- Quelle résilience pour le collectif ?
Similairement à l’imprécision sémantique du concept de résilience individuelle1, la question de la résilience des collectifs organisés se pose en termes de nature : processus ou trait2. Dans les deux cas, elle oblige à se pencher sur les mécanismes qui la rendent possible. Si l’idée de résilience des groupes peut être métaphoriquement appréhendée, les conditions de sa réalisation sont plus difficiles à cerner. Faire cet effort oblige à comprendre la ou les lois de la vie des groupes, la résilience ne pouvant pas être considérée comme un état atteint, ce que sont la résistance et la récupération, mais comme une dynamique permanente dont les règles sont à dégager. Quelles sont donc ces règles de la dynamique « résiliente » psychosociale ?
La résilience du petit groupe, sa capacité à se réarticuler psychosocialement par ses propriétés propres, peut s’opérer par les mécanismes de la confiance, phénomène subjectif assis sur des données objectives, ou du moins objectivables qu’il cible. La confiance sollicite en effet à la fois l’individu et le groupe, et n’existe que par sa réciprocité et sa mutualisation. Il n’y a donc de résilience que parce qu’il y a échange continu de confiance. Parce qu’il existe des canaux de confiance. Cette confiance génère un caractère propre au groupe, une cohésion, qui lui permet, par extension, d’être en relation avec d’autres collectifs et de se voir renforcé, aidé, dans ses processus de résilience.
Il s’agit donc de partir des phénomènes de confiance propres au groupe dans une organisation militaire marquée à la fois par la relation horizontale de camaraderie entre pairs et celle verticale de subordination hiérarchique. Les dynamiques générées ont des conséquences sur l’individu lui-même et sur sa confiance en soi. Cette réciprocité intra-individuelle propre à la confiance passe par la reconnaissance de ses motions internes, ses sentiments, conscience objectivée de ses variations propres. À ce niveau, la confiance est un sentiment fondé sur l’estime de soi, sur l’appréhension claire de sa valeur. Elle permet de se poser dans un collectif toujours plus large quantitativement en ressources et qualitativement en valeurs partagées, de tisser des liens de confiance toujours plus interdépendants constituant une structure autant interne qu’externe propice à la résilience des groupes.
- Confiance et camaraderie entre pairs
Cette cum fidere, cette foi mutuelle, prend une valeur première et immédiate dans les systèmes relationnels horizontaux. Elle se fonde avant tout sur la connaissance de la qualité militaire des pairs et sur la façon de travailler de chacun. Qualité en termes de compétence professionnelle comme de savoir-être, d’ethos. Cultiver la vertu, cette symbolisation agie, partageable, de la singularité psychologique, est la condition de l’échange de confiance. Elle permet de décomplexifier les conflits relationnels en les laissant à leur juste place de simple expression des frictions psychologiques. Elle permet également l’agir héroïque au profit du pair, gage d’un secours mutuel en situation extrême et clef de voûte de la confiance. Parce que cette confiance est pertinente en situation extrême, elle est considérée comme valable en toute autre circonstance.
Cette connaissance approfondie, en particulier des limites individuelles, permet également l’ajustement réciproque, le polissage de chacun comme pierre unique nécessaire et non suffisante au groupe. Elle est un gage de la cohésion, et se construit dans le temps d’une vie et d’une histoire commune préparatoire à l’engagement opérationnel. Les logiques actuelles rationalisatrices des moyens de constitution des forces ad hoc doivent donc trouver un optimum sous cette contrainte de cohésion par la connaissance mutuelle. À défaut d’être aboutie en phase de préparation, elle doit être favorisée en opération par toute action la rendant possible : debriefing technique post-action permettant, sous le contrôle régulateur d’une autorité formée à cela, l’exposé des subjectivités individuelles sous le prisme des savoir-faire et savoir-être tactiques, mais également, et plus communément, espaces et temps tiers à l’activité professionnelle, favorables à l’ex-hibition, cette proposition relationnelle faite à un autre d’en savoir un peu plus sur ce à quoi on tient, sur ce qui nous est propre. La sincérité est donc la condition de la compréhension des contours de l’autre, de sa forme sur laquelle on peut s’ajuster au mieux en retour. Elle permet la confiance.
