Benoît Gourmaud a une cinquantaine d’années. Après des études dans une école de commerce parisienne, il devient commercial puis rejoint l’entreprise familiale qui lui donne la possibilité de constituer les premières étapes d’un réseau mondial. Il est à la tête d’Orvia depuis 1998, succédant ainsi à son père, qui a créé la société en Vendée avec deux associés en 1976.
Orvia est une entreprise industrielle du secteur agroalimentaire avicole. Elle est parvenue depuis peu à se hisser au deuxième rang mondial de la génétique et de l’accouvage des palmipèdes. Son métier est de vendre, partout dans le monde, des canetons ou des oisons âgés d’un jour. Derrière l’apparente simplicité de la production se cache un effort considérable de recherche pour garantir au client la meilleure qualité en fonction de ses besoins tels que le magret ou le foie gras. Orvia possède donc ses propres couvoirs qui permettent d’entretenir des lignées génétiques fiables. Son offre est valorisée par le service proposé au client qui est écouté et conseillé réellement. Elle a choisi de conquérir avec ténacité, et contrairement à certains concurrents, son indépendance financière et matérielle pour décider seule des investissements de long terme.
Chaque année Orvia dépose jusqu’à cinq brevets qui ont trait à l’environnement du palmipède (alimentation, hygiène…) et à sa génétique. Sa dernière grande réussite concerne le programme de sélection et la maîtrise des conditions d’élevage industriel du « canard de Pékin », seule variété de canard dont les qualités gustatives permettent la réalisation du célèbre « canard laqué », ou canard chinois. Cet investissement et cette recherche sur fonds propres ont duré une bonne dizaine d’années. Ils permettent aujourd’hui à Orvia de déployer ses activités en Chine et en Extrême-Orient selon des perspectives qui dépassent les espoirs initiaux. L’entreprise génère un chiffre d’affaires de soixante-dix millions d’euros, emploie trois cent cinquante-deux personnes dans six couvoirs ou sites en France, deux à l’étranger (Chine et Hongrie) et six bureaux (Allemagne, Italie, Égypte, Corée du Sud, Vietnam, Chine). Elle enregistre depuis une dizaine d’années une croissance annuelle moyenne de 12 %. Les perspectives estimées de 2014 sont au même niveau.
Volontiers intéressé par la réflexion, Benoît Gourmaud aime le concret et apprécie de pouvoir prendre du recul de temps en temps. Ses voyages réguliers à l’étranger lui permettent d’avoir une perception intéressante de la France et des Français, une perception qui sort du discours convenu. Il ne connaissait pas la revue Inflexions. Pourtant, malgré une actualité chargée pour l’entreprise et la filière avicole, il a très rapidement accepté de lui exposer sa vision de la notion de patriotisme, à la fois en tant qu’homme et en tant qu’entrepreneur. Il ne cherche pas à théoriser, il décrit ce qu’il voit, ce qu’il fait, ce qu’il vit.
Inflexions : M. Gourmaud, vous êtes Vendéen, donc originaire d’une terre dont la population a la réputation d’être patriote, presque chauvine. Vous êtes à la tête d’une entreprise familiale dans l’agroalimentaire, créée par votre père et détenue par votre famille. Terre, famille, qu’est-ce que ces mots et celui de patriotisme vous inspirent ?
Benoît Gourmaud : Personnellement, je me méfie des clichés, des mots qui deviennent des grands mots dont le sens peut être détourné et donc instrumentalisé trop facilement parce qu’on évite d’en préciser la définition. Je décèle ce piège derrière « terre », « famille » et « patrie » ou « patriotisme ». Ils appartiennent à une sémantique culturelle, voire politique, et donc deviennent connotés. Ce qui m’intéresserait serait de trouver un équilibre et de prendre ce qui est bien dans les notions qui se cachent derrière ces termes.
En tant qu’entrepreneur, mon environnement est celui de l’économie. Et je pourrais rapidement balayer votre question en disant qu’elle ne porte pas sur mon monde, sur mon quotidien. Pourtant, il me semble qu’on ne peut agir correctement dans la sphère économique ou dans la sphère privée que si l’on sait d’où l’on vient. Il est nécessaire de connaître ses origines pour dresser des perspectives, pour avancer. C’est d’ailleurs pourquoi j’utilise depuis un ou deux ans la notion de « socle » pour éclairer les prises de décision à la tête de l’entreprise, pour revenir aux fondamentaux, aux principes de la société, lors de situations complexes. Cela m’aide à réfléchir et à expliquer à mes collaborateurs les règles, l’environnement de la décision. Ils peuvent ainsi faire de même à leur tour, soit pour me « retenir », soit pour organiser et expliquer le travail à réaliser.
