« Quand les Français se retournent vers leur passé,
il faut toujours craindre la passion qu’ils mettent à le célébrer,
pour en éviter l’inventaire. »
François Furet
« Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre. »
Winston Churchill
« Il faut faire parler les silences de l’histoire,
ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien. »
Jules Michelet
« Remémorer de travers, refuser l’oubli,
travestir le souvenir et récuser l’histoire, voici notre lot. »
Jean-Pierre Rioux
L’espoir des hommes vise l’avenir. Il travaille à le maintenir ouvert, à le rendre heureux. Mais un espoir digne de ce nom ne saurait tourner le dos au passé, car qui prétend inventer le futur doit commencer par hériter d’une tradition ; qui veut se jeter en avant ferait bien de regarder derrière lui. Tout espoir est alors comme « doublé » de mémoire, autrement dit tout espoir futur s’évertue d’abord à sauver le passé. À ce titre, l’histoire est à la fois un plaisir et une nécessité puisqu’elle nous apprend d’où nous venons, qui nous sommes, ce qu’il nous est loisible d’espérer, ce que nous pouvons craindre, ce que nous nous devons à nous-mêmes, ce qui nous appartient. Elle constitue un immense capital d’expériences dont la méditation ne peut qu’être féconde.
Oui, l’audace de l’avenir passe par l’injonction du souvenir. Mais cette incontestable réalité n’a-t-elle pas un prix ? En France, l’histoire contemporaine peut-elle échapper aux calendriers des commémorations et aux agendas de la communication politique ? Portée par la vague d’un « présentisme »1 omnipotent, ne court-elle pas le risque d’être rattrapée par celle-ci ? Avis donc aux hommes pressés, amateurs de bousculades et de table rase : parier sur les nouvelles générations en honorant les promesses des aînés, la voilà, la piste inespérée.
- L’histoire, c’est poser au passé les questions du présent
L’histoire, n’en doutons pas, est vitale pour tout individu, comme pour toute collectivité humaine organisée, à commencer pour une nation. Or cette place paraît aujourd’hui controversée, sa transmission menacée et la confusion des débats qu’elle suscite à son sujet traduit un réel désarroi. Les causes en sont nombreuses : d’abord, l’hégémonie mondiale de l’économie et de la finance, soumises toutes deux aux oscillations quotidiennes des marchés et aux couperets des résultats mensuels, conduit à l’obsession du court terme. S’ajoutent à cela l’omniprésence d’une information mondiale instantanée, amplifiée par l’addiction aux différentes formes de connexion, ainsi que l’emprise d’un « présentisme », pour ne pas dire d’un « instantéisme », qui conduit à l’effacement du passé et à l’absence de futur2. Nos sociétés occidentales vivent ainsi dans une telle immédiateté, fruit du postmodernisme, qu’elles sont dans l’incapacité d’ajuster leur présent à leur passé et de s’imaginer un avenir.
Ce processus peut constituer une échappatoire tentante pour un pays ou une communauté qui doute de son avenir, pour ceux qui voient dans l’économie de marché globalisée la concrétisation d’un universalisme sans passé et sans frontières. Mais un mal plus pernicieux frappe à des degrés divers les pays européens et pèse sur leur rapport à l’histoire : une visible répugnance pour un passé national trop glorifié, trop encensé, alors qu’il fut parfois tragique ou honteux. Depuis la Seconde Guerre mondiale, il est devenu lourd à porter.
L’invocation du « devoir de mémoire » n’apaise pas ce malaise. Au contraire, elle en est l’un des symptômes. Ce devoir risque, en effet, de renforcer encore le manichéisme de notre société où, progressivement, entre ce qu’il est interdit et ce qu’il est obligatoire de penser, l’espace se réduit dangereusement. Il est évident qu’un peuple, tout comme un individu, ne peut être à l’aise dans cet univers ouvert, brassé et compétitif, qui est la marque de notre époque, que s’il sait qui il est et d’où il vient.
