« Honneur (et) patrie, valeur (et) discipline » ou encore « honneur et fidélité »… L’honneur figure en bonne place parmi les valeurs fondatrices de l’armée. Il est, en effet, un puissant instrument de cohésion grâce auquel un individu s’approprie les valeurs d’un groupe au point d’en faire le mobile de son action. Agir en homme d’honneur, c’est agir en conformité avec une éthique que l’on a faite sienne. Il y a donc autant d’honneurs qu’il y a d’individus, de fidélités et de serments.
En 1748, Montesquieu écrivait dans L’Esprit des lois que l’honneur était le « principe du gouvernement monarchique », car il incitait chacun à agir conformément à ce que le souverain attendait de lui. Malgré l’effondrement de l’Ancien Régime en 1789, l’honneur a conservé sa fonction de valeur civique. L’institution de la Légion d’honneur, créée en 1802 par Bonaparte, en est un témoignage vivant. L’armée, quant à elle, en a entretenu le culte sans discontinuer, car l’honneur est un principe de dépassement qui commande à l’individu de renoncer à soi pour se donner tout entier aux valeurs qu’il a adoptées. Les militaires ne sont pas les seuls à posséder un honneur, mais ils sont les seuls à devoir l’assumer au péril de leur vie. Selon Montesquieu : « Il n’y a rien que l’honneur prescrive plus à la noblesse que de servir le prince à la guerre. En effet, c’est la profession distinguée, parce que ses hasards, ses succès et ses malheurs mêmes conduisent à la grandeur. Mais, en imposant cette loi, l’honneur veut en être l’arbitre ; et, s’il se trouve choqué, il exige ou permet qu’on se retire chez soi1. »
Montesquieu soulignait ainsi le paradoxe de l’honneur qui conduit les hommes au sacrifice, mais qui veut être « l’arbitre » de cette loi impérieuse. L’honneur n’est pas un code désincarné flottant dans l’univers abstrait des idées. Il se joue, à chaque instant, dans la réponse apportée par chacun à une situation particulière. Il ne trace pas de voie prédéterminée comme le ferait, par exemple, la loi positive avec ses prescriptions et ses proscriptions. Il réside tout entier dans le point d’honneur que chacun résout à sa façon en fonction de l’équation personnelle qui le caractérise. En ce sens, il est une pratique de l’arbitrage entre des injonctions qui peuvent être contradictoires. Dans son appel du 18 juin, de Gaulle invoqua « des raisons qui s’appellent l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie » pour inviter les Français à poursuivre le combat malgré la défaite. Peu de temps après, à l’issue de l’entrevue de Montoire, Pétain déclarait entrer « dans l’honneur » dans la voie de la collaboration2.
L’invocation contradictoire du sentiment de l’honneur illustre très bien le caractère erratique d’un sentiment qui peut inciter à l’ordre autant qu’au désordre, à l’obéissance comme à la révolte. Les limites du droit et les risques de la transgression se rencontrent fréquemment à la guerre. Et si le culte militaire de l’honneur s’expliquait, avant tout, par cette ambiguïté qui consiste à soumettre l’individu à une éthique tout en lui laissant le pouvoir souverain d’en être l’arbitre ? Cette façon de combiner obéissance et responsabilité a joué un rôle essentiel dans l’histoire de la société militaire, en particulier au temps de sa fondation entre les xviiie et xixe siècles.
L’honneur articule, selon une dialectique particulière, les logiques individuelles et collectives. Selon Montesquieu, « de cette passion générale que la nation française a pour la gloire, il s’est formé dans l’esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu’on appelle point d’honneur. C’est proprement le caractère de chaque profession ». L’honneur constitue donc un caractère collectif (la « nation française » et « chaque profession ») enraciné « dans l’esprit des particuliers ». De fait, cette dynamique du rapport entre les individus et le registre collectif de l’assignation identitaire pose la question des identités sociales et du ciment des logiques de groupe. Par quelle opération, en effet, un particulier est-il susceptible d’intégrer les caractères de sa profession au point d’y puiser les règles de sa conduite ? L’honneur répond à cette question en faisant du respect de la norme collective une affaire individuelle qui engage l’estime de soi et l’amour propre.