Ce « socle », je l’ai rédigé en allant puiser dans les origines de l’entreprise, en analysant son parcours économique et surtout en comparant ce dernier à celui de ses principaux concurrents, mais aussi à l’attitude de clients ou de fournisseurs. Le « socle » d’Orvia, ce sont ses gènes. Et la génétique, ici, c’est fondamental ! Je crois donc à l’importance des racines, mais il peut arriver que parfois des racines pourrissent. Il convient alors de les couper pour éviter de faire dépérir l’arbre. Il convient de pouvoir aussi replanter l’arbre ailleurs, si besoin est ou si les racines ne peuvent permettre à l’arbre de s’épanouir.
Je n’ai pas choisi ma famille. Cependant, elle m’a donné un état d’esprit, une identité. Mais elle ne m’a pas attaché à une terre, de la même façon qu’Orvia n’est pas attachée à la Vendée, même si elle y plonge ses racines. Revenons d’ailleurs à la Vendée et à sa culture. Je crois que nous avons tout particulièrement affaire ici à un cliché. La Vendée, à bien des points de vue, n’est pas un modèle réfléchi, anticipé. Son miracle économique, c’est en fait la somme de sursauts individuels, c’est une réaction vitale face à un enclavement, face à des problèmes économiques alors que le pays était en pleine période de prospérité. La Vendée, c’était un bocage de petites parcelles qui pouvaient difficilement alimenter les familles nombreuses. Pour vivre, les individus ont dû sortir de leur environnement, de leur commune. Ils se sont remis en cause pour satisfaire leurs besoins vitaux. Quand on me parle des mythiques sagas familiales vendéennes, j’ai beaucoup de mal à ne pas sourire. Il existe de telles histoires un peu partout en France. La différence est qu’il y a eu une valorisation de nature politique du phénomène. Mais en lui-même, ce dernier n’est pas extraordinaire. Le contrecoup a été l’ouverture de la région, le rayonnement de ses habitants, de ses entreprises en France mais aussi dans le monde entier. Le symbole de leur réussite, c’est le tourisme avec le Puy du Fou et l’aventure sportive avec le Vendée Globe. C’est Beneteau, Fleury Michon, Sodebo.
Quand j’étudie l’histoire de ma famille et que je la compare à celle de la Vendée, je ne trouve qu’un concours de circonstances. La Vendée n’est pas un modèle, ma famille non plus. La réussite économique n’est pas l’apanage de la famille vendéenne. Elle n’est pas liée à la terre, avec ou sans majuscule. Donc attention à la volonté de duplication d’un modèle qui n’existe pas à mon sens, d’autant qu’aujourd’hui, nous pourrions étudier le déclin des mêmes familles d’entrepreneurs. C’est encore affaire de circonstances.
Inflexions : Mais le patriotisme ?
Benoît Gourmaud : Je n’ai pas de définition du patriotisme. Quand je suis avec des extraterrestres, je suis fondamentalement terrien, je suis un patriote terrien. Quand je suis en Chine ou aux États-Unis, je suis Européen plus que Français. Mes interlocuteurs ne connaissent pas la France, ou très mal. De l’Ohio ou du Yunnan, l’Europe est plus visible que la France. Mais quand je suis en Hongrie, je suis Français. Je peux continuer mon raisonnement jusqu’au plan local : face à un Corse, je suis Vendéen.
À mon sens, le patriotisme est un moyen d’identification. Il permet de se présenter, de se définir par rapport à un interlocuteur pour essayer d’établir des référents communs propices à l’établissement d’un dialogue. Il dépend de la personne à laquelle on s’adresse, mais aussi du référentiel de celle-ci. Il permet à la fois l’ouverture et la fermeture, la fierté et l’évitement. On est toujours le patriote de la strate du dessus ou de celle qui est compréhensible par l’autre. Je ne suis pas à la recherche d’une expression d’identité pour moi et moi seul, mais toujours en référence à un autre. Le patriotisme est ainsi un des moyens qui permet d’aborder l’autre, de « transparaître », si je puis me permettre. Cette transparence peut aller parfois jusqu’à l’intime si on s’approche des origines de celui qui se présente.
