries ont également un rôle de conseil important auprès du commandement, permettant une meilleure compréhension du théâtre d’opérations. Les aumôniers musulmans, par exemple, apportent une aide précieuse depuis le début de la guerre en Afghanistan en 2001 grâce à leurs connaissances en matière de religion, de culture et de mode de vie des populations locales. Ils peuvent faire remonter auprès de la chaîne de commandement des problèmes qui n’auraient pas été entendus autrement et permettent également au chef de se faire une meilleure idée du moral de ses troupes.
Enfin, l’aumônier endosse un rôle qui dépasse souvent son simple ministère, celui d’un véritable soutien moral du soldat. En raison de son statut très spécial, c’est souvent vers lui que celui-ci se tourne pour évoquer les diverses difficultés rencontrées en service mais aussi en famille (divorce, envie de suicide…). « En Afrique, un militaire m’a déclaré avoir été envoûté. J’ai été fréquemment réveillé en pleine nuit par des militaires qui voulaient se suicider avec leur arme de service. Les aumôniers évitent ainsi de nombreux suicides », rapporte le pasteur Bernard Delannoy, aumônier en chef du culte protestant, devant la Commission de la défense nationale et des forces armées, attestant de ce rôle de conseiller presque social que jouent les padre, indépendamment de la religion du soldat en besoin d’aide et de conseil. Il poursuit : « Ils aident les militaires à mettre des mots sur leurs maux. Ni psychologue ni assistante sociale ni père ou mère, ils sont un peu tout cela à la fois. » C’est la proximité de vie de l’aumônier avec le soldat qui lui permet de saisir les questions que celui-ci peut se poser : dans un entretien à Direct Matin du 3 décembre 2013, le père Christian Venard, du 17e régiment de génie parachutiste, estime que l’aumônier est aussi « un frère, car nous partageons la vie des militaires, y compris dans les opérations extérieures ».
Par ailleurs, du fait de son statut particulier, l’aumônier est plus qu’un simple pont spirituel et social au sein des armées. Il crée aussi un lien entre le monde civil et le monde militaire en facilitant l’intercompréhension. Abdelkader Arbi explique ainsi devant la Commission à l’Assemblée que « dans les hôpitaux militaires, qui sont fréquentés par des militaires mais aussi par des civils, nous arrivons à “déminer” certaines situations délicates ». Son action : présenter sous un angle différent le travail militaire, contribuer à l’humaniser et à le rapprocher du civil. Son rôle est donc multidimensionnel, contribuant au bien-être et à la cohésion des armées.
- Aumôneries militaires et laïcité républicaine :
une « coexistence pacifique » bénéfique
L’article premier de la Constitution garantit que la République française assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, la religion ne pouvant former un critère d’exclusion. La loi de 1905 conforte cet état de fait avec son article 1 qui détermine le libre exercice des cultes. Son article 2 permet aux aumôneries de fonctionner dans les services publics grâce au soutien financier de l’État. Un état de fait réaffirmé par la loi portant statut général des militaires du 24 mars 2005 au travers de son article 4 : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. Elle ne fait pas obstacle au libre exercice des cultes dans les enceintes militaires et à bord des bâtiments de la flotte. » Le soldat est ainsi libre de pratiquer sa religion dans l’armée tout en respectant son devoir de servir la République laïque, une et indivisible.
Les aumôniers militaires pourvoient à ces besoins spirituels dans les cadres prévus par la loi et garantissent une situation optimale où la laïcité n’est pas menacée, car aucune religion n’est reconnue comme étant celle de l’armée. Le système d’aumôneries français post-2005 se veut même totalement égalitaire dans le traitement de chaque religion au regard des principes laïques, alors que dans des pays comme les États-Unis ou le Canada, les différents cultes sont tous placés sous l’autorité d’un seul aumônier en chef, souvent protestant ou catholique. Cette interconnexion française entre les religions et les principes laïques, qui se renforcent mutuellement, produit donc une « coexistence pacifique » positive.