L’analyse sociale des comportements individuels tend souvent à réduire le positionnement d’un agent social à l’exemplarité d’une posture collective. Cette propension produit une vision de la société où chacun est à sa place et se comporte selon les caractères de son état. Dès lors, comment tenir compte, à la fois, des registres collectifs de l’assignation identitaire et de la singularité des parcours que l’on ne saurait considérer comme de simples reflets d’attitudes collectives ? Entre le modèle holiste des logiques de groupes et le postulat difficilement soutenable de l’autonomie individuelle, des voies nouvelles se sont dessinées dans la sociologie contemporaine. Elles peuvent être mises à profit pour appréhender les logiques de l’honneur qui placent les individus dans la situation paradoxale de sacrifier à une morale sociale tout en affirmant une irréductible singularité. Le point d’honneur ne saurait ainsi être considéré comme une forme de dilution des individus dans une identité collective. Il est, au contraire, une appropriation au cours de laquelle l’individu devient le sujet assujetti à une norme et le sujet acteur de la mise en œuvre de cette norme.
Sous l’Ancien Régime, le filtre des appropriations individuelles était une composante essentielle de l’honneur. Institué en 1602 pour arbitrer les querelles entre gentilshommes, le tribunal des maréchaux exerçait une justice personnelle. Les affaires qu’il traitait concernaient l’honneur particulier des gentilshommes, qui n’engageait ni leurs parents ni leurs héritiers. Les dettes contractées à la faveur d’un billet d’honneur, par exemple, n’étaient pas considérées comme transmissibles. C’est ainsi qu’en décembre 1695, le tribunal annula la procédure engagée par le lieutenant du pays de Condom contre les héritiers d’un gentilhomme endetté au motif que « les paroles et billets d’honneur ne peuvent faire services d’action au tribunal contre les héritiers de ceux qui les ont faits »3. La défense de l’honneur était une affaire singulière dont Blaise de Montluc a souligné le caractère strictement personnel en écrivant dans ses Commentaires : « Nos vies et nos biens sont à nos rois, l’âme est à Dieu et l’honneur à nous ; car sur mon honneur, mon roi ne peut rien4. » Il s’agit ainsi de comprendre comment, dans la revendication d’honneur, un individu marquait son attachement à une norme collective, tout en affirmant, par la même occasion, son autonomie souveraine5.
L’analyse des comportements sociaux en termes d’habitus a tendance à situer les individus là où ils sont attendus (par l’historien comme par ses contemporains). Elle ne rend pas bien compte des écarts individuels et invite à penser les querelles de point d’honneur comme le résultat d’un dysfonctionnement ou d’une infraction. Or si la variation individuelle par rapport à une norme attendue dans une relation sociale se trouve bien à l’origine des conflits, elle ne résulte pas nécessairement d’une infraction, car elle est inscrite dans le postulat même de l’honneur qui institue l’individu en sujet. La « dissonance » ne saurait donc être envisagée comme un simple écart statistique, un accident du « sens pratique »6. Elle est une donnée structurelle de la pratique sociale appréhendée au plan des individus. Il ne s’agit pas, comme l’indique Bernard Lahire en post-scriptum de La Culture des individus, de céder à un quelconque individualisme, mais de considérer « l’écheveau de dispositions et de conditions variables de leur mise en œuvre, qui détermine à chaque moment chaque individu relativement singulier (singulier pour des raisons sociales) »7.