Certes, l’« histoire » peut être mal interprétée, voire dévoyée, ou devenir un fardeau, un enfermement. Elle peut constituer aussi, dans certains cas, un prétexte pour entretenir une prétention ou un nationalisme dangereux. Mais la barbarie, dont l’inculture fait le lit, est plus dangereuse encore. Le propos de Diderot3 selon lequel il est beaucoup plus facile pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation a en effet été illustré de façon tragique à maintes reprises au cours des siècles derniers.
Quoi qu’il en soit, dans nos sociétés, une histoire n’est plus possible, car elle est l’objet d’une constante réinterprétation critique qui est l’une des formes de la liberté de l’esprit et qui constitue une garantie contre la pensée unique. Enfin, l’« histoire » est indispensable à la compréhension du monde actuel, en plein bouleversement, particulièrement pour nos sociétés occidentales qui ont perdu le monopole de la conduite des affaires du monde. La vision historique de celles-ci est si figée et monocentrée qu’il leur est difficile aujourd’hui de discerner ce qui leur est étranger ; elles croient à un univers sans surprise, à la victoire du passé sur l’avenir, du proche sur le lointain, du connu sur l’inconnu. À tant parler du siècle court, une expression élégante mais inexacte qui trace les frontières du xxe siècle entre 1914 et 1989, on a limité la planète à notre monde et on s’est interdit de comprendre les défis les plus importants de notre époque, qui ne sont plus en Europe. Il nous faut, en effet, désormais intégrer les pays émergents et prendre conscience de leur vision de l’« histoire » et de leur histoire, comme de leur regard sur le monde. Pour leur part, les contestations mémorielles, par leur diversité et leur ampleur, étayent le constat que, dans le village planétaire, il n’y a plus de place pour une « Histoire » purement nationale.
En outre, nos sociétés contemporaines sont désormais parcourues par la crainte de l’inconnu, car les hommes ne reconnaissent plus le destin de l’espèce dans le processus historique. Comment bâtir un projet d’avenir lorsque le sens de la continuité historique paraît avoir été perdu ? Le problème de notre vieux continent réside, pour une bonne part, dans le fait qu’après avoir porté à son point extrême l’investissement dans l’action historique, il est à présent tenté par une « sortie de l’histoire », qui suppose un formidable effort d’oubli de son passé proche ou lointain.
Ce que l’humanité éprouve aujourd’hui à l’égard du temps, c’est donc bien l’effroi que décrivait Pascal en contemplant l’immensité de l’espace4. Nous avons peur de ce dont nous sommes capables, car « la violence et l’appel au meurtre se logent dans le vide béant qui se trouve au cœur de la modernité et qui peut accueillir de nouvelles utopies »5.
- Cheminer « entre mémoire et histoire »6
afin de mieux commémorer
Le xxe siècle a été enfanté par une guerre mondiale et par la révolution soviétique. Il fut un temps d’espérances perdues ou trahies, d’utopies et de crimes de masse, traversé par les promesses et les mensonges de celles-ci. La guerre de 1914-1918 apparaît comme la matrice de ce siècle, comme la Révolution française l’avait été du précédent. Alors, comment ne pas cesser aujourd’hui de visiter et de penser ce temps chaotique ? Comment ne pas en faire mémoire pour mieux le commémorer ? Ce passé n’est pas en effet une entité à l’écart, il nous constitue; inutile de le rabrouer et de le conspuer, il est un vecteur d’événements comme une passe traversée par nombre d’individus s’attelant à restituer des pans oubliés et à reconstruire la vie parcourue.
Dans ces conditions, commémorer répond à cet impérieux besoin de dire et de compter le vécu en laissant la porte ouverte à toutes les écoles historiographiques. Il est toutefois impérieux, à cette occasion, d’être avant tout rationnel et raisonnable, équilibré et apaisé. Animé par une liberté de jugement faite d’attention aux faits et de distance par rapport aux modes et aux attitudes absolutistes ou totalisantes, dramatiques ou dogmatiques. Car, ce faisant, les peuples cherchent à se rassurer en revisitant leur passé. Des drames vieux d’un siècle remontent alors à la surface, à la faveur de cette involution qui prend, pour mieux se faire entendre, la planète à témoin. Dans un tel contexte, prendre comme objet l’histoire de France, et surtout les événements déterminants qui ont émaillé ces cinquante-deux mois de guerre, peut s’avérer un exercice périlleux, soumettant ses observateurs et analystes au double soupçon de ringardise ou de nostalgie d’une gloire perdue.
