De la rÉgÉnÉration À la rÉforme, de la rÉvolution À la rEcrÉation
En 1789, pour la majorité des Français, l’armée royale doit être transformée, voire régénérée, selon les principes des Lumières, mais elle doit demeurer une armée de métier. C’est pourquoi les constituants refusent la conscription en décembre 1789. Les réformes qu’ils votent n’empêchent cependant pas la chute importante des effectifs dans un contexte de tension grandissante avec les monarchies européennes. La Constituante en 1791, puis la Législative une fois la guerre déclarée trouvent dans les volontaires issus de la Garde nationale une force d’appoint qu’elles n’envisagent toutefois pas de transformer en une armée nouvelle qui se substituerait à l’armée de métier. Mais les événements vont en décider autrement puisque c’est le sort de la Révolution et le destin de la république qui se jouent au cours du tragique été 1793. Le 23 août, la Convention, dominée par les montagnards, se trouve contrainte de décréter la levée en masse, première forme de service obligatoire. Cette mesure d’exception ne prévoit aucun mécanisme de renouvellement des classes et, comme la guerre dure mais que le salut de la patrie semble assuré, les réquisitionnaires de 1793 désertent et les armées du Directoire connaissent à leur tour une chute des effectifs. Pour pallier ces défections, le général Jourdan et ses collègues néojacobins du Conseil des Cinq-Cents élaborent une loi qui institutionnalise les expérimentations de la Révolution et proclame l’universalité de la conscription, mais pas encore celle du service personnel du citoyen.
- Régénération ou réforme ?
En cette fin d’Ancien Régime, l’armée royale n’est pas une institution figée. À la suite des défaites de la guerre de Sept Ans, plusieurs réformes ont été mises en place, dont certaines ont des effets pervers et accentuent la réaction nobiliaire. L’armée est aussi l’objet d’une intense réflexion liée à un réveil de la pensée militaire dès le premier tiers du xviiie siècle puis à l’influence des Lumières chez ceux que l’on a appelés les « militaires-philosophes », qui appellent à une véritable régénération de l’armée, concomitante à celle de la société. Mais tous ne lui donnent pas le même contenu ni ne préconisent les mêmes mesures, même s’ils s’accordent sur une vision très noire, et quelque peu mythifiée, de l’armée de la monarchie. Presqu’aucun d’entre eux n’envisage une force fondée sur le service militaire du citoyen qui serait appelé au combat en tant que citoyen, sauf Rousseau et Mably, qui sont d’ailleurs des philosophes et non des philosophes militaires.
Chez ces derniers, en particulier Guibert, le plus emblématique d’entre eux, la réflexion porte sur la manière de transformer des hommes de métier en soldats-citoyens – mais pas en citoyens-soldats. Le sociologue Alain Ehrenberg a prétendu que dans L’Essai général de tactique, publié anonymement en 1770, Guibert avait inventé la citoyenneté sur le champ de bataille vingt ans avant qu’elle ne le soit dans la cité1. Certes, mais à l’usage des professionnels de la guerre qu’il souhaite instruits, capables à la fois d’autonomie et de discipline, motivés et compétents selon les termes contemporains, vertueux selon ceux de l’époque : des hommes des Lumières et de la Raison. Chez lui, comme chez Servan, se produit un jeu de miroir entre l’armée et la société dont la régénération doit aller de pair. D’ailleurs L’Essai n’est que la première pierre d’une œuvre beaucoup plus vaste consacrée aux institutions des États européens, et d’abord à celles de son propre pays, ce qui explique qu’il ait dû faire paraître son ouvrage à l’étranger.
Il en va tout autrement du chevalier d’Arcq, issu de la petite noblesse militaire comme Guibert, Dubois-Crancé dont il sera question ci-après, ou… Napoléon. Dans La Noblesse militaire, ouvrage publié au moment où éclate la guerre de Sept Ans, le chevalier d’Arcq place l’armée au-dessus de la société dont elle doit devenir le guide voire la « correctrice » – on dira plus tard l’« Arche sainte ». Une armée régénérée dont l’encadrement sera réservé à la noblesse, en particulier à la petite noblesse qui retrouvera ainsi sa véritable vocation. Dans son souci de faire de l’honneur de servir la patrie le monopole d’une caste, un tel courant participe de la réaction nobiliaire. Dans l’esprit du chevalier d’Arcq, cette réaction est autant dirigée contre la noblesse de cour et les anoblis de fraîche date que contre le tiers état, mais elle va se retourner contre celui-ci et ne va même pas profiter à la petite noblesse militaire, tant sont ambivalentes les réformes décidées par la monarchie à la suite des défaites de la guerre de Sept Ans.