Cette « coexistence pacifique » est d’autant plus importante que la demande des militaires en matière de religion est paradoxale : une baisse de la pratique religieuse est constatée en parallèle de celle qui touche la société, mais un intérêt nouveau pour la religion est également remarqué. Monseigneur Luc Ravel, évêque aux armées, aumônier en chef du culte catholique, indiquait à la Commission de l’Assemblée nationale en 2011 que, chaque année, entre quarante et soixante militaires se faisaient baptiser. Et une hausse des demandes pour l’organisation du culte mais aussi pour des études de textes religieux et des moments de prière est constatée par chaque culte. Celle-ci provient notamment des jeunes engagés dont la culture religieuse est faible mais qui cherchent un soutien moral pour répondre à leurs questions et dilemmes. Pour le pasteur Delannoy, « dans un pays aussi laïcisé que la France, la soif d’une recherche de sens est réelle », ce qui permet à la religion de coexister avec les principes laïques au sein de l’armée.
- Face aux difficultés rencontrées par les armées
Partie intégrante des armées, les aumôniers sont donc aussi confrontés à des changements similaires à ceux qu’elles connaissent dans le cadre de leur transformation. Au premier rang desquels les réductions d’effectifs, qui visent certains postes religieux où la « demande » n’est plus en adéquation avec le budget alloué par l’État, comme en attestent la fermeture de l’aumônerie protestante à Tahiti en 2011 ou le nombre d’aumôniers catholiques passé de trois cent vingt-neuf en 1996 à deux cent vingt et un en 2011. Ces réductions de personnels se sont accompagnées d’un rehaussement continuel de la limite d’âge d’exercice des aumôniers, actuellement fixée à soixante-six ans. Une décision qui entraîne un vieillissement de la population des aumôniers et risque à terme de léser leurs capacités opérationnelles alors que l’armée française est depuis quelques années dans une ère de la projection de forces. Certains contrats seront donc cassés avant terme et le pasteur Bernard Delannoy indique devant la Commission de l’Assemblée nationale que ces aumôniers « subiront une réduction de leur pension de 5 % par annuité non effectuée ». Il est légitime de questionner la reconnaissance accordée au travail des aumôniers militaires.
Sur un plan humain, les soldats ont des attentes très élevées vis-à-vis des aumôniers ; attentes issues de la considération pour leur statut mixte à la fois religieux et militaire. Pourtant, il ne faut pas oublier que l’aumônier militaire est et reste un homme : il peut tout autant être victime des maux qu’il contribue à guérir. Il souffre de la perte des camarades tombés au combat comme les autres et peut également être atteint de troubles post-traumatiques. Le père Christian Venard rapporte par exemple dans son ouvrage Un Prêtre à la guerre (Tallandier, 2013) son incapacité à boire de l’eau du robinet à son retour du Kosovo. Cependant, ce droit à des moments de faiblesse leur est difficilement reconnu par leurs camarades. Le grand rabbin Haïm Korsia souligne à l’Assemblée nationale que « montrer une faiblesse, c’est courir le risque d’être mal considéré par ses camarades de combat, ceux en qui vous avez confiance et qui doivent vous faire confiance ».
Grâce à leurs racines historiques très profondes, les aumôneries militaires en France conservent donc aujourd’hui encore une légitimité importante. Les « soldats de Dieu » remplissent toujours, indépendamment de leur culte, des missions variées d’écoute et de conseil qui concourent tant à la cohésion qu’au bien-être des soldats. Malgré l’unification lente des statuts légaux et une intégration formelle tardive à la hiérarchie, les padre n’ont pas longtemps fait l’objet de débats dans le cadre de la laïcité républicaine au sein de l’armée et confirment leur intégration dans la structure militaire. Cette intégration leur vaut d’ailleurs de vivre également les transformations de la Défense au même titre que les soldats, tout en étant l’objet d’attentes importantes de la part de leurs frères et sœurs d’armes. De par cette proximité avec les soldats, ils restent une composante indispensable des armées, à même de faciliter le quotidien et de servir de passerelles entre les différences, qu’elles soient internes ou externes au service des armes.