Une nouvelle exigence alors se fait jour, qui prône un réexamen sans concession du passé. Le philosophe allemand Walter Benjamin7 préconisait déjà, en son temps, un tel état des lieux. L’histoire, faisait-il valoir, ne doit pas être écrite par les vainqueurs ; les vaincus eux aussi ont droit au chapitre. Cette réécriture est en cours sous nos yeux. Alors que le xxe siècle était celui des vérités toutes faites, le xxie pourrait bien devenir celui des révisions dérangeantes. Cette relecture collective, si elle libère les consciences, demeure douloureuse, car elle éclaire des pans du passé que l’histoire officielle préférait jusque-là occulter.
Romain Bertrand, lauréat du grand prix 2012 des Rendez-vous de l’histoire de Blois, s’inscrit dans cette dynamique de l’« histoire connectée », comme pour mieux répondre à cette attente d’un décloisonnement de l’histoire, considérant que c’est là l’occasion de repeupler les chronologies, d’étirer les cartes et, surtout, de sortir de la grisaille du grand roman national8. S’érige ainsi sous nos yeux une forme d’histoire moins assurée, ou moins arrogante : l’« histoire inquiète ». C’est-à-dire une histoire qui non seulement renonce à la Vérité, mais aussi rend visible les opérations par lesquelles elle se constitue, et qui de la sorte ébranle nos certitudes et nos idées reçues. Il s’agit bien là d’échapper au récit linéaire et de restituer l’irruption de l’inattendu dans des continuités plus lentes et selon des résurgences méconnues, afin de rompre avec des évidences qui sont plus le fruit de perceptions mentales que de réalités vécues. Car c’est bien cela commémorer en historien : toujours se tenir sur la crête, se jouer des frontières en acceptant le risque de se retrouver exilé du pays de ses propres certitudes.
En abordant la Grande Guerre, premier conflit de dimension mondiale, il serait dangereux et inapproprié d’opposer d’un côté la France et de l’autre le monde, parce que l’histoire de notre pays est elle-même une « histoire connectée » et n’est en rien enfermée dans les frontières hexagonales. Dans ces conditions, il est important de ne pas laisser la nation à ceux qui l’envisagent uniquement dans une perspective obsidionale. C’est montrer que l’histoire se fabrique, avec des sources, des problématiques, des controverses, des enjeux. Puisqu’elle se construit ainsi, plus à partir de questions que de réponses, laissons place aux débats et aux confrontations. En outre, l’histoire, même si elle parle du passé, est toujours contemporaine : on ne l’écrit pas en 2013 comme au sortir de ce conflit.
C’est cette plasticité du regard de l’historien qu’il faut conserver, car il n’existe pas une unique façon d’aborder un événement. Il convient donc d’en finir avec le roman national, dont la naïveté réelle ou feinte est lassante. En 2014, la question est de savoir quelle histoire est convoquée, celle de l’année 1914 ou celle de 1917, comme d’ailleurs le pratiquait François Furet lorsqu’il interrogeait le Révolution française dans Le Passé d’une illusion9. Certes la chronologie événementielle, si elle est discutée, a un sens, mais il faut se garder d’y plaquer un destin en écartant la volonté ou l’ambition des pouvoirs publics d’écrire une nouvelle « histoire officielle », susceptible de servir une certaine vision politique des événements. Car, en effet, si « les siècles marchèrent de la Gaule à la France »10, c’est toutefois avec quelques détours et chemins de traverse.
Il faut d’ailleurs rompre avec ces curieuses pratiques et modes de restitution où l’on picore çà et là bribes et traces d’incidents ou de singularités de parcours. Le monde est certes ce que chacun en fait, mais ne nous y trompons pas, la négation de l’« histoire » et la promotion de la « mémoire » sont les grands chantiers de l’impérialisme de l’illusion. Pierre Nora en a fait l’un des fils rouges de sa grande enquête dans les Lieux de mémoire11, puisqu’à cette occasion il a introduit la notion de « modèle mémoriel » pour souligner l’émergence de ce phénomène au milieu des années 1990 dans l’espace public.
