Le terme d’honneur évoque partout un univers de fierté, de noblesse, de refus de s’abaisser, de se soumettre. Partout son univers s’oppose à celui de l’intérêt. Mais ses exigences varient considérablement selon les cultures. Dans Anthropologie de l’honneur1, Julian Pitt-Rivers étudie l’honneur méditerranéen en se fondant pour l’essentiel sur des observations faites en Andalousie. Ce qu’il a noté est sans doute plus proche d’une conception originelle de l’honneur que ce que l’on trouve en France. La réaction aux affronts subis y tient une place centrale. L’homme d’honneur andalou ne laisse pas impunies les offenses dont il est victime. Il ne tolère pas d’être insulté ou traité de haut. Et même s’il n’est plus tenu de laver l’affront dans le sang en se battant en duel, il doit montrer qu’il n’a pas peur et, loin de fuir, trouver une forme appropriée de riposte. Il est peu honorable d’accepter une situation de dépendance. Il est honorable de montrer sa supériorité en donnant plus que l’on reçoit, d’obtenir une forme de préséance. Cet honneur est intimement lié à la réputation. C’est l’injure subie devant témoins et à laquelle on n’a pas réagi qui attente à l’honneur, et non ce que d’autres ont tramé contre vous en cachette, montrant par là qu’ils n’osaient pas vous affronter face à face. Celui qui montre par son comportement qu’il est sans honneur perd tout droit au respect.
Ces exigences de l’honneur sont d’une tout autre nature que celles d’une morale d’inspiration religieuse, appelant à la vertu, qui peut coexister avec une éthique de l’honneur au sein d’une même société. L’honneur valorise la superbe là où la morale religieuse appelle à l’humilité. Il exige de se venger là où elle demande de pardonner. Observant, il y a quelques années, la vie d’une usine espagnole, à Valladolid, nous avons rencontré cette forme d’honneur, chatouilleuse à l’égard de tout ce qui pourrait ressembler à une offense.
Par rapport à cet honneur, tout d’une pièce, la forme que nous avons observée en France paraît beaucoup plus composite2. On y retrouve bien le refus de plier, de s’abaisser. Mais s’y mêlent des éléments qui, en d’autres lieux, relèveraient plus du registre de la vertu : une exigence de se dévouer à sa tâche, de la mener à bien avec conscience, de ne pas seulement accabler de ses libéralités ceux qui dépendent de vous, mais de savoir se mettre à leur service avec compétence.
Le refus de plier devant la volonté d’autrui, qui marque le monde du travail français, a été bien mis en évidence par Michel Crozier. Synthétisant les mérites, aux yeux des acteurs, du mode d’organisation bureaucratique, il note : « Les subalternes sont avant tout protégés contre des interventions supérieures ; ils n’auront jamais à s’incliner devant la volonté personnelle humiliante de quelqu’un ; ce qu’ils font, ils le font de leur propre volonté et en particulier ils accomplissent leur tâche en dehors de toute obligation directe. Ils s’efforcent de montrer qu’ils travaillent non pas parce qu’ils y sont forcés, mais parce qu’ils choisissent de le faire3. » Dans le fonctionnement bureaucratique qu’il analyse, « on se plie aux règles, mais on ne se plie pas aux désirs des hommes »4.