- Confiance en ses chefs
Cette netteté perceptive globale est encore plus cruciale pour la confiance résiliente du groupe quand elle intéresse le chef. Elle suppose que celui-ci soit identifiable en tant que tel en permanence. L’identité par la permanence, si elle constitue tout homme debout, est un binôme qualitatif qui s’applique ici de façon cruciale. Elle exige des aptitudes psychologiques personnelles particulières de constance émotionnelle et comportementale propices à l’incarnation, et non à la simple appropriation de l’autorité. Des aptitudes recherchées et cultivées, mises en valeur, ordonnées, par une sélection, une formation et un entraînement qui permettent d’atteindre cet état permanent de chef. Le chef est avant tout un incontournable proposé comme tel à ses subordonnés qui doivent le comprendre comme tel subjectivement. Il ne peut disparaître « aux yeux » des autres sans perte durable de la confiance.
Les conditions de sa nature subjective se fondent, entre autres, sur le système de communication explicite et implicite qu’il déploie (clarté des ordres, propension à l’écoute empathiquement émise et reçue) et, corollairement, sur celui de la justice qu’il émet et met en œuvre : justice procédurale (en quoi les ordres reçus contiennent en eux-mêmes les conditions de leur bonne exécution), justice organisationnelle (en quoi les ordres reçus sont cohérents dans le fonctionnement plus large de l’organisation), justice interpersonnelle (en quoi les ordres reçus sont applicables à tous et ne me visent pas personnellement) et justice rétributive (en quoi ma rétribution – récompense, reconnaissance – est bien au niveau de mon engagement personnel).
Le vécu, même subjectif, de situations d’iniquité est un facteur majeur, récurrent, de perte de confiance de la troupe en ses chefs. Les conséquences délétères individuelles et collectives (repli sur soi, phénomène de bande…) amenuisent fortement les propriétés résilientes internes des petits groupes. De telles injustices nécessitent de se pencher sur les styles de commandement adaptés aux situations d’environnement physique et humain rencontrées sur les théâtres d’opération afin de favoriser le constat clair chez les soldats de leur valeur individuelle. « Tu as du prix à mes yeux », selon la maxime biblique3.
- Confiance en soi
Cette valeur individuelle reconnue est en partie l’image en miroir de celle auto-attribuée et émise par l’individu. Son unicité partagée se fonde sur l’adéquation « communicationnelle », et donc sur les possibilités d’une confiance, d’autant plus facile que son objet a une claire perception de soi, et donc de ce qu’il peut émettre vers ses pairs et ses chefs.
Cette perception s’initie par le sentiment d’auto-efficacité cultivé par les compétences tactiques et techniques acquises en formation et en entraînement, et utiles au bon agir. Il limite les phénomènes d’impuissance et de surprise en diminuant les situations pouvant être vécues comme des inconnues. L’enjeu de sa réalisation souligne l’importance de la préparation avant mission et de son adéquation à l’emploi en opération. Rien de plus destructeur de l’estime de soi que de constater, en le vivant, l’écart entre la préparation à l’engagement et l’emploi en opération, et ce aussi bien du fait de la nature du travail demandé que du niveau de responsabilité finalement accordé. Ce sentiment de pleine capacité professionnelle souffre également des freins de son autonomie dans l’action. La tendance, constatée en Afghanistan, à la multiplication des capteurs permettant le monitoring en temps réel de l’action de combat met à l’épreuve cette conviction de professionnalisme, identitaire, à la base de l’estime de soi et de la conviction que l’on vous fait confiance.