- Un unique mouvement commémoratif,
loin des tentations mémorielles identitaires
En effet, la multitude et la vigueur des revendications identitaires génèrent des demandes de reconnaissance culturelles, sociales et politiques qui ont poussé l’État à s’ériger parfois en dépositaire de la vérité historique. Ainsi, au nom du présent et de la volonté de ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, on a assisté, début 2000 en France, à une profusion de lois dites mémorielles12. Ces textes ont eu manifestement valeur de symptôme puisque c’est la façon dont le législateur a compris et repris à son compte le « devoir de mémoire »13. Mais en procédant de la sorte, nous sommes passés du « devoir de mémoire » à la prescription d’histoire14. À cette occasion, Jean-Pierre Rioux a risqué l’expression, calqué sur celle des Trente Glorieuses, des « Trente Mémorieuses »15. Ce glissement de l’« histoire » à la « mémoire » a marqué, n’en doutons pas, un changement d’époque. Avec bien entendu en toile de fond toutes les limites de l’exercice où, à force de se centrer sur la victime ou l’oublié, nous risquons d’osciller entre le « trop » et le « pas assez » de mémoire, comme l’évoque Paul Ricœur16.
Notre actualité exprime elle aussi largement les revendications de groupes sociaux divers énoncées au nom de l’histoire et sous couvert d’histoire. S’adossant sur ces revendications, le législateur initie alors un contrôle gouvernemental sur l’écriture et l’appréciation des événements du passé. En procédant ainsi, l’État dicte leur travail aux historiens et, en légiférant de manière autoritaire, se livre à un abus d’autorité intellectuelle manifeste. Tout se passe alors comme si « la France bousculée par un monde nouveau qu’elle lit mal, prise en tenaille entre un présent sans héritage et un avenir sans projet, [s’apprêtait] en ce début de xxie siècle à préférer le mémoriel à l’historique, puis l’identitaire au mémorable, le pluriel à l’unitaire, l’enclos communautaire à l’appel du large, les victimes passives aux actifs en marche et encore clairvoyants »17. Dans ces conditions, quel usage faire du passé, tout particulièrement de ce passé récent, celui qui « ne passe pas »18 et qu’ont si longtemps ressassé ses témoins directs qui aujourd’hui ne sont plus ?
En ces dates anniversaires, la tentation est grande de soumettre l’histoire à un discours officiel. Le pouvoir politique, souhaitant tirer des événements historiques des enseignements civiques et idéologiques, parle de « mémoire partagée », et se soucie de transmission comme si l’on espérait remettre en marche l’ancien modèle de l’historia magistra vitae ainsi que sa rhétorique de l’exemple. On se situe alors dans le registre de l’histoire comme leçon pour l’avenir. Une telle démarche procède, trop souvent, d’une relecture partielle du passé et incite à écrire une « histoire officielle ». Des minorités ethniques, culturelles, sociales, linguistiques, sexuelles ou religieuses sont ainsi tentées d’instrumentaliser un temps révolu, cherchant trop souvent à réécrire l’histoire en voulant expliquer les maux actuels par l’héritage de passés. Une fois ces acteurs du jeu politique et social jetés dans l’arène, les historiens ne sont clairement plus maîtres ni des calendriers ni des questions ni des termes du débat ; ils sont comme dessaisis d’une dynamique qui leur échappe, réduits au simple rang d’analystes et commentateurs des manifestations. Or l’histoire n’est pas la mémoire et l’État ne peut décider de son contenu. L’histoire officielle, qui risque de se mettre ainsi en place, ne peut qu’aggraver le conflit des mémoires qui déchire la société française. Plus encore, étant plurielles, ces lois concourent au démembrement de la mémoire nationale, encourageant de fait et de droit le communautarisme.