Initiées par Choiseul et amplifiées par Saint-Germain, ces réformes accentuent la professionnalisation, améliorent la formation dispensée aux futurs officiers, abolissent la vénalité des charges à partir de 1776. En même temps sont mises en place une reprise en main par l’État du recrutement des soldats et l’éradication des abus du racolage, même si ceux-ci ne disparaissent pas complètement. Mais la barrière de la naissance est renforcée par l’édit de Ségur de 1781 qu’aggrave encore l’ordonnance de 1788 : les hauts grades demeurent le monopole de la noblesse « présentée », la petite noblesse dispute aux bourgeois devenus officiers les grades inférieurs, les bas-officiers roturiers savent désormais qu’ils n’accéderont même pas à ceux-ci2. Quant aux soldats, leur condition demeure méprisée d’autant qu’est introduite par imitation maladroite du vainqueur une discipline « à la prussienne » contestée par les officiers nobles eux-mêmes comme contraire à l’honneur français.
Les cahiers de doléances se font l’écho des aspirations et des contradictions qui traversent l’armée. Ceux qui évoquent l’armée idéale à fonder sont écrits par les représentants de la petite noblesse militaire, mais aussi par les élites du Tiers État. Ils sont unanimes sur la liberté, celle de leurs concitoyens qu’il faut respecter en respectant la future constitution, celle des membres de l’institution qu’il faut allier à la prise en compte de l’honneur qui ne semble plus l’apanage d’un ordre, d’où le rejet des méthodes prussiennes, même dans les cahiers de la noblesse. C’est aussi au nom de la liberté qu’est repoussée toute forme de service militaire du citoyen dont la milice semblait les prémices : les cahiers de la paysannerie la rejettent comme un nouvel impôt, une corvée, voire une servitude. C’est à propos de l’égalité qu’apparaît une cassure : fort peu de cahiers de la noblesse remettent en cause le privilège nobiliaire, alors que les cahiers du Tiers revendiquent que le courage, le talent et le mérite soient les critères exclusifs de l’accès aux grades et de l’avancement.
Ainsi c’est sous la forme d’une armée de métier qu’une immense majorité de Français envisage l’armée nationale en 1789. C’est pourquoi lorsqu’en novembre et décembre de la même année la place et la nature de l’institution viennent en débat devant l’Assemblée, et que la discussion porte sur deux points principaux, le mode de recrutement et les réformes qui accompagneront la nécessaire réorganisation, il se trouve un très grand nombre de constituants pour repousser la conscription proposée par Dubois de Crancé (futur Dubois-Crancé). Au nom de la liberté, mais une liberté à la Montesquieu, proche de l’Habeas Corpus, davantage qu’une liberté à la Rousseau ; et certains d’agiter comme des repoussoirs les exemples de la Prusse et du « Grand Turc ». Au nom de l’égalité, car on ne manquerait pas, craignent les opposants au projet de Dubois de Crancé, de se faire remplacer moyennant finances, surtout dans certaines provinces moins sensibles que d’autres à la défense des frontières3. En somme, en maintenant une armée de métier, la France s’engage dans la voie que les Anglo-Saxons vont suivre à partir de la fin du xixe siècle.
- Réforme ou révolution ?
Pour autant, les constituants réforment l’armée. D’autant qu’en disciples des philosophes, ils se méfient d’une force qui peut être l’instrument aveugle du despotisme royal. Ils resserrent donc le contrôle du pouvoir civil sur les engagements dont la moralisation est accentuée. La loi du 25 mars 1791, puis celle du 25 janvier 17924 votée par la Législative, en accentuant l’emprise du pouvoir civil, affirment la primauté de celui-ci sur le pouvoir militaire, principe fondateur pour les hommes de la Révolution. Les constituants améliorent significativement la condition du soldat, tant matérielle que morale. Les châtiments infamants « à la prussienne » sont abolis par le nouveau Code pénal militaire du 30 septembre 17915. La justice militaire est améliorée. Surtout, le principe de l’égalité est introduit : l’armée ne doit plus connaître de privilège lié à la naissance. Pour l’accession aux grades et pour l’avancement, l’ancienneté et le mérite président.