Par ce « retour sur la distinction », Bernard Lahire propose de mettre en évidence les « transferts imparfaits » qui interdisent de penser le déploiement des schèmes générateurs de l’habitus comme la reproduction d’un même rapport à la légitimité culturelle. Or le conflit d’honneur trouve précisément son origine dans l’imperfection des transferts qui place les individus dans une position où ils ne sont pas attendus. Il révèle l’infinie variété des appropriations individuelles qui sont à l’origine des situations de discorde, d’incompréhension, d’irrespect des attentes mutuelles qui règlent la vie en société. La « distinction de soi » constitue une forme d’individuation à l’intérieur même – et non indépendamment – des registres collectifs de l’assignation identitaire. Elle permet d’appréhender l’individu comme le lieu de recomposition des identités multiples dont il est le siège et dont la confrontation avec l’attente des autres alimente l’indicible variété du point d’honneur. C’est donc dans le rapport spéculatif à autrui que se joue le point d’honneur, ce rapport social permettant de déterminer ce qu’un individu doit aux autres et ce que les autres lui doivent.
La soumission de chacun à l’injonction de l’ordre social et de la hiérarchie n’était jamais aussi évidente que dans les situations de conflits où la revendication d’honneur est assumée jusque dans l’ultime conséquence de la mort. Montesquieu rappelle que le point d’honneur « est plus marqué chez les gens de guerre et c’est le point d’honneur par excellence ». De toutes les professions dont l’honneur constitue le caractère, le métier des armes possède la particularité de soumettre les individus à une injonction potentiellement mortelle. Lorsque, dans La Fable des abeilles (1714), Bernard de Mandeville a exploré le dispositif passionnel qui sous-tend l’honneur, c’est au courage militaire qu’il s’est référé, car celui-ci révèle la puissance d’un principe capable de supplanter la peur de la mort par la crainte encore plus intense de la honte. C’est en ce sens que l’honneur des gens de guerre possède la valeur d’exemplarité qui lui a été conférée dans le sens commun. L’honneur est soutenu par une logique paroxystique de soumission du sujet à l’injonction d’agir, qui peut aller jusqu’au sacrifice de soi et qui constitue l’une de ces « passions humaines »8 formant, selon Montesquieu, le principe des gouvernements. Il constitue ainsi une logique sociale tout à fait singulière.
Bernard Lahire remarque que la théorie de la distinction suppose une société ordonnée produisant des normes de légitimité culturelles clairement établies et confirmées par les usages sociaux. Ainsi la dissonance se manifeste-t-elle dans les situations où les hiérarchies et les codes sociaux ne sont pas clairement établis. Le conflit d’honneur se joue dans ces moments d’incertitude où la loi et le règlement ne suffisent plus à dicter une conduite. L’histoire militaire est riche de telles situations où l’honneur fut invoqué pour justifier un comportement irréductible à la rationalité établie par les règlements et les principes ordinaires de la guerre. Ainsi, c’est lorsque tout s’effondre que l’honneur subsiste comme seul guide de l’action, comme le dit François Ier au lendemain du désastre de Pavie (1525) : « Tout est perdu fors l’honneur. » De telles situations ont donné naissance à de véritables mythologies qui nourrissent l’imaginaire et les traditions militaires.
