En prologue, l’auteur note que « dans l’histoire des années noires [en France], les bombardements tiennent une place relativement marginale. Au niveau national, un seul ouvrage leur est consacré, celui d’Eddy Fromentin, qui rassemble un nombre étonnant de récits, mais sans trop évoquer par exemple les efforts de la défense passive ou les comportements des Français face aux bombes ». Pourquoi cette marginalisation, alors que la plupart des archives sont ouvertes depuis plus de trente ans ? Nulle censure, mais ce qu’Andrew Knapp nomme un « point aveugle. Car l’histoire des bombardements tranche terriblement avec la plupart des récits des années noires, qu’ils mettent l’accent sur l’héroïsme de la Résistance ou les crimes de la collaboration. Dans ce monde à l’envers, ce sont les Alliés libérateurs qui tuent les Français en grand nombre ; ce sont les autorités de Vichy [...] qui tentent tant bien que mal d’organiser leur défense. L’historien se doit d’affronter cette réalité ». Il n’était évidemment pas indifférent que ce soit un historien britannique qui, en cette année de commémoration du soixante-dixième anniversaire du Débarquement, lève résolument le voile sur cet épisode douloureux de la Seconde Guerre mondiale. Car la France occupée fut, après l’Allemagne, le pays le plus bombardé entre 1940 et 1945 (20 % des bombardements alliés, contre 50 % sur l’Allemagne). Ces bombardements entraînèrent la mort de cinquante-sept mille civils français (dont plus de trente-huit mille dans la seule année 1944) et la destruction de plus de deux millions et demi d’immeubles (10 à 15 % du parc de logements d’avant-guerre). En comparaison, on notera que quatre cent vingt mille civils allemands, et soixante-dix mille prisonniers de guerre et travailleurs forcés en Allemagne trouvèrent la mort sous les bombes alliées.
Les Alliés ne souhaitaient certes pas la destruction de la France : les débats entre des politiques, qui prennent en compte parfois les protestations de Vichy ou de la France libre mais surtout le respect dû à un peuple ami et les perspectives de l’Europe d’après-guerre, et des militaires qui ont légitimement des préoccupations plus opérationnelles seront souvent vifs, mais il est vrai qu’à l’approche du Débarquement et dans les mois qui suivront, les politiques devront à tout coup s’incliner devant les injonctions du commandement militaire. Sans doute les Alliés s’attacheront-ils toujours à distinguer entre le pays ennemi et le pays ami occupé par cet ennemi. Mais ils utiliseront dans les deux cas les mêmes avions, les mêmes équipages, les mêmes bombes. « Une partie de la tragédie française réside dans le fait que les moyens développés en vue d’une campagne massive et stratégique contre le Reich ne sont pas forcément adaptés – à tout le moins – aux objectifs plus limités que sont les cibles hexagonales. » En effet, tirant les leçons de la Première Guerre mondiale, les Anglais avaient dès les années 1920 fait leur la doctrine, défendue par le général d’aviation italien Douhet, du « bombardement stratégique » et bâti en conséquence une aviation dotée en priorité de bombardiers lourds, dont le premier objectif n’était pas tant les armées engagées sur le champ de bataille que tout ce qui permet à l’ennemi de faire la guerre, à commencer par les industries et les réseaux de communication, mais aussi le moral des populations. Dès 1941, le Bomber Command britannique reçoit pour mission de « détruire le moral de la population civile dans son ensemble et des ouvriers industriels en particulier ». Sans doute le « bombardement de zone », mode principal du bombardement stratégique, sera-t-il proscrit dans les territoires occupés. Sont néanmoins concernés, outre l’ensemble des objectifs militaires allemands sur le sol français, les industries de guerre (le bombardement des usines Renault à Boulogne-Billancourt en mars 1942 ouvre la série), le système ferroviaire, les ports, les nœuds routiers et, après le Débarquement, les villes, dont la destruction est censée ralentir les mouvements des forces allemandes, ainsi que les « poches » subsistant sur le littoral atlantique. Vaste programme qui, effectué par des bombardiers lourds, de nuit par la Royal Air Force, de jour, mais à très haute altitude, par l’aviation américaine, sera à l’origine d’inévitables erreurs de cibles et d’importants dommages collatéraux (Le Creusot en juin 1943 : 80 % des bombes sur les quartiers d’habitation ; Nantes en septembre 1943 : 59 % sur des quartiers d’habitations, près de mille morts civils et mille huit cents blessés). Et contrairement à une vieille idée reçue, les Britanniques ne feront guère mieux que les pilotes américains en matière de précision. Dans le cadre du Transportation Plan, conçu pour préparer le débarquement de juin 1944, Churchill donne au Bomber Command une consigne : pas plus de dix mille victimes civiles françaises (Roosevelt refusa pour sa part d’imposer des restrictions de ce type à l’action militaire). Le chiffre fut de fait largement dépassé, sans compter les quelque quatorze mille victimes civiles de la bataille de Normandie (dont 60 % du fait des bombardements), souvent dues à une mauvaise articulation entre forces terrestres et aviation lourde. L’épisode le plus tragique fut certainement le bombardement et la destruction du port et du centre du Havre (deux mille victimes civiles) sans aucune justification opérationnelle.