L’intrusion du politique dans le domaine de l’histoire répond pourtant à une situation particulière : la demande de la société d’un savoir sur le passé. Certes, la politique a toujours entretenu avec l’histoire des relations étroites et parfois conflictuelles, voire ambiguës, car elle s’est toujours nourrie de références au passé – mémoire d’une histoire commune – ; pour autant, la tentation du politique d’inscrire des vérités historiques dans la loi est la meilleure façon de mettre fin à la compréhension de l’histoire par l’historien. À cet égard, n’oublions pas que la construction d’un récit collectif sur le passé et le présent a caractérisé en France l’affirmation de la république.
En outre, un tel processus vient remettre en cause le travail ainsi que la place de l’historien et pousse la société à reconsidérer la rigueur des travaux menés jusque-là. Le rôle social de l’historien se trouve questionné par de telles évolutions. Les historiens conseillent le politique dans les choix qui se situent à la frontière de la mémoire nationale et de l’histoire scientifique. Dans un cas, l’histoire n’est qu’un discours national et politique ; dans l’autre, elle se dit et s’écrit dans le strict souci de la connaissance scientifique. Le travail de l’historien est alors d’œuvrer à établir une connaissance présumée objective du passé et de contribuer à sa diffusion.
Dans de telles circonstances, les historiens peinent à exister devant l’État et la mémoire. Les pouvoirs publics, certes, reconnaissent le savoir dont ils sont porteurs, mais la place qu’ils occupent dans la construction du discours national sur le passé est limitée. Dès lors, ils ne doivent ni être liés par le discours des politiques sur le passé, ni être les otages d’une réécriture de l’histoire sous surveillance. La vérité historique étant et demeurant un principe revendiqué, l’historien ne peut être un acteur de la « rehistoricisation » du discours politique sur le passé. Loin de vouloir s’approprier l’histoire, les historiens dénoncent son appropriation politique, son instrumentalisation à des fins autres que scientifiques. Alors que, de fait, une bonne partie du discours public sur l’histoire et la mémoire leur a été soustraite et a été confiée à la puissance publique, le risque est grand de voir cette histoire partielle, donc partiale, devenir histoire officielle.
Le rôle de l’historien est, dans ces circonstances, d’éviter de livrer l’histoire de France aux minorités actives du souvenir. Car ce processus mémoriel permet alors à des groupes d’exercer une pression sur le législateur et de s’ériger en tutelle des historiens. Naturellement, les mémoires sont particulières, mais l’histoire, elle, tend à être générale. De même, les mémoires sont affectives, alors que l’histoire se situe dans un ordre rationnel. En faisant campagne pour obtenir une loi qui les reconnaisse, les mémoires cherchent alors à devenir histoire. En procédant de la sorte, tout particulièrement à l’occasion de la Grande Guerre, et en valorisant cette mémoire, bien davantage reconstruction et surgissement du souvenir qu’évocation historique, le risque est grand de voir la France sortir sous nos yeux de ce que Fernand Braudel appelait « la grande histoire »19. Le pire étant qu’à l’occasion de ces pratiques commémoratives on passe des « morts pour » aux « morts à cause de » : « non plus pour la France, mais à cause d’elle »20.
- Savoir raison garder
Ces considérations sur le bon usage de la mémoire nous conduisent immanquablement vers Paul Ricœur et ce qui a motivé sa quête d’une « juste mémoire » ainsi que, chemin faisant, la reconnaissance d’une « inquiétante étrangeté » de l’histoire21, marquée par un passé malmené, victime des pressions politiques, de son lot de faux débats ainsi que de ses entreprises d’instrumentalisation. Par-là, l’histoire se trouve questionnée, sinon bousculée, et son évidence antérieure forcément entamée.
La problématique qui pourrait se faire jour alors résiderait dans le fait que la recherche de la vérité historique n’est plus seulement une exigence de raison, l’expression du désir de savoir ce qui s’est effectivement passé, c’est aussi une exigence d’ordre éthique, et qui y manquerait contreviendrait à une obligation d’ordre moral. En outre, un excès de souci du passé risquerait, pour certains, d’être un alibi pour ne pas voir les maux du présent22.