Pour poursuivre, je voudrais ajouter que le patriotisme peut être connoté temporellement. Aujourd’hui, son référent est peut-être plus le paiement d’un impôt que le port de la baïonnette. L’économie prime sur le militaire défensif. À chaque époque sa forme de patriotisme.
Qu’est-ce que l’esprit d’une entreprise, si ce n’est une forme de reconnaissance identitaire d’un groupe humain qui travaille dans un même but ? Où est la différence fondamentale avec la notion politique du patriotisme ? Pour le dirigeant, il s’agit de diffuser une image afin de favoriser la création de richesses en commercialisant un produit. C’est un lien de reconnaissance d’un groupe par rapport à un autre. À mon sens, le patriotisme ne peut être une valeur absolue. La conséquence de cette vision, c’est qu’il ne faut pas se limiter à sa commune, à sa région, à la France. Sinon on s’interdit de réussir, on s’interdit d’exporter, on reste dans son bocage et on meurt de faim.
La définition du lien est importante. Ainsi, il est nécessaire de se poser la question : « Puis-je commercer avec la Chine, ce pays qui rejette la représentativité du Dalaï-Lama, moi citoyen de la patrie des droits de l’homme ? » Le patriotisme est un frein s’il ne repose que sur des valeurs ; il devient réducteur et laisse le champ libre à d’autres formes plus pragmatiques que j’aurais tendance à rejoindre. Mon travail d’entrepreneur est de créer de la richesse. Ce serait ça, de prime abord, mon patriotisme.
Inflexions : Mais cette richesse profite à votre entreprise, à vos salariés. Par les impôts que les uns et les autres payent, elle profite donc à la patrie…
Benoît Gourmaud : Attention à ne pas confondre richesse et profit. À qui profite le travail de mes employés chinois ? À Orvia ? À la Chine ? À la France ? À l’Europe ? Quelle est la part de profit qui découle de l’activité Orvia qui revient à la France réellement ? Dire que « la production en Chine profite aux salariés français d’Orvia » est trop simpliste. Le jeu me semble beaucoup plus subtil dès qu’on envisage les effets indirects. Je vois d’abord que grâce aux canards qu’Orvia produit en Chine, la proportion de Chinois pouvant en consommer augmente. Et cela ne changera pas grand-chose en France !
Inflexions : La défense de l’emploi, la défense économique…
Benoît Gourmaud : De quel référentiel parlez-vous ? Quel est l’objectif d’une activité économique ? Derrière votre remarque, on sent bien la difficulté de coexistence du discours économique à côté du discours politique. Quand on pense entreprise, on pense forcément échange hors des frontières, hors du bocage. Mais quand je suis en Chine, je ne me sens pas plus Européen que Français ou vice versa. Quand je mène une négociation, j’utilise les arguments qui me favorisent. Pour un Chinois, la France, c’est le luxe. Donc si je suis Français, je peux utiliser cette corde pour « flatter » mon interlocuteur. Si l’image de la France risque de me gêner, alors je suis Européen. Cela évite d’entrer dans la complexité diplomatique pour laquelle je ne suis pas armé. Si dans l’esprit de certains le patriotisme limite l’action économique à l’Hexagone, c’est par détournement politique. Cette récupération potentielle confirme d’ailleurs ce que je vous disais tout à l’heure : nous parlons de circonstances, d’un point de vue à un moment donné.
Inflexions : Vous évoquiez tout à l’heure le patriotisme d’entreprise, de culture d’entreprise…
Benoît Gourmaud : Oui, je pense que cela existe. Il s’agit de créer un réseau de personnes attachées à une identité propre, en fonction de l’histoire et de l’objet de ce réseau. Cette culture d’entreprise permet de développer une identité commune, de favoriser la confiance à la fois en interne et en externe. Les salariés savent pourquoi ils travaillent, la demande de l’entreprise, ses objectifs. Cela entraîne de la confiance dans l’avenir. Une confiance qui rejaillit sur les relations avec les clients et les fournisseurs. Avec cette vision de la culture d’entreprise, il est compréhensible que le fait de quitter une société disposant d’une forte personnalité pose des difficultés aux individus qui en partent : c’est quitter un monde pour acquérir les valeurs d’un autre.