Certains événements fondateurs, comme Camerone, illustrent l’irréductible loi de l’honneur lorsque tout s’effondre. Le 30 avril 1863, soixante-deux soldats et trois officiers de la 3e compagnie du régiment étranger, sous le commandement du capitaine Danjou, livrèrent à Camerone une résistance héroïque face à deux mille hommes de l’armée mexicaine. Cet épisode illustra les valeurs du sacrifice et du dévouement exprimées par le capitaine Danjou, qui, selon le récit officiel du combat, « jura de se défendre jusqu’à la mort et fit prêter à ses hommes le même serment ». Depuis, le « serment de Camerone » est célébré chaque année avec une solennité et une ferveur quasi religieuses dans les unités de la Légion étrangère. Peu de temps après l’événement, l’ordre général rédigé par le général Bazaine fixa définitivement les contours de la légende : « Camerone restera dans nos annales comme un des plus brillants épisodes de la campagne. Le régiment étranger gardera le souvenir du capitaine Danjou, des sous-lieutenants Maudet et Vilain et des soixante-deux braves qui, après une lutte acharnée de douze heures, un contre trente, après avoir usé leurs dernières cartouches et mis plus de trois cents hommes hors de combat à l’ennemi, ont refusé de se rendre et, chargeant à la baïonnette, sont morts pour l’honneur de leur drapeau. Exemple héroïque qui a prouvé à notre ennemi qui ne nous connaissait pas encore ce qu’il pouvait attendre des soldats de la France9 ! »
Sans doute la défaite honorable illustre-t-elle avec la plus grande clarté la logique de l’honneur qui s’inscrit dans un rapport de subsidiarité avec la loi. Celui-ci s’applique en effet quand les lois ne suffisent plus à réguler les comportements. Le duel, en réalité, ne répond pas à une autre logique. Lorsque les règles de la civilité sont contestées et que les prétentions concurrentes des deux adversaires se sont affrontées jusqu’à devenir inconciliables, il ne reste plus alors que le combat qui rétablit l’honneur de chacun. Le duel était, selon François Billacois, « l’épreuve mortelle qui révèle l’honneur ; il [était] aussi l’épreuve mortelle qui fabrique l’honneur »10. Unis dans la confrontation avec la mort, les duellistes acquéraient de l’honneur, quelle que fût l’issue du combat. Le duel visait moins à venger un affront qu’à obtenir une réparation susceptible de restaurer la concorde entre les deux protagonistes. François Billacois voit dans le combat singulier la reconnaissance de l’autre et l’identification de soi dans un même statut : « Semblables et autres, chacun magnifiquement autonome et tous deux essentiellement solidaires. »
Le duel possédait le caractère tout à fait singulier d’unir les deux protagonistes dans une communauté d’intérêts soudée par le souci partagé d’échapper aux poursuites judiciaires. En effet, le duel était un crime constitué par le fait même de se battre et non de blesser ou de tuer son adversaire. Ainsi se formait une configuration particulière, où la victime protégeait le coupable par son silence. Dans l’univers des violences agonistiques, le duel possédait un statut particulier. D’un strict point de vue pragmatique, l’affrontement à nombre et à armes égaux ne mobilisait pas les mêmes ressources mentales que les autres formes d’affrontement. Dès lors qu’un individu consentait à donner à son adversaire une chance égale à la sienne de lui donner la mort, il se plaçait dans une configuration tout à fait singulière qui annulait l’un des ressorts essentiels de la guerre et du combat en général : la recherche de l’avantage (effet de surprise, supériorité numérique ou technologique...). L’union des combattants dans le risque mutuel et leur communion dans un code de l’honneur partagé validaient la capacité du duel à former la base d’un véritable contrat social. Étrange contrat, qui pouvait conduire à des gestes prohibés par la loi et qui pouvait inciter à l’obéissance comme à l’insoumission.
Montesquieu concédait volontiers que l’honneur était capricieux et qu’il reposait sur une base philosophique erronée11. Cet assemblage de préjugés, d’orgueil et de vanité possédait même la faculté de soumettre les principes de la morale et de la loi à son empire : « L’honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les façons de penser et toutes les manières de sentir, et dirige même les principes. Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce qu’il veut12. » Le caractère arbitraire de l’honneur au regard des principes de la raison et de la morale a alimenté la critique de ceux qui, comme Pascal, lui ont dénié toute capacité à former la base d’un pacte social. À la variabilité arbitraire de l’honneur, Pascal opposait la vérité ferme et intangible de la vertu et des principes religieux. Contre le duel, il invoquait la soumission absolue et non négociable à la loi qui proscrit l’homicide : « Cette défense générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie des hommes13. » L’examen casuistique des situations où un homme pouvait être fondé à se battre en duel lui semblait constituer une concession au droit de tuer. Concession illimitée, car la loi de l’honneur « portera jusqu’à tuer pour les moindres choses, quand on mettra son honneur à les conserver ; je dis même jusqu’à tuer pour une pomme »14, dès lors que, aux yeux des duellistes, « le droit de se défendre s’étend à tout ce qui leur est nécessaire pour se garder de toute injure »15.