Cette perception se complète de celle du corps. Liés aux états psychologiques, les états physiologiques satisfaisants sont à rechercher dans les actions militaires actuelles où la fatigue opérationnelle, ce mixte d’usure mentale et d’entropie physique, est la conséquence d’une trop grande dépense d’énergie consécutive d’une situation dégradée en ressources. Cette tendance à la disparition de soi se combat par un équilibre, même instable, de vie en campagne. « Frais et dispo », motivé, en mouvement vers l’autre, pour mieux s’estimer et être estimé. C’est tout l’enjeu d’une politique d’hygiène personnelle et d’éducation à la santé en opération qui est à considérer comme facteur majeur d’une confiance individuelle. Cela souligne l’importance de la pause opérationnelle, ce temps et ce lieu où l’attribution de l’importance des actes à réaliser se déplace du souci collectif au cas personnel.
Consistance individuelle et schémas de confiance internes conditionnent la possibilité d’une certaine forme d’homéostasie4 psychosociale résiliente des petits groupes. Ils permettent la constitution d’une sphère collective disposant à la fois d’une nature propre militaire et de propriétés d’échange vers l’extérieur propices à la résilience si elles facilitent la confiance vers de nouveaux objets. Ceux-ci, plus lointains, et du fait de cet éloignement, sont souvent perçus comme délétères. Ils sont donc d’autant plus importants à bien considérer que le petit groupe pense les subir.
- Confiance en les ressources externes
Cette confiance porte en premier lieu sur les ressources externes dont dispose le petit groupe pour mener sa mission. C’est-à-dire durer efficacement. Elles peuvent être considérées globalement comme les moyens logistiques disponibles (équipement, matériel, soutien, base arrière…) et nécessaires à son efficacité, à sa sécurité et à sa vie quotidienne ainsi qu’à celle de ses membres. Que ces moyens viennent à diminuer ou à manquer et c’est la conviction partagée d’agir pour la réussite de la mission qui s’amenuise ou disparaît, entraînant un repli des préoccupations professionnelles sur leur obtention jugée minimalement suffisante. Des phénomènes de comparaison, d’aigreur, de rumeur, d’opposition voire de prédation en sont les conséquences rapides. Ils tarissent les canaux de la confiance, isolent le groupe par un repli subjectif sur lui-même conditionnant sa résilience aux seules voies internes, sur-sollicitées et donc plus rapidement saturées. Ici, résilience et efficacité de la force sont intrinsèquement liées, et les conditions d’un cercle vertueux d’une confiance élargie passent par l’adéquation d’emblée des capacités opérationnelles aux finalités, tactiques avant tout, des actions.
Ces ressources, quand elles sont jugées satisfaisantes, agissent comme une capacité de projection vers l’avenir, une confiance dans un temps suivant possible guidant le groupe vers une sortie de son état présent, potentiellement désespérant, par constat clair de la cohérence de son environnement professionnel. Celui-ci doit s’étendre à la vie en garnison, militaire comme privée, des membres du groupe afin de participer au sentiment individuel d’estime de soi. Par les canaux de la confiance en ses ressources, c’est donc au final avec un autre maillage résilient élargi, à cultiver au sein du ministère, que le petit groupe échange : la communauté militaire. Ce lien est d’autant plus important à instaurer qu’il est perçu comme potentiellement fragilisé. Ce qui renvoie bien sûr à la prise en compte de la séparation lors des opérations et à l’effort de soutien spécifique auprès des familles à assurer en ces circonstances.
- Confiance en la mission
Ces voies de la confiance s’achèvent enfin par celles qui permettent de comprendre les finalités de l’action, le sens de la mission et les convictions qui la sous-tendent ou l’accompagnent. Leur clarté et leur réalisme permettent tout à la fois la confiance intergroupe par une finalité partagée et intragroupe par un positionnement éthique le moins équivoque possible, ce qui renvoie au partage des vertus évoquées.