Ce sont des réformes indiscutables, mais pas assez profondes cependant pour que l’on puisse parler de régénération. Elles sont aussi parfois ambiguës : si le critère d’ancienneté est objectif, celui du mérite l’est moins. La cooptation permet aux officiers déjà en place, en majorité d’anciens privilégiés, d’avoir la main sur les nominations et les promotions. Même l’ancienneté les favorise : les plus anciens sont encore pendant un moment d’anciens… privilégiés. Surtout, ces réformes demandent du temps pour produire leurs effets. Elles ne peuvent donc enrayer la crise de l’armée que la Révolution aggrave. De façon quelque peu manichéenne, on pourrait dire qu’elle met aux prises des officiers censés regretter l’Ancien Régime avec leurs hommes supposés être adeptes du nouveau cours des choses. Des mutineries éclatent, dont la plus grave est celle de Nancy en août 1790 et devant lesquelles la Constituante semble impuissante. La crise se traduit par une chute des effectifs due à l’émigration des officiers nobles et à la désertion des soldats roturiers. Une chute qui atteint son maximum en 1790.
Les constituants, qui avaient déclaré la paix au monde en mai 1790, se retrouvent aux prises avec l’Europe monarchique. La menace de guerre grandit au point qu’ils pensent qu’elle va éclater après la fuite du roi et la déclaration de Pillnitz à l’été 1791. Comment faire face avec des forces suffisantes et fiables ? Car les hommes de la Constituante craignent toujours une reprise en main de l’armée par le monarque et ne font pas le lien entre la baisse des effectifs, conséquence de la crise, et la participation des soldats aux épisodes initiaux de la Révolution et en sa faveur, comme la prise de la Bastille et les journées d’octobre. Ils ne perçoivent pas non plus que les effectifs remontent à partir de 1791 et que l’armée de ligne est renouvelée6 : en 1792, un soldat sur trois n’appartenait pas à l’armée de 1789. Le renforcement du contrôle exercé par le pouvoir civil sur les enrôlements a rapproché le recrutement des combattants de métier de celui des volontaires.
Devant la menace de conflit, il faut trouver de nouveaux effectifs. On ne peut plus avoir recours à la milice, supprimée le 20 mars 1791 conformément aux vœux des Français. Les constituants vont donc puiser une force d’appoint dans la Garde nationale, institution née de la Révolution, force contrôlable car composée de citoyens actifs : c’est la première levée de volontaires, décrétée fin juin 1791. Ces volontaires sont censés s’habiller, s’armer et s’équiper à leurs frais. S’ils élisent leurs officiers, c’est une innovation moins démocratique qu’il n’y paraît car très contrôlée : ne peuvent être choisis que des hommes qui ont été officiers de la Garde nationale et/ou soldats de l’armée royale et qui sont citoyens actifs. Les élections, se déroulant sous le contrôle des notables, aboutissent à la nomination de ceux-ci ou de leurs fils à la tête des bataillons. Dans les faits, cette levée est pourtant moins « bourgeoise » que la Constituante ne le souhaitait, dans sa composition sinon dans son encadrement. En outre, dans leur réponse à cet appel, les Français manifestent une très grande diversité d’attitudes selon le groupe social auxquels ils appartiennent et surtout la région où ils vivent. En tout cas, dans l’esprit des constituants, il ne s’agit pas de créer une armée nouvelle qui viendrait se substituer à l’armée existante ; les volontaires ne sont qu’une force de complément.
La Législative remplace la Constituante et déclare la guerre le 20 avril 1792. Devant l’avancée des Autrichiens et surtout devant celle des Prussiens, le problème des effectifs se pose à nouveau. Mais il n’est encore pas question d’instituer une nouvelle force armée. Après la proclamation de la patrie en danger, l’Assemblée lance un nouvel appel par la loi du 22 juillet, qui demande des engagements à la fois dans les troupes de ligne et dans quarante-deux nouveaux bataillons de volontaires. Pour composer ces derniers, il est une fois de plus prévu de puiser dans la Garde nationale. La chute de la royauté fait que la barrière entre les citoyens actifs et les citoyens passifs saute en même temps dans le champ politique – la Convention va être élue au suffrage universel – et dans celui de la défense de la patrie. Ainsi, la levée des volontaires de 1792 n’est même plus « bourgeoise » par son encadrement. La guerre accélère l’émergence d’une nouvelle conception de la citoyenneté.