Cette culture d’entreprise que je décris n’est pas exclusive. Un de mes concurrents de dimension mondiale est installé à trente-cinq kilomètres du siège d’Orvia. Son histoire, son approche du métier et sa culture sont très différentes. Selon l’endroit, selon les circonstances, Orvia peut être son allié comme son rival. En aucun cas il ne me viendrait à l’esprit de dire que cette entreprise n’est pas française et que je n’ai rien à faire avec elle. En aucun cas je ne voudrais être accusé de manque de loyauté à son égard. La culture Orvia n’est pas la même que la sienne, nous n’avons pas les mêmes objectifs économiques, mais nous ne cherchons pas à nous nuire. Encore moins à nous nuire pour le plaisir de nous nuire, pour le plaisir de nous détruire. Nous sommes simplement en concurrence. Pour l’instant Orvia a l’avantage ; pour l’instant, dans les circonstances actuelles, seulement.
Cet esprit identitaire, que je rapproche personnellement du patriotisme, n’est donc pas exclusif. Il est par conséquent différent du patriotisme mis en avant par certains politiques, de toutes les époques, quand le terme fait référence à la notion de pré carré, de frontières. Mais après tout, le politique n’utilise-t-il pas, comme l’entrepreneur, la notion d’appartenance, la notion identitaire quand cela l’arrange ?
Inflexions : Nous sommes partis du patriotisme et nous arrivons aux notions de respect de l’autre. Considérez-vous que le patriotisme puisse être quelque chose qui a trait à l’éthique ? Cela a-t-il une conséquence sur la possibilité de créer des alliances ou non avec des partenaires économiques potentiels qui ne soient pas de la même origine ? Privilégieriez-vous l’économie sur le patriotisme de type politique ?
Benoît Gourmaud : Je n’ai pas de définition précise de l’éthique en tête. Intuitivement, je dirais que l’éthique, c’est l’application de règles de vie en société avec comme principes essentiels le respect de l’individu-homme, de l’être vivant et de son environnement naturel. Créer de la richesse ne passe pas par l’affranchissement de ces règles éthiques. Mais quitte à choisir une alliance entre un compatriote qui ne respecte pas un minimum de règles et un étranger, au sens de « qui n’est pas français », mais qui lui les respecte, je choisis le second.
Je prends un exemple récent qui vient de marquer Orvia. Notre entreprise est installée en Chine depuis douze ans et depuis douze ans elle emploie là-bas un Français qui connaît le marché d’Orvia et qui a acquis la culture Orvia. Une des grosses coopératives françaises de la filière, qui plus est une de nos clientes, s’est implantée en Chine récemment. Orvia s’est préparée à lui faire des propositions pour accompagner une croissance mutuelle sur le territoire chinois. Qu’a fait la coopérative ? Elle a débauché l’employé d’Orvia. Qu’en conclure ? Cette entreprise pille littéralement le patrimoine d’Orvia, rompant une règle tacite qui pourrait être : « À l’étranger, les compatriotes s’entraident. » Je n’ai jamais vu chez les Allemands, chez les Américains ou chez les Britanniques de tels comportements. Ceux-ci chassent en meute, en véritable meute solidaire. Alors que la coopérative et Orvia pouvaient construire ensemble dans leur intérêt commun, je m’aperçois que je ne peux pas faire confiance à mon compatriote. Il y a transgression. Il n’y a pas de respect de l’autre. Je ne me reconnais pas dans un tel comportement. Je ne suis pas du même monde. Donc cette coopérative de nationalité française n’est pas de ma patrie. Donc oui, il y a un lien entre patriotisme et éthique. Ce n’est pas parce que nous sommes à l’étranger que nous devons nous affranchir des règles que nous proclamons en France.
Vous comprenez pourquoi je suis très méfiant à l’égard des gens qui exploitent le filon du patriotisme à l’intérieur de nos frontières. Comment une telle action peut-elle se produire ? Simplement parce qu’il n’existe pas de règles sur le sujet entre les entreprises françaises. Je pense même que tant que cet état de choses perdurera, nos entreprises perdront systématiquement face aux entreprises étrangères. C’est selon moi une des grandes lacunes des missions économiques françaises. Cela me rend même méfiant à l’égard de tel grand groupe du cac 40 qui crée une fondation pour aider les entreprises de tailles plus petites à s’installer à l’étranger. Ces dernières ne risquent-elles pas de se voir elles aussi pillées à un moment ou un autre parce qu’elles auront été aidées ? Si on parle de patriotisme, je crois qu’il faut aussi parler de loyauté dans la durée, de création d’un climat de respect et de confiance. Sans confiance, il n’est pas possible d’avoir d’échanges économiques ou autres.