L’usine de Saint-Benoît-le-Vieux, dont le fonctionnement est analysé dans La Logique de l’honneur, relève d’un monde très différent de celui du Phénomène bureaucratique. On est dans un groupe multinational, non dans une administration ou un monopole public. Le poids des règles impersonnelles est minime. Mais on retrouve le même sentiment d’humiliation associé aux circonstances où on est amené à s’abaisser pour obtenir les faveurs d’autrui. Ce sentiment marque spécialement les réactions des services de fabrication à l’égard de ceux d’entretien : « Ce n’est pas tellement l’entretien qui est prestataire de services, mais la fabrication est à genoux devant l’entretien » ; « les services d’entretien sont les rois. Les services de fabrication devraient prendre des gants » ; « sur un incident, […] il s’agit d’implorer la réparation le plus tôt possible »5. On trouve dans ces propos autant de manières d’évoquer un style de relations où, face à quelqu’un qui distribue ses faveurs comme il l’entend, on est obligé de s’humilier si l’on veut obtenir ce que l’on recherche. On retrouve cette crainte d’une forme de dépendance à propos des rapports hiérarchiques : « L’agent de maîtrise a l’impression qu’il dépend du bon vouloir de son directeur ; il n’attend pas, je dirais le favoritisme, ce serait un grand mot, mais enfin le bon plaisir, le bon vouloir de son patron, de son chef de service, de son directeur. »
Corrélativement, celui qui est le plus ardent à résister s’il se sent traité sans égard peut être prêt à se montrer d’un dévouement sans borne envers son supérieur si celui-ci sait lui parler « d’une bonne façon ». « Il m’enverra peut-être chercher de l’eau avec un panier à salade, parce qu’il sait y faire », déclare ainsi, à propos d’un jeune ingénieur, un agent de maîtrise qui affirme simultanément qu’il n’est pas prêt à plier devant son chef de service : « Il ne m’enverra peut-être même pas chercher de l’eau, parce que je me butterai, je n’irai pas. »
Mais, à côté de cette dimension de l’honneur liée à la question « qui fera plier qui ? », on trouve dans l’univers culturel français une autre dimension qui fait se rencontrer, autour de la référence au métier, la notion de rang, caractéristique de l’honneur, et celle de conscience professionnelle, associée classiquement à la vertu. « Le métier de roi, affirmait Louis XIV dans ses Mémoires, est grand, noble et flatteur, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage. » Dans le Phénomène bureaucratique, il est question de « conscience professionnelle », de « bien faire son travail », de « soigner le travail » (pp. 40-41). À Saint-Benoît-le-Vieux, nous avons pu voir combien cette forme de conscience professionnelle est associée à un sentiment aigu de la place que l’on occupe dans la société et du rang associé à cette place. « Un surveillant, pour moi, ça doit », « ça fait partie de mes fonctions en tant que technicien », entend-on affirmer. On a « la fierté du travail bien fait ». Une certaine coordination entre les fonctions est assurée par le fait qu’un certain sens de l’intérêt général fait partie des devoirs du métier : « On ne peut pas travailler que pour soi » ; « si tout le monde fait à sa fantaisie, on n’y arrivera jamais ».
Il existe un lien intime entre cette forme de vertu et le refus de plier qu’exige l’honneur. Ce que l’on a à faire n’est pas déterminé par la volonté de quelqu’un d’autre à laquelle on devrait se soumettre, mais par les exigences du métier. On songe aux propos de Montesquieu : « Les vertus qu’on nous y montre [dans les monarchies] sont toujours moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue6. » Chacun peut contribuer à la bonne marche de l’ensemble sans avoir le sentiment de plier devant quiconque. Reviennent sans cesse des formules telles que « je pense que mon rôle », « c’est à moi d’estimer si on peut ou on ne peut pas », « c’est une politique que je me suis imposée ». L’indépendance par rapport au supérieur est proclamée : « Je ne sais pas si la pression est forte ; de tempérament je n’aime pas gaspiller. » Et les supérieurs présentent l’autonomie de leurs subordonnés sous un jour tel que, loin de la subir, ils en sont la source : « Je leur laisse entière initiative », « je les laisse argumenter leurs raisons ».
La référence à la raison fonde une forme de devoir qui s’intègre sans trop de mal à une vision exigeante de l’honneur ; il est parfaitement honorable de faire allégeance à la raison. En appeler à elle, expliquer, permet d’influencer autrui, et en particulier ses subordonnés, en n’utilisant ni la peur ni l’intérêt, et donc sans que l’honneur de celui qui répond à cet appel soit menacé. « Ils comprennent » ; « lorsqu’il y a un problème, on leur explique » ; « on nous explique » ; « quand le travail est mal fait, le chef de poste explique ce qu’il veut et pourquoi ». A contrario, « si c’est simplement parce que le chef leur a dit de le faire, ça semble un peu stupide ».