Le volontariat trouve ses limites d’autant que la loi fixe un « contingent », c’est-à-dire le nombre de compagnies qu’il est souhaitable d’atteindre dans chaque département ; même si le souhaitable n’est pas encore l’obligatoire. Or bien des volontaires de 1792 sont mariés et pères de famille. Souvent, ils n’acceptent de partir qu’à condition que les communautés villageoises dont ils sont issus leur versent une indemnité ou la donnent à leur famille ; ils ne se considèrent pas pour autant comme des mercenaires. Par ailleurs, certaines communes ont recours au tirage au sort.
On comprend que le volontariat ne soit plus qu’une fiction lors de la première levée ordonnée par la Convention en vertu de la loi du 24 février 1793. La situation rend de nouveau cruciale la recherche d’effectifs. La mort du roi a précipité la formation de la première coalition pendant que bon nombre de volontaires de 1791 quittaient leurs bataillons après Valmy et Jemmapes en s’appuyant sur une disposition ambiguë du décret du 21 juin 1791. Le fait que des volontaires de 1792 les rejoignent dans ce qu’il faut appeler une désertion – à l’intérieur –, alors que rien dans la loi du 22 juillet ne les y autorisait, est révélateur du rôle particulier qu’entendent jouer les volontaires et qui correspond à la conception initiale de force d’appoint qu’avaient les hommes politiques des assemblées de la Révolution. Quoi qu’il en soit, la loi du 24 février est de fait une réquisition. Elle demande trois cent mille hommes, des volontaires dit-elle, mais les présumant insuffisants, elle ajoute que les communes devront trouver trois cent mille hommes prélevés parmi les célibataires et les veufs sans enfants de dix-huit à quarante ans.
La levée rappelle la milice plus qu’elle n’annonce la conscription, car l’obligation pèse sur chaque commune et non sur chaque individu. En outre, ceux qui partent peuvent se faire remplacer. Mais pour la première fois depuis la Révolution, chaque commune se voit assigner un contingent qu’il est obligatoire, et non plus seulement souhaitable, de lever. La désignation du contingent est laissée au choix des communes qui peuvent s’en remettre aux jeunes gens eux-mêmes pour en déterminer le mode.
La levée des trois cent mille hommes est une demi-mesure qui aboutit à de multiples mouvements de mécontentement et à l’éclatement de la guerre civile dans l’Ouest. Mais le fait que ce soit une demi-mesure prouve que les hommes de la Convention, comme leurs devanciers des précédentes assemblées, hésitent à exiger du citoyen un service obligatoire7. Pour y aboutir, il faut une situation tragique qui met en danger l’existence même de la République : six mois de défaites ininterrompues, toutes les frontières franchies, des départements en guerre contre la Convention et une radicalisation des sans-culottes parisiens exigeant la levée en masse qu’ils conçoivent comme un soulèvement populaire spontané se portant aux côtés de l’armée pour lui donner un « coup de main » provisoire. Le 23 août 1793, sous la pression de ce peuple, la Convention décrète la levée en masse de tous les jeunes célibataires et veufs sans enfants de dix-huit à vingt-cinq ans, sans autorisation de remplacement. Les montagnards, qui dominent l’assemblée depuis l’été, remodèlent ainsi ce projet de « soulèvement tumultuaire » dont ils craignaient l’inefficacité.
- Révolution et institutionnalisation
En quatre ans, la France s’est donc engagée vers une armée nationale composée de citoyens-soldats et non plus seulement de soldats-citoyens, les uns et les autres étant rapprochés par l’amalgame présenté par Dubois-Crancé – revenu à la Convention comme député montagnard – le 21 février 1793 et mis en œuvre à partir de l’été. Dubois-Crancé propose l’embrigadement comme mode d’amalgame, c’est-à-dire la juxtaposition d’unités déjà existantes, deux bataillons de volontaires et un de ligne, au sein d’une unité nouvelle, la demi-brigade, dans laquelle sont unifiées la solde, la discipline et les conditions d’avancement8. Ce dispositif permet d’éviter à la fois la dispersion des volontaires dans les régiments de l’armée de ligne, ce qui aurait affaibli l’esprit qui les animait, et la création d’unités nouvelles où les volontaires auraient submergé par leur nombre les combattants professionnels, ce qui aurait empêché ceux-ci de transmettre leur expérience9.