Je vous donne un autre exemple à l’échelle locale. Nous pourrions grandement améliorer nos relations commerciales avec l’un de nos clients dans l’intérêt de nos deux entreprises. Mais ce client craint trop de dépendance, il tergiverse en permanence. S’il existait véritablement une notion de patriotisme vendéen telle que nous l’évoquions tout à l’heure, alors nous serions beaucoup plus attachés l’un à l’autre, beaucoup plus solidaires. Il n’en est rien. La réalité économique, l’imaginaire et les craintes priment sur l’idéal.
Inflexions : Vous nous avez parlé de la culture d’entreprise et avez évoqué la notion de durée. Or, derrière la notion de patriotisme, il y a aussi l’idée de famille, d’héritage, de transmission. Vous avez repris l’entreprise créée par votre père. Allez-vous transmettre votre entreprise à l’un de vos enfants ?
Benoît Gourmaud : Derrière le mot patriotisme vous mettez de l’affect. Or, en matière de transmission d’entreprise, il ne doit pas y en avoir. Il faut être logique et pragmatique. Je connais des entrepreneurs qui ont réussi leur vie d’entrepreneur jusqu’à leur départ de la vie active. Mais à ce moment-là précis ils échouent parce qu’ils n’ont pas réussi la transmission au fils ou à la fille. Pourquoi ? Parce que le fils, ou la fille, n’avait pas d’appétence pour le métier d’entrepreneur ; parce qu’il, ou elle, n’osait pas refuser l’idéal du père ; parce qu’il, ou elle, n’avait pas les compétences ; parce que les circonstances n’étaient pas favorables. Il y a beaucoup de raisons pour qu’une transmission échoue.
Si cette transmission pèse trop sur la famille, il peut y avoir explosion au sens propre et figuré de celle-ci. Le comble au regard de l’état d’esprit que l’on pourrait imaginer trouver dans une transmission familiale. Au lieu d’une solution, la transmission peut devenir une catastrophe. Il est donc nécessaire de prendre du recul par rapport à cette idée et essayer d’être rationnel. Ce qui, j’en conviens, n’est pas facile. Il faut regarder les choses objectivement du point de vue des individus et de l’entreprise pour ne faire le malheur ni des uns ni de l’autre. La transmission n’est ni un cadeau ni un dû. Il convient de la préparer suffisamment pour trouver le bon moment soit pour céder les rênes de l’entreprise, soit pour la transformer, soit pour la vendre dans de bonnes conditions. Le profit collectif se situe donc ailleurs. C’est pourquoi, personnellement, je ne souhaite pas que l’un de mes enfants me succède sans qu’il le veuille et le puisse réellement. Je veux pouvoir être libre de mes actions, comme je désire que mes enfants le soient aussi. Je ne veux pas me mettre une pression supplémentaire sur les épaules à propos de la succession, comme je ne veux pas mettre une charge sur les leurs, une charge qui ne serait pas réellement assumée. Ce serait une contrainte pour tout le monde. Ce serait un drame pour Orvia et pour ma famille. La question fondamentale reste : qu’est-ce que je veux faire avec mon entreprise ? Le fait d’y tenir conjugué à la considération des miens n’implique pas de lier l’un à l’autre. Si je vois mon entreprise par le petit bout de la lorgnette, je serais peut-être tenté de le faire. Si je prends du recul, mon intérêt est de libérer les énergies des uns et des autres.
Je ne voyais pas pourquoi vous vouliez me rencontrer sur ce thème. Je n’avais jamais réfléchi au sujet. Mais cela me fait penser au « socle » d’Orvia. Au final, je pourrais peut-être affirmer que réfléchir au patriotisme, comme à la transmission d’ailleurs, c’est réfléchir certes à l’histoire, aux circonstances, mais d’abord à ce qui nous lie aux autres.
Propos recueillis par Jean-Luc Cotard