C’est précisément cet arbitraire qui distinguait l’honneur de la vertu et qui justifia les préventions révolutionnaires à l’égard de ce sentiment si étroitement associé à la société d’Ancien Régime. Robespierre se méfiait de l’honneur et du sentiment qu’il pouvait alimenter dans une armée suspecte de rester attachée à la monarchie. Le 2 janvier 1792, il avait fustigé le projet contre-révolutionnaire de « substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d’honneur, l’esprit d’obéissance absolue, l’ancien esprit militaire, à l’amour de la liberté »16. En février 1793, Saint-Just avait exposé la nécessité de réduire la « corporation armée, dernier et dangereux débris de la monarchie », dont le culte de l’honneur paraissait résister à l’intégration dans la république.
Pourtant, la Révolution française sut apprivoiser l’honneur en en transformant le sens. À la suite des critiques formulées au xviie siècle par Pascal, La Rochefoucauld ou Jacques Esprit, l’honneur avait été assimilé à une passion égoïste, prisonnière des effets de la réputation17. Pour Pascal, en particulier, il appartenait au registre des « grandeurs d’établissement », qui n’avaient de valeur que celle de l’usage social. Il n’exprimait aucune vertu, sinon la quête avide de la satisfaction narcissique. L’honneur réglait l’économie des vanités et traduisait l’impossibilité d’établir toute forme de contrat social sur le fondement de la vertu. Au début du xviiie siècle, Bernard de Mandeville avait sauvé l’idée d’un pacte politique fondé sur l’apparence de la vertu et sur l’honneur, qui incitait chacun à bien faire, fût-ce pour de mauvaises raisons. Montesquieu en avait déduit que ce « bizarre » sentiment formait le principe du gouvernement monarchique en encourageant la quête de récompenses et de distinctions18. La Révolution française chercha au contraire à réconcilier l’honneur avec la vertu. Tout en reconnaissant l’égoïsme de toute action vertueuse, Chamfort avait adouci la rigueur de la posture janséniste en montrant que l’amour-propre pouvait amener à un authentique sacrifice de l’intérêt : « Un acte de vertu, un sacrifice ou de ses intérêts ou de soi-même, est le besoin d’une âme noble, l’amour-propre d’un cœur généreux est, en quelque sorte, l’égoïsme d’un grand caractère19. » La satisfaction narcissique pouvait en ce domaine produire des actes vertueux, irréductibles à un simple calcul d’intérêt.
En 1793, Joseph Lequinio, qui s’est attaché à ruiner les fondements de toute religion, proposait de dépasser la traditionnelle opposition entre les vices privés et les vertus publiques, en faisant de l’honneur une vertu privée résidant « dans le propre cœur de chaque individu »20, un ressort psychologique agissant à l’échelle personnelle. Ce principe fut, par exemple, illustré par une fiction portée au théâtre en 1793, La Vraie Bravoure. Un jeune lieutenant nommé Firmin y refuse de se battre en duel pour un soufflet reçu. Tout son régiment le tient pour lâche, à l’instar d’un jeune officier nommé Melcour qui incarne, dans la pièce, tous les anciens préjugés associés à la rhétorique de l’honneur. Accablé par la pression de ses camarades, Firmin songe à se suicider lorsque survient une bataille au cours de laquelle il se couvre de gloire et sauve la vie de celui qui l’avait insulté, tandis que Melcour, effrayé par le son du canon, prend la fuite. Sur le champ, Firmin est fait capitaine et décide, pour inaugurer sa nouvelle autorité, de bannir le duel de sa compagnie : « Laissons ce préjugé qu’on nomme honneur aux égoïstes qui se font un devoir de s’égorger pour un mot et qui craignent d’être soldats. Mon honneur, à moi, consiste à servir, à défendre ma patrie21. » Firmin traçait ainsi la voie d’un honneur vertueux, qui avait reçu la sanction toute républicaine d’un avancement en grade.