Ce débat souligne manifestement toute l’ambiguïté des enjeux mémoriels qui prennent le pas à la fois sur l’histoire et sur l’intérêt pour le présent ; les enjeux liés à ce dernier expliquant trop souvent ces relectures du passé. La tyrannie de la mémoire masquant alors un mal-être social de la part de certaines franges de la population, elle symbolise la cristallisation d’un malaise. Dans ces conditions, c’est tout le paysage historiographique qui est menacé de subversion.
Une telle controverse n’est pas sans incidence sur l’unité du corps social. En effet, par le biais de la mémoire qui fonde l’appartenance, elle met en cause des compromis difficilement élaborés et un consensus permettant d’assurer, à travers l’élaboration d’une histoire commune, l’intégration sociale. La multitude de ces revendications risque donc de miner le discours unitaire et de fissurer la légitimité républicaine. Or, à l’heure où l’on parle si communément d’appétit d’histoire, voire de passion française pour l’histoire, l’objectif d’une histoire nationale n’est pas d’attiser les discours particularistes, mais au contraire de transcender les mémoires. Mais, pour en finir avec ces errements et cette obsession en faveur d’une histoire réinventée, il faut oser remettre le passé à sa place et le présent à la sienne.
1 François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013 et La Chambre de veille. Avec Felipe Brandi et Thomas Hirsh, Paris, Flammarion, 2013.
2 Sur ce sujet, lire François Hartog, Régime d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003, et François Naudin, « Quel temps pour la décision ? », Inflexions n° 23, juin 2013.
3 Denis Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, 1745.
4 Pascal, Les Pensées, 1670.
5 Thérèse Delpeche, L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au xxie siècle, Paris, Grasset/Fasquelle, 2005.
6 Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », Les Lieux de mémoire. T. I, La République, Paris, Gallimard, 1984.
7 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940), Paris, Payot, 2013.
8 Julie Clarini, dans Le Monde, vendredi 19 octobre 2012.
9 François Furet, Le Passé d’une illusion, Paris, Calmann-Lévy/Robert Laffont, 1995.
10 Jules Michelet, Histoire de France, préface de 1869.
11 Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », Les Lieux de mémoire, T. III, Les France, Paris, Gallimard, 1992.
12 La loi du 13 octobre 2006, visant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien ; la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ; la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ; la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
13 Fort de ce constat, le président de l’Assemblée nationale a réuni, en 2008, une Mission d’information sur les questions mémorielles, qui produisit un rapport fort complet. Assemblée nationale, « Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée », Rapport d’information n° 1262, novembre 2008.
14 Ce qui suscita d’ailleurs en 2005 la publication d’une pétition intitulée « Liberté pour l’histoire », signée par dix-neuf historiens de renom soucieux de rappeler « qu’il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ». Fut à sa suite constituée une association, présidée par René Rémond puis par Pierre Nora, qui « entendait rappeler que l’histoire n’était ni une religion, ni une morale ; qu’elle ne devait pas être l’esclave de l’actualité, ni s’écrire sous la dictée de la mémoire ; que la politique de l’État n’était pas la politique de l’histoire ». Françoise Chandernagor, Pierre Nora, Liberté pour l’histoire, 2008.
15 Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire, Paris, Perrin, 2006.
16 Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, 2003.
17 Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire, op. cit.
18 François Hartog, Le Témoin et l’Historien. Évidence de l’histoire, ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, 2007.
19 Concept cher à Fernand Braudel (repris notamment dans son discours inaugural au Collège de France en 1950) et fruit de sa vision globalisante de l’histoire, qui mena Marc Bloch à déclarer que, selon lui, il n’y a pas d’histoire de France sans histoire de l’Europe, ni d’histoire de l’Europe sans histoire du monde.
20 Serge Barcellini, « Du droit au souvenir au devoir de mémoire », Cahiers français n° 303, juillet-août 2001.
21 Bertrand Müller (s.d.), L’Histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, Payot-Lausanne, 2004.
22 Emmanuel Terray, Face aux abus de la mémoire, Arles, Actes Sud, 2006.