Dans les conflits faussement appelés de basse intensité, l’ambiguïté barre la confiance en consommant l’énergie nécessaire à sa résolution individuelle. Inévitable dans l’environnement de la force, elle doit être d’autant minimisée par les échelons supérieurs (des résolutions de l’onu aux ordres tactiques) au sein des forces.
« Sérénité » et « clarté » sont synonymes quand elles sont appliquées aux petits matins calmes. Il semble intéressant qu’elles le soient aussi quand elles sont appliquées au cadre de l’action. Elles favorisent cette guerre sans haine5 et un positionnement professionnel, régulateur éthique efficace des pulsions meurtrières et mortifères possibles chez chacun, surtout quand elles sont sollicitées par leur côtoiement sur le terrain (exactions en rci et rca par exemple).
La justification de la fin par les moyens est le chemin en impasse d’une confiance transformée en secret. Elle fige les positions subjectives de chacun en interdisant l’échange par le non-dit. Elle rigidifie les relations et la structure résiliente, et par là la fragilise. Au chef de fournir au groupe les antidotes à ce poison du mensonge, qui passent par la définition claire des limites.
- Conclusion
Vertu, sincérité, constance, justice, estime de soi, repos, communauté, sérénité... Ces canaux de la confiance rapidement brossés agissent entre eux, mettant en relation des objets multiples. Ils dressent au final un réseau dense, interdépendant et même intersecourable, qui agit comme la structure endogène et exogène, souple, du petit groupe, lui permettant tout à la fois d’exister, d’être permanent et d’être capable d’absorber les chocs, de se déformer sans cesser d’être identique, d’être résilient. Ils concourent donc fortement à cette force morale convoquée anciennement par le maréchal Foch comme facteur du succès. La force mécanique concurrente et omnipotente dans les conflits majeurs du xxe siècle cède en partie la place dans nos conflits modernes à ce facteur ancien. Le concept d’emploi des forces6 et les documents qui le décrivent le cite encore littéralement comme tel.
Au-delà de cette « passivité » résiliente, il convient de s’interroger sur la structuration collective du fighting spirit7 et des formes de lien qu’il entretient avec cette notion des canaux de la confiance. Par son approche énergétique, il compléterait cette ébauche d’un groupe militaire dédié à la victoire en lui apportant un « activisme » combattant qui fait ici défaut.
Enfin, en cernant mieux en quoi, par la confiance mutuelle et même collective, cette résilience peut concourir à l’ascendant moral propre à générer l’esprit de défaite chez l’ennemi, nous nous plaçons en civilisé, cet homme habillé du symbolique culturel, face à l’homo sacer cher à Agamben8, cet homme nu, cru, qui prend la forme ces temps-ci d’un combattant d’aqmi ou d’un anti-balaka. Lui ne craint pas de devoir revenir de la catastrophe, cet état de bouleversement social, il l’incarne. C’est sa force. À nous de l’absorber.
1 Serge Tisseron, La Résilience, Paris, puf, 2014.
2 Ce propos est issu des résultats de l’étude « animcrea : résilience des petits groupes militaires. rga ct28S10 – rt64 » menée à la dga/catod au premier semestre 2013 sous l’égide du médecin chef des services Christian Colas, du retour d’expérience du cft/cispat après quatre ans de sas de fin de mission à Chypre dressé par le capitaine Vincent Dagot, de l’outil « force morale en opération » (fmo) du bcp-eh opérationnalisant le point de vue des cinq cercles de la confiance que l’on retrouve déjà chez Shils et Janowitcz (1948).
3 Isaïe, LVIII, 4.
4 Capacité d’un système à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes extérieures.
5 Erwin Rommel, La Guerre sans haine, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009.
6 cia-01(A)_cef(2013) n° 130/def/cicde/np du 12 septembre 2013.
7 Conception britannique de la force morale qui inclut le désir d’avoir l’ascendant sur l’adversaire, de le contraindre à sa volonté.
8 Giorgio Agamben, Homo sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1998.