L’armée de la république avait institué le principe énoncé dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme22 en récompensant les soldats proportionnellement à l’utilité commune. Dans une société où les hommes sont libres et égaux en droit, les hiérarchies ne sauraient traduire autre chose que cette « utilité commune » qui, dans l’armée, s’exprimait dans les grades. Ainsi, le 27 août 1793, la Convention avait-elle décrété que tout soldat « recevra à l’avenir, par son avancement en grade, la récompense de ses hauts faits »23. Cette décision allait de pair avec le bannissement des anciens signes de distinction honorifique de l’Ancien Régime et, en particulier, de la croix de Saint-Louis. Le décret du 28 brumaire an II (18 novembre 1793) enjoignit « aux citoyens revêtus de décorations de les déposer sous huitaine à leur municipalité ». La croix de Saint-Louis était particulièrement visée car elle instituait une distinction individuelle indifférente aux grades et aux hiérarchies qui réglaient la contribution de chaque militaire à l’utilité commune. Ainsi la République entendait-elle « révolutionner la gloire », selon l’expression employée par Barère dans un discours devant la Convention le 1er thermidor an II.
Le Directoire porta un premier coup à ce principe. Le 17 brumaire an V (7 novembre 1796), il ordonna au ministre de la Guerre de faire fabriquer « différentes armes de prix pour être distribuées à titre de récompense nationale »24. Les règles d’attribution de ces distinctions furent officialisées par la loi du 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799) qui institua les armes d’honneur. Les généraux en chef reçurent le pouvoir d’accorder « le lendemain d’une bataille, d’après la demande des généraux servant sous leurs ordres et des chefs de corps, les brevets [des armes] d’honneur ». En 1804, dans les Considérations sur la guerre, G. Latrille25 salua la fin d’une époque où les récompenses consistaient en des promotions qui avaient permis à des incapables et à des intrigants d’avancer dans la carrière. Il opposait à ce temps de la démagogie révolutionnaire la loi de l’honneur qui avait triomphé avec le Consulat. Latrille distinguait ainsi deux registres de la valeur militaire : l’héroïsme et l’aptitude au commandement.
En récompensant les faits d’armes par des distinctions honorifiques plutôt que par un avancement en grade, le Consulat avait rompu l’amalgame entre l’honneur et la vertu républicaine. L’honneur retrouvait ainsi les fondements que la société d’Ancien Régime lui avait assignés, « le désir de la considération publique et l’intérêt » : « On n’avait pas imaginé d’autre moyen pour récompenser une action d’éclat, une preuve d’intrépidité, que d’accorder de l’avancement. Or tel est personnellement très brave, qui cependant est incapable de diriger la bravoure des autres ; lui donner un commandement, c’est en même temps compromettre sa gloire et le sort des hommes dont on lui confie la conduite. Il était donc nécessaire de créer une monnaie nouvelle qui, en encourageant les belles actions, fit qu’elles ne devinssent point onéreuses à l’État. Les sabres, les fusils, les grenades d’honneur ont rempli cet objet. En les instituant, le législateur a eu en vue d’exciter les deux passions les plus actives du cœur humain, le désir de la considération publique et l’intérêt26. »
Les soldats récompensés par des distinctions symboliques furent intégrés d’office à la Légion d’honneur instituée le 29 floréal an X (19 mai 1802). Dans un discours prononcé devant le corps législatif, Rœderer avait précisé l’intention de Bonaparte de former un corps intermédiaire, selon la logique chère à Montesquieu. La Légion d’honneur était conçue comme « une institution politique qui place dans la société des intermédiaires par lesquels les actes du pouvoir sont traduits à l’opinion avec fidélité et bienveillance, et par lesquels l’opinion peut remonter jusqu’au pouvoir »27. De fait, la légion fut divisée en cohortes, réparties sur l’ensemble du territoire afin d’en assurer le maillage et l’encadrement. Le décret du 29 floréal en avait spécifié les objectifs politiques, qui préfiguraient les fameuses « masses de granit » : « Chaque individu admis dans la légion jurera, sur son honneur, de se dévouer au service de l’Empire ; à la conservation de son territoire dans son intégrité ; à la défense de l’Empereur, des lois de la République et des propriétés qu’elles ont consacrées ; de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal, à reproduire les titres et qualités qui en étaient l’attribut ; enfin, de concourir de tout son pouvoir au maintien de la liberté et de l’égalité28. » La stabilité du corps politique dépendait désormais d’une classe intermédiaire de citoyens voués, par un lien de fidélité personnelle avec « l’Empereur »29, à sa défense militaire et politique. Au-delà de la légion, c’est toute l’armée, animée par le sentiment de l’honneur, qui devait assumer ce rôle. Elle était devenue ce que les jacobins avaient jadis redouté : un corps dans la République et non la République elle-même.
