N°28 | L'ennemi

Rémy Porte
Joffre
Paris, Perrin, 2014
Rémy Porte, Joffre, Perrin

Rémy Porte, au travers de cette biographie, se propose de « revenir de façon apaisée sur l’ensemble de [la] carrière [de Joffre] pour retrouver l’homme et l’officier derrière les commémorations ou les condamnations, les discours convenus ou les critiques partisanes ». En s’appuyant sur des sources officielles – militaires et civiles avec les débats parlementaires –, mais aussi sur des témoignages, sur les Mémoires du maréchal Joffre et sur la presse quotidienne, il dresse le portrait d’un homme né en 1852 dans un milieu relativement aisé, son père étant viticulteur à Rivesaltes. Élève en classe préparatoire au lycée Charlemagne à Paris, il intègre l’École polytechnique en bonne place. Durant la guerre de 1870, il participe à des combats et défend l’École militaire. Il choisit le génie par hasard et participe à des travaux de fortification à Paris et sur les frontières, à Mont-Louis, dans les Pyrénées, notamment, ce qui le fait remarquer par ses supérieurs car il y exerce brillamment un commandement isolé. Puis il part volontairement servir dans les colonies (Tonkin, Mali, Madagascar), où il continue à être bien noté pour ses multiples activités : il participe aux combats, il est un officier constructeur et construit aussi des bâtiments civils. De même, à Tombouctou, il soumet les tribus et construit un chemin de fer. Il revient ensuite en métropole, est instructeur et connaît différents postes à la direction du génie : il est par exemple membre du comité de rédaction du Règlement sur le service en campagne du génie de 1897. En 1911, il devient chef d’état-major général, c’est-à-dire chef de toute l’armée de terre. Il reconfigure totalement celle-ci pour renforcer la défense du pays et consolide les alliances avec la Russie et la Grande-Bretagne. En septembre 1914, commandant en chef des armées du Nord-Est, il donne l’ordre de contre-offensive générale alors que les Allemands sont aux portes de Paris, ce qui fait de lui un héros. Il limoge les généraux déficients, se déplace sur le terrain militaire, gère le manque de munitions. En 1915, les grandes offensives qu’il mène en Champagne et en Artois mettent en évidence les insuffisances de l’armée, surtout en artillerie lourde, et le besoin de coordonner les actions des Alliés. Il est alors attaqué à la fois par des militaires (Sarrail) et des hommes politiques (Clemenceau). Des manœuvres militaires et parlementaires qui augmentent en 1916, alors que l’armée française et ses alliés sont en position délicate à Verdun, sur la Somme et sur le front d’Orient. Joffre est alors remplacé par Nivelle. Élevé au grade de maréchal, il devient conseiller technique du gouvernement et membre consultatif du comité de guerre. Il joue un rôle fondamental dans la préparation de l’entrée des États-Unis dans la guerre en Europe. En 1918, il est élu à l’Académie française. Jusqu’en 1922-1923, il représente la France à travers le monde, puis sa santé déclinant, il diminue peu à peu ses activités officielles et s’éteint en 1931.

La biographie de Rémy Porte est particulièrement riche et d’une lecture très agréable. Plusieurs points, souvent oubliés, sont mis en valeur. Dans le domaine militaire d’abord. La réaction du jeune Joffre polytechnicien durant la guerre de 1870 est intéressante. Désireux de s’engager, lui et quelques camarades rejoignent des gardes nationaux à un bastion, puis il est officiellement affecté à la batterie de l’École militaire, du mois de septembre à la fin du conflit. Il finit par en prendre le commandement, son capitaine étant devenu fou. Durant la Commune, un ancien camarade du lycée Charlemagne lui propose de venir du côté des communards. Rémy Porte précise que, si très peu de polytechniciens ont rejoint la Commune, il n’en avait pas été de même durant les révoltes de 1830 et 1848. L’engagement de Joffre dans les colonies est également fondamental, car il « fait de lui, comme bien d’autres certes, l’un des fondateurs de l’Empire français d’outre-mer et contribue indiscutablement à forger sa personnalité si particulière ». Outre l’Indochine et le Mali, il a, par exemple, les pleins pouvoirs civils et militaires sur la base de Diégo-Suarez, à Madagascar, et en fait, partant de rien, un site défensif ingénieux, point d’appui pour la Marine et une garnison pour les troupes de terre, avec des cantonnements sains et bien équipés. Ses activités ont été tout à la fois militaires et administratives, lui donnant une grande expérience. Rémy Porte nous précise encore que son style de commandement, construit lorsqu’il gère des forts en France, est original, s’appuyant sur un nombre limité de subordonnés en qui il a confiance. Dans son gqg, il développe deux services originaux pour l’époque : la direction du service automobile des armées et le service aéronautique aux armées. Et il soutient le colonel Estienne, « père des chars d’assaut ». Joffre, en pleine guerre, compte aussi sur du matériel nouveau pour vaincre les Allemands.

Rémy Porte détaille très précisément les rapports entre les politiques et les militaires en temps de guerre, les mésententes entre militaires (entre Joffre et Gallieni par exemple), l’opposition de Joffre au contrôle parlementaire, et indique au passage que la Première Guerre mondiale a permis la réintégration des catholiques dans la République grâce à leur patriotisme – Joffre est non pratiquant. Mais il conte aussi des anecdotes originales : les difficultés de Joffre à épouser sa première femme, Marie-Amélie, non pas parce qu’elle est veuve et a déjà deux enfants, non pas parce qu’elle a cinq ans de plus que lui, mais parce que sa dot ne permet pas de compenser la maigreur de la solde d’un jeune officier et donc de tenir son rang. Tout aussi intéressante est l’anecdote qui explique comment fut choisie la dénomination « bataille de la Marne », après quelques propositions comme les Champs catalauniques ou Paris-Verdun.

Enfin, Rémy Porte nous montre tout au long de cette biographie comment s’est construite la renommée de Joffre, dès ses premières affectations : une ville porte son nom à Madagascar, Joffreville, et un monument imposant dans un cimetière de Marseille témoigne de son séjour au Soudan. Après la bataille de la Marne, dont le front s’étend du nord de Paris à Verdun, il est l’objet d’un véritable culte. Son surnom de « Père la Victoire » témoigne du fait que la victoire fut possible grâce aux décisions qu’il avait prises à l’échelle de l’ensemble du front. En 1915, Cocteau écrit un Hymne au général Joffre et un Notre Père réécrit commence ainsi : « Notre Joffre, qui êtes au feu. » Après son remplacement par Nivelle pour sauver une majorité parlementaire, sa mission aux États-Unis montre qu’il y jouit d’une popularité considérable : il est même question de rebaptiser l’île de la statue de la Liberté « isle de Joffre » et un sommet du Grand Nord canadien porte son nom. À la fin de la guerre, Joffre participe à d’innombrables cérémonies, ouvre le défilé de la victoire du 14 juillet 1919 avec Foch, commandant en chef interallié. Des enfants portent les prénoms de Joffrin et Joffrette. Le jour de son enterrement, le 8 janvier 1931, tous les drapeaux sont en berne, les écoles sont fermées pour que les enfants assistent aux cérémonies en son honneur, les magasins, les musées, les bibliothèques sont fermés, la foule est immense pour assister au passage de son cercueil. Il paraît alors étonnant que de nos jours, la carrière et l’importance de Joffre dans l’histoire de France aient été occultées. La biographie de Rémy Porte vient heureusement combler cet oubli.


Marie-Pierre Rey | 1814