Le décret du 23 août instaure une première forme de service personnel obligatoire qui en appelle au citoyen dont ce n’est pas la vocation professionnelle mais dont ce doit être la vocation citoyenne. Pour autant, on ne saurait parler d’institutionnalisation. C’est à « leur corps défendant » que les hommes politiques de la Révolution sont entrés dans une voie nouvelle. Pas davantage que les hommes de la Constituante et de la Législative, les montagnards jacobins n’avaient de plan préconçu pour l’armée ; ils ne souhaitent pas non plus aller vers une militarisation de la société, même si le décret du 23 août mobilise la nation tout entière, et pas seulement les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans, en assignant une place à chacun et à chacune conformément à son âge et à son sexe. Ils conçoivent la levée en masse comme une mesure d’exception et de salut public, en aucun cas comme une institution durable qui fonctionnerait encore quand la république serait devenue constitutionnelle. Le service militaire du citoyen en temps de paix demeure inenvisageable et, pour les hommes de la Ire République, au contraire de ceux de la IIIe, il ne saurait être une école pour celui-ci. La meilleure preuve en est qu’aucune disposition de renouvellement des classes ou de rotation annuelle entre ceux qui ont dépassé vingt-cinq ans et ceux qui ont atteint leurs dix-huit ans n’est prévue. Ainsi le poids de la défense repose sur ceux qui « avaient eu le malheur d’avoir entre dix-huit et vingt-cinq ans le 23 août 93 »10. Or la lutte devient une guerre d’expansion, les requis quittent en masse les drapeaux et la désertion devient la plaie des armées du Directoire.
C’est pour remédier à cette situation que, le 13 mai 1797, une commission est créée au sein des Cinq-Cents. Le 23 nivôse an VI (12 janvier 1798), elle présente un rapport suivi d’un projet de résolution, qui fait resurgir le terme de conscription proscrit depuis 1789. La commission est dominée par des députés néojacobins qui ont tous une expérience de la guerre et de l’armée, à commencer par Jourdan, alors élu de la Haute-Vienne, parfaitement représentatif des généraux de l’an II, et Delbrel, député du Lot11, qui va jouer dans l’élaboration de la loi un rôle essentiel quoiqu’oublié par l’Histoire. Pour la première fois depuis 1791, une loi de recrutement n’est pas élaborée dans l’urgence. Aucune assemblée précédente n’avait pu distinguer les dispositions concernant les enrôlements de la décision de lever des hommes. Les Cinq-Cents, eux, disposent de plusieurs mois d’accalmie : la première coalition s’est disloquée en l’an III, la seconde n’est pas encore formée.
Pas plus que leurs prédécesseurs, Jourdan et ses collègues ne souhaitent que tous les civils soient perpétuellement sous les armes, surtout en temps de paix. En même temps, les victoires sacralisent rétrospectivement l’armée de l’an II au point que l’aura du volontaire rejaillit sur le requis de 1793. Le lien établi conjoncturellement, et fortuitement, entre citoyenneté et défense de la patrie paraît désormais intangible, et seul à même de rendre la force armée adaptée à la guerre nouvelle qui est apparue. Les attendus de la loi, finalement votée le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798), l’admettent : les « tâtonnements » de la Révolution, idéalisés, rendent impossible tout retour en arrière, la défense est considérée comme le premier devoir du citoyen quand ce n’est pas son premier droit, elle constitue l’essence de la citoyenneté.
L’invention d’une citoyenneté nouvelle conduit à attribuer un sens, nouveau lui aussi, à un mode de recrutement déjà pratiqué par les monarchies traditionnelles de l’Europe. Pourtant, l’existence d’une force permanente composée partiellement de professionnels de la guerre n’est nullement récusée. L’armée de la loi Jourdan n’est ni une force de partisans ni une milice. Elle est fondée sur « un peuple sous les armes et non un peuple en armes »12. La loi ne considère pas comme déraisonnable que, « par goût des armes », certains hommes fassent leur métier de la défense. D’ailleurs, elle place dans l’article III de son titre premier l’engagement volontaire avant la conscription comme mode de recrutement. Mais les conditions d’enrôlement de ces « soldats-citoyens » doivent être moralisées et non plus entachées par des questions d’argent, d’où l’interdiction de la prime d’enrôlement. Toutefois, une armée qui serait exclusivement de métier risque de dicter sa loi à une société à laquelle elle se croirait supérieure13. Pour éviter qu’elle ne s’érige en caste, il faut que des civils la rejoignent, civils qui le redeviendront après avoir passé sous les drapeaux un temps qui est fixé à cinq ans en période de paix. Ces civils sont les conscrits divisés en cinq classes d’âge, de vingt à vingt-cinq ans.