Le culte de l’honneur dans les armées napoléoniennes s’est accompagné d’un retour aux pratiques qui, comme le duel, exprimaient toute l’ambivalence de ce sentiment ambigu. Conçu comme un instrument d’ordre et de discipline sociale, l’honneur recouvra également sa valeur subversive. Les mémoires de soldats ou d’officiers fourmillent d’épisodes de joutes plus ou moins sanglantes entre soldats qui défendaient l’honneur de leur unité ou de leur arme. Les hussards ont acquis la réputation d’être d’incorrigibles sabreurs, mais ils n’étaient pas les seuls à défendre leur réputation à la pointe de l’épée. Selon Elzéar Blaze, qui s’est longuement attardé sur le goût du duel dans les armées napoléoniennes, celui-ci se nourrissait de l’infinie diversité des identités corporatives, comme le montre la rivalité opposant cavaliers et fantassins : « Un ferrailleur fantassin préfère toujours chercher querelle à un cavalier : le cavalier, c’est son ennemi naturel30. »
Il semble toutefois difficile de quantifier cette pratique dissimulée, soit par la volonté des protagonistes d’échapper aux poursuites, soit par la complaisance des autorités. Les récits individuels témoignent de sa fréquence et, surtout, de la facilité avec laquelle les querelles éclataient et dégénéraient en lutte armée. De ce goût, la nouvelle de Joseph Conrad portée au cinéma par Ridley Scott nous donne une illustration. Les Duellistes racontent l’affrontement étalé sur dix-neuf ans entre deux officiers, Féraud et D’Hubert. L’histoire est censée s’inspirer d’un fait authentique : l’affrontement entre Fournier-Sarlovèze et un certain capitaine Dupont. Une prétendue convention signée entre les deux hommes les obligeait à venir se rencontrer dès qu’ils se retrouvaient à une distance de moins de trente lieues31.
Le duel dans les armées napoléoniennes était une appropriation personnelle de l’honneur et de la mort, comme pouvait l’être le suicide, dont la fréquence augmenta également. Comme l’a montré Pierre Serna32, mourir dans un combat singulier était une façon de conjurer l’engloutissement de l’individu dans les grandes hécatombes de la guerre. En l’an II, Billaud-Varenne avait tracé les contours d’un héroïsme républicain qui exigeait le sacrifice de chacun. La mort, avait-il déclaré, est un « rappel à l’égalité ». Le duel était un rappel à l’inégalité. Il exprimait la puissance des identités corporatives qui s’étaient installées dans l’armée et l’attrait qu’elles exerçaient sur les individus qui s’y identifiaient. L’investissement de chaque soldat dans l’identité communautaire alimentait un « individualisme collectif »33 que Tocqueville a défini comme le ressort de l’honneur. Face à l’œuvre niveleuse de la mort vertueuse, la mort délinquante dans l’ultime défi du combat singulier exprimait le comble d’une tension entre l’individu triomphant, issu de la Révolution, et la brutalité d’une guerre parvenue à son paroxysme. L’honneur démontrait ainsi sa profonde ambivalence, sa plasticité et toute la dynamique qui faisait de lui, non pas un code inerte, mais un principe vital particulièrement nécessaire dans la société militaire où les rigueurs de la loi et de la mort devaient laisser aux individus un espace d’autonomie.
