Inflexions : Vous avez été chargé par le président François Mitterrand de la célébration du bicentenaire de la Révolution et vous venez d’écrire un ouvrage sur la commémoration de la guerre de 14-18, La Grande Guerre si loin si proche. Réflexions sur un centenaire (Le Seuil, 2013). Un grand écart dans la mesure où on passe d’une commémoration civile constitutive de la France à une commémoration militaire et civile internationale. Y voyez-vous des points communs et, si oui, une commémoration militaire est-elle très différente d’une commémoration civile ; les militaires ont-ils, selon vous, un rapport à la commémoration radicalement différent du rapport civil à celle-ci ?
Jean-Noël Jeanneney : L’idée du livre est née dans l’esprit de mon éditrice au Seuil, Séverine Nikel, à l’occasion d’un séminaire organisé par de jeunes collègues sur le thème de la guerre de 1914 un siècle après celle-ci. Ils m’ont demandé de venir leur dire comment je pensais que l’expérience de 1989 pouvait contribuer à éclairer ce que l’on s’apprêtait à faire, avec une réflexion sur les ressemblances et les différences, chose stimulante. J’ai eu le goût, ensuite, d’approfondir cela aux dimensions d’un ouvrage.
Il existe une différence intrinsèque entre les traces de ces deux événements capitaux de l’histoire de France. En dépit de divers aspects dramatiques, de moments sanglants, en dépit de la Terreur, la Révolution française reste lumineuse. C’est un temps solaire, un temps qui a permis à la France de proposer au monde et de faire progressivement agréer des affirmations qui cristallisent l’enseignement des Lumières. Notre pays a eu alors une ambition à la fois folle, arrogante et finalement magnifique de statuer pour l’universel. C’est bien ce qu’au moment du Bicentenaire Mme Thatcher, alors Premier ministre du Royaume-Uni, nous a reproché aigrement en affirmant que c’étaient les Anglais qui avaient inventé les droits de l’homme ; ce à quoi nous avons répondu qu’ils ne l’avaient fait qu’au profit des Britanniques, sans prétendre, contrairement à nous, à l’universalité. Nous savons bien que, par la suite, nous avons très souvent, hélas !, en différents lieux et dans différentes conjonctures, violé nous-mêmes les principes que nous avions proclamés. Il demeure que du point de vue de la démocratie, de la République, des libertés publiques, et même des droits sociaux, cet héritage des années 1789 à 1794 est splendide. En 1989, il s’agissait d’en rappeler la force, le brillant, la portée à de nouvelles générations. Nous l’avons fait selon l’air du temps, en dialogue constant, comme il convient, entre le passé et le présent.
L’événement dramatique, et à tant d’égards barbare, en somme tellurique, qu’a été la Grande Guerre n’appelle certainement pas une célébration, comme la Révolution, mais une commémoration, à coup sûr.
Il existe une dissymétrie entre 1914 et 1789. La Révolution a porté un coup de hache dans le corps social, le coupant en deux pour un siècle et demi au moins. L’Histoire, ensuite, a peu à peu réduit, et presque effacé à la fin du xxe siècle, cette opposition existentielle entre ceux qui se nourrissaient de l’héritage et ceux qui le refusaient, d’abord farouchement, puis plus mollement. Les droites, en France, longtemps contre-révolutionnaires, ont, par vagues successives, rallié les valeurs de 1789 : le suffrage universel et le pouvoir venant d’en bas, une certaine idée de la solidarité substituée à la charité, et même, finalement, la laïcité rejetant tout pouvoir politique de l’Église.
Avec la Grande Guerre, le mouvement est inverse. L’« Union sacrée » (le terme a été inventé par le président de la République, Poincaré, dans les premiers jours du conflit) a été le seul moment, au cours des deux derniers siècles, où le pays tout entier s’est trouvé rassemblé, unanime, pour lutter contre l’invasion. En revanche, ensuite, les conséquences de cette guerre ont peu à peu dessiné une fracture profonde. La mémoire s’en est trouvée divisée, à mesure que s’affirmait, dans une partie de l’opinion, à droite comme à gauche d’ailleurs, un pacifisme rétrospectif, fondé sur la constatation des effroyables dommages créés, de la crise économique, de l’émergence des totalitarismes rouge et brun. Même si l’après-guerre, puis la chute du Mur ont largement diminué cette coupure, il en reste des traces. Voyez les débats perpétués autour des mutineries, des fusillés et de la manière de les évoquer demain.
Nous sommes donc en présence d’une évolution inversée, d’un cas à l’autre, et cette donnée primordiale peut aider à réfléchir sur une bonne manière de construire le Centenaire et à déterminer à quoi il peut servir.
Inflexions : L’« Union sacrée » était-elle, selon vous, liée au fait que la Grande Guerre était une guerre de soldats « civils » et non de militaires au sens traditionnel du terme ?
Jean-Noël Jeanneney : Voilà un point commun avec la Révolution française. Les soldats de l’An II se sont levés pour défendre le territoire national puis pousser la guerre au-delà de nos frontières : ce sont, sous les armes, des citoyens, le beau mot est alors tout neuf. De la même façon, les combattants de 14-18 se sont rarement considérés comme des soldats cessant d’être citoyens. Les paysans notamment, encore majoritaires à l’époque, se dressaient, gravement, sans joie certes, mais avec détermination, contre ceux qui en voulaient à leur territoire, à leur terre. Sans qu’il fût question de militarisme et de « fleur au fusil ».
Inflexions : La situation très spécifique de cette guerre de civils transitoirement militaires rend-elle la commémoration difficile ? La mémoire militaire et la mémoire civile peuvent-elles entrer en contradiction ?
Jean-Noël Jeanneney : Elles peuvent, j’en suis convaincu, le temps s’étant écoulé, se concilier. Mais vous avez raison de dire que la commémoration de la Grande Guerre est spécialement difficile à concevoir, et cela pour différentes raisons. D’abord à cause, simplement, de l’horreur des combats, cette horreur dont l’enseignement rend mieux compte qu