En principe, il y a identification entre le citoyen et le soldat et, en tête de la loi, le premier article affirme : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie »14. Mais ce n’est qu’un principe et tous les conscrits ne partent pas sous les drapeaux ; la loi dit même que le contingent doit être le plus faible possible en temps de paix ; le contingent, différent par conséquent de la classe, est choisi selon le critère de l’âge en commençant par les plus jeunes de la plus jeune classe et non par un tirage au sort que Delbrel parmi d’autres réfutait, d’où son entrée dans la commission. Il craignait que le remplacement n’en devienne l’inévitable corollaire. Les remplacements ne sont donc pas autorisés.
Il faut le redire avec force : la loi Jourdan crée la conscription universelle – au sens littéral du terme, c’est-à-dire l’inscription de tous les jeunes gens sur des registres –, non le service personnel obligatoire universel. Elle n’est pas seulement fondatrice ; elle est une loi charnière. En effet, elle inspire toutes les lois de recrutement au cours du xixe siècle jusqu’en 1872. Certes, Napoléon Bonaparte, qui l’a trouvée dans l’héritage de la Révolution, en a fait le fondement de son instrument de guerre et a fini par en abuser, d’autant qu’elle prévoyait de s’en remettre à la « sagesse du législateur » quant à la durée du service en temps de guerre. Mais aucun régime ultérieur ne la remet en cause même si chacun d’entre eux cherche à la remodeler. Malgré l’opposition ouverte ou latente de certains Français, une majorité finit par ne plus concevoir d’autre armée nationale que celle de conscription. Bien plus, elle apparaît comme une idée neuve en Europe tant elle traduit dans le domaine militaire les nouveaux rapports qui s’établissent entre l’État contemporain et ses sujets15 – au sens d’acteurs – auxquels il est demandé leur adhésion et même de croire qu’ils exercent leur plus haute liberté alors même qu’ils subissent la plus forte contrainte, celle de donner de leur temps et parfois leur vie. L’État moderne se contentait de leur obéissance ! Il est même des pays d’Europe qui vont plus loin dans le sens de l’universalisation, ainsi la Prusse, contraignant la France à en faire autant après la guerre de 1870, qui accélère le passage au service militaire obligatoire de chaque individu.
1 Alain Ehrenberg, Le Corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983.
2 Rafe Blaufarb, The French Army 1750-1820. Careers, Talent, Merit, Manchester University Press, 2002.
3 Annie Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun, Presses universitaires de Rennes, 2005, pp. 75-82.
4 Annie Crépin, Construire l’armée française. Textes fondateurs des institutions militaires. T. III, De la Révolution à la fin du Second Empire, Turnhout, Brepols, 2007, pp. 37-41 et pp. 67-69.
5 Ibid., pp. 62-66.
6 Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Hachette, 1985. Sam Scott, The Response of the Royal Army to the French Revolution: the Role and Development of the Line Army, 1787-1793, Oxford Clarendon Press, 1978.
7 Annie Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2009, pp. 96-98.
8 Jean-Paul Bertaud, op. cit., pp. 96-99 et pp. 166-176.
9 Vision quelque peu mythifiée puisque nous avons vu plus haut que dès 1792 les soldats de ligne n’étaient plus très différents des volontaires.
10 Gustave Vallée, La Conscription dans le département de la Charente, 1798-1807, Paris, Sirey, 1937, p. 15.
11 Pierre Delbrel est un volontaire de 1792. Il est représentant du Lot à la Convention puis représentant en mission auprès des armées du Nord, des Ardennes, d’Italie, enfin des Pyrénées-Orientales. Le projet primitif ayant soulevé des critiques, dont les siennes, il rejoint la commission en ventôse an VI (février 1798).
12 Michel Auvray, L’Âge des casernes. Histoire et mythes du service militaire, Éditions de l’Aube, 1998, p. 105.
13 Il y a là une référence à l’association désormais établie dans les esprits entre l’armée royale et l’absolutisme, qui fait bon marché des péripéties récentes de l’histoire du Directoire où les « citoyens-soldats » ne se sont pas privés de faire intrusion dans la vie politique.
14 Voir Philippe Catros, « “Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie” (Retour sur la naissance de la conscription militaire) », AHRF n° 348, 2007, pp. 7-23.
15 Thomas Hippler, Soldats et citoyens. Naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, puf, 2006.