1 Montesquieu, L’Esprit des lois, IV, 3.
2 Allocution radiodiffusée du 30 octobre 1940.
3 bnf, naf, 21 685, fol 114 v°.
4 Blaise de Montluc, Commentaires, Paris, Collection universelle, 1786, p. 297.
5 Hervé Drévillon, « L’âme est à Dieu et l’honneur à nous. Honneur et distinction de soi à l’époque moderne », Revue historique n° 654, 2010/2, pp. 361-395.
6 Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
7 Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004, p. 731.
8 Montesquieu distingue la nature du gouvernement monarchique de son principe : « La nature est ce qui le fait tel ; et son principe, ce qui le fait agir. L’une est sa structure particulière et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir. »
9 Revue militaire suisse, 13e année, 1868, p. 81. Bazaine sera fait maréchal un an plus tard.
10 François Billacois, Le Duel dans la société française des xvie et xviie siècles. Essai de psychologie historique, Paris, Éditions de l’ehess, 1986, p. 347.
11 « Il est vrai que, philosophiquement parlant, c’est un honneur faux qui conduit toutes les parties de l’État », Montesquieu, L’Esprit des lois, 1re partie, L. III, ch. 7.
12 Ibid., L. IV, ch. 2.
13 Pascal précise toutefois que Dieu, qui possède ce pouvoir, « a rendu les rois ou les républiques dépositaires de ce pouvoir ».
14 Pascal, « Quatorzième lettre écrite par l’auteur des lettres au provincial aux révérends pères jésuites », Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1963, p. 437.
15 Ibid., p. 438.
16 Cité par Marcel Reinhard, Le Grand Carnot, Paris, Hachette, 1952, vol. 1, p. 215.
17 Diego Venturino, « Ni dieu ni roi. Avatars de l’honneur dans la France moderne », in Hervé Drévillon et Diego Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Presses universitaires de Rennes, 2011, pp. 91-107.
18 Hervé Drévillon, op. cit.
19 Chamfort, Pensées, maximes, Paris, Michel Lévy, 1860, p. 123.
20 Joseph Lequinio, Les Préjugés détruits, Paris, 1793, p. 35.
21 Duval et Picard, La Vraie Bravoure, Paris, Lepetit, 1793.
22 « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
23 Un exemple d’application concrète de cette mesure est donné par le décret du 28 août 1793 : « La Convention nationale, après avoir entendu la lecture d’une lettre du citoyen Bentabole, représentant du peuple près l’armée du Nord, où sont énoncés les actions de valeur faites par les cavaliers Regnier et Lacolombe, du 20e régiment de cavalerie, et sur la motion d’un membre, décrète le renvoi de la lettre au ministre de la Guerre, et le charge de donner de l’avancement à ces deux cavaliers et de les placer comme officiers dans les nouveaux corps à cheval qui vont être formés. »
24 Cité par Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon, Paris, Aubier, « Collection historique », 2006.
25 Qui n’est apparemment pas le Guillaume Latrille de Lorencez, lequel, contrairement à l’auteur des Considérations, n’était pas encore chef de brigade en 1804.
26 Latrille, Considérations sur la guerre, Paris, Magimel, [1804], p. 201.
27 Motifs du projet de loi exposés devant le Corps législatif par le Conseiller d’État Rœderer, séance du 25 floréal an X.
28 Article VIII, titre 1.
29 Alors qu’il n’était encore que consul, Bonaparte est désigné comme l’empereur et la France comme un empire.
30 Elzéar Blaze, La Vie militaire sous l’Empire ou mœurs de la garnison, du bivouac et de la caserne, Bruxelles, Société typographique belge, 1837, t. I, p. 224.
31 Il n’existe aucune version authentique de ce document, qui illustre toutefois l’autonomisation du sentiment de l’honneur dans une spirale dominée par l’arbitraire des individus qui en étaient les seuls juges.
32 Pascal Brioist, Hervé Drévillon, Pierre Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 446.
33 Tocqueville, L’Ancien Régime et la révolution, in Œuvres complètes, op. cit., t. IV, p. 143.