Ces voies d’ajustement ne suffisent pas à empêcher le refus de plier de conduire à des rapports souvent rugueux où chacun entend bien montrer qu’il est prêt à se battre pour se faire respecter. Les situations de blocage, « chacun campant sur ses positions », les « accrochages », les moments où certains « parlent en gueulant », ou du moins « rouspètent », font partie du quotidien. Mais cela n’interdit pas que des formes de coopération raisonnablement efficaces se mettent en place et donc que l’usine, malgré un fonctionnement peu conforme à l’orthodoxie managériale, atteigne un haut niveau de performance.
Cette conception de l’honneur que l’on rencontre en France ne ressemble ainsi que de manière bien partielle à celle que Julian Pitt-Rivers a observée en Andalousie. Et il paraît douteux qu’elle soit plus proche de celles qui marquent les divers pays méditerranéens. Ainsi l’honneur kabyle, dont Pierre Bourdieu dresse le portrait7, accorde une place centrale au nif, qui relève du courage moral et physique, du franc-parler, du devoir de faire face (qabel), valeurs viriles de noblesse, d’excellence. L’existence est marquée par une suite de défis d’honneur à relever, où celui qui est digne de respect déchoit en répondant à l’agression de celui qui n’en mérite aucun, comme il se déshonorerait s’il ne répondait pas au défi d’aussi honorable que lui.
Comment comprendre cette diversité de conceptions ? Une des pistes de recherche qui paraît prometteuse porte sur la manière dont la notion méditerranéenne d’honneur a été remaniée, au fil des siècles, dans un contexte chrétien. On peut penser à un texte de saint Augustin qui concerne directement ce sujet. Augustin s’interroge sur l’origine du déshonneur : trouve-t-il sa source dans ce que l’on subit ou dans ce que l’on fait ? Et il défend la seconde vision en s’appuyant sur la conception de la pureté dans les textes évangéliques : ce qui rend impur n’est pas la manière dont on est affecté par le monde extérieur, mais ce qui sort du cœur, donc ce que l’on fait8.
En France, au cours de l’histoire, le message chrétien a conduit à une réinterprétation de la notion d’honneur en même temps que de celle de grandeur. Dans une culture où le fait d’être au service d’autrui tend à être perçu comme conduisant à l’humiliation d’une position servile, on a vu apparaître des représentations mettant en relief la grandeur d’un service des pauvres : ce service peut d’autant plus être regardé comme grand qu’il est inspiré non par la peur ou de bas intérêts, mais par une attitude chevaleresque d’autant plus noble qu’elle conduit à se dévouer envers des êtres incapables de vous faire bénéficier de leurs faveurs ou de vous faire du tort.
Plus largement, tout un cheminement a permis d’associer diverses formes d’humilité à une forme supérieure de grandeur. Songeons à Bossuet évoquant « le néant de toutes les grandeurs humaines »9. « Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu’on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond incapable d’élévation. […] Or ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n’est-il pas grand et élevé ? C’est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n’étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je ne regardais que le mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n’est ni l’erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques10. »
1 Julian Pitt-Rivers, Anthropologie de l’honneur. La mésaventure de Sichem, Paris, Le Sycomore, 1983.
2 Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur, Paris, Le Seuil, 1989.
3 Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963, p. 289.
4 Ibid. p. 290.
5 Une grande part des extraits d’entretiens cités se trouvent déjà dans l’ouvrage. Nous les avons complétés en retournant aux entretiens eux-mêmes.
6 Montesquieu, De l’Esprit des lois (1747), Première partie, Livre IV, chap. II.
7 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois esquisses d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972.
8 « De la mort volontaire par crainte du châtiment ou du déshonneur », La Cité de Dieu, Livre I, ch. XVII.
9 Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, in Bossuet, Oraisons funèbres, Classiques Garnier, 1998, p. 162.
10 Ibid, p. 168, et 174.