Andrew Knapp consacre plusieurs chapitres à l’autre versant de cette guerre aérienne, c’est-à-dire l’action des autorités de Vichy et le comportement des Français. À l’issue de la Grande Guerre, les gouvernements européens s’attendaient en cas de nouveau conflit à une guerre aérienne importante et s’y étaient donc préparés. La IIIe République avait ainsi adopté une série de textes organisant la défense passive (extinction des lumières, évacuation et dispersion de la population, distribution de masques à gaz, abris). Ces textes furent cependant pris en défaut sur deux points lors de leur mise en œuvre : une surestimation de la menace d’attaques de gaz d’une part, une surestimation du nombre de personnes susceptibles d’être éloignées des zones à risque d’autre part, qui entraînèrent dans les deux cas une insuffisance grave dans la construction d’abris (en 1940, ceux-ci ne pouvaient accueillir que 10 % de la population). À partir de 1940, la défense antiaérienne du sol français est de la seule responsabilité des autorités d’occupation, qui n’accordent pas la priorité à la protection des villes et ne disposent au demeurant que de moyens limités, d’où un nombre réduit d’appareils alliés abattus dans le ciel français (deux fois moins qu’au-dessus de l’Allemagne), mais aussi des tensions entre les autorités de Vichy et l’occupant. Quant à la défense passive, elle est, sous contrôle allemand, du ressort de l’État Français. Mais celui-ci ne se préoccupera réellement du sort des victimes des bombardements – sans doute parce que ceux-ci épargnèrent jusqu’en 1942 la zone libre – qu’à compter du bombardement des usines Renault (trois cent quatre-vingt-deux morts, autant de blessés, deux cent trente-cinq immeubles d’habitation détruits, dix mille sinistrés). En février 1943, Vichy crée un Service interministériel de protection contre les événements de guerre auprès du ministère de l’Intérieur, chargé de veiller à l’application des lois édictées par la IIIe République et l’État français. Deux trains spéciaux pouvant atteindre en quatre heures toute ville bombardée sont mis en place à Paris et à Lyon. Les dépenses de l’État français du fait des bombardements s’élèveront à 3,6 % de son budget ordinaire. Il va de soi cependant que si les Français bombardés bénéficient de toute la sollicitude des autorités de Vichy, celles-ci ne manquent pas de faire des bombardements alliés un instrument de propagande : la souffrance des Français sous les bombes sera au cœur des diatribes quotidiennes du secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande, Philippe Henriot, tout au long du premier semestre de 1944. Les Alliés peineront de leur côté à allumer un contre-feu, en tentant à la fois, par tracts et messages radiodiffusés, de défendre la nécessité des bombardements, de multiplier les avertissements sur ceux à venir et d’expliquer les précautions prises lors des opérations sur zone (notamment bombes de jalonnement pour préciser la cible).
Quant aux Français eux-mêmes, ils seront nombreux à apporter leur concours dans le domaine de la défense passive. La Croix-Rouge française comptera plus d’un million de bénévoles en 1943, un million huit cent mille en 1944. Vichy cherchera à instrumentaliser les secours et l’aide aux sinistrés, notamment à travers le Secours national, qui bénéficiera de ressources très importantes. Mais la mobilisation de la population sera le plus souvent spontanée et non le fait des autorités, les bombardements étant acceptés par les Français comme un mal nécessaire. Il est vrai qu’avec le temps, le jugement se fera plus sévère. Dans les premiers mois de 1944, alors que le Débarquement se fait attendre, les bombardements meurtriers et parfois inutiles font l’objet de vives critiques, attisées par les interventions enflammées du secrétaire d’État à l’Information. Mais il n’y aura pas de revirement de l’opinion, la haine de l’occupant reste la plus forte, la Résistance toujours plus influente se garde de faire publiquement état des réserves qu’elle exprime à Londres sur les bombardements et les Français continuent de secourir les aviateurs alliés abattus dans le ciel français : plus de deux mille militaires alliés pourront s’évader de France grâce à l’aide de la population. Dans le même temps, la Résistance intérieure, appuyée par les autorités de la France libre, s’efforce de faire valoir au gouvernement britannique qu’en bien des cas, les sabotages seraient plus efficaces que certains bombardements, et ce sans faire de victimes civiles. En vain, parce que Londres et Washington se refusent à associer les instances de la France libre, à commencer par leur chef, à des décisions touchant la conduite des opérations.
En conclusion, les bombardements alliés sur la France ne sauraient en rien être comparés à la violence de ceux qui transformèrent l’Allemagne en un champ de ruines. Mais si les politiques et les chefs militaires alliés se préoccupèrent d’épargner les vies civiles françaises, le résultat ne fut pas toujours à la hauteur de ces préoccupations. Y a-t-il eu crimes de guerre ? Au regard du droit international actuel, sans aucun doute. Mais l’appliquer à la Seconde Guerre mondiale serait anachronique et concernerait bien davantage l’Allemagne que la France. Et Andrew Knapp de conclure : « Oublier l’énorme tribut payé par les citoyens des territoires occupés, dont la France, pour leur propre libération revient à lisser les complexités de la Seconde Guerre mondiale pour en faire une histoire simplifiée du bien contre le mal. L’acceptation des attaques aériennes par ceux qui y ont survécu, l’assistance que certains ont offerte aux aviateurs qui les bombardaient parfois quelques minutes plus tôt méritent notre respect. Il n’est pas sûr que d’autres populations réagiraient de la même façon sous les bombes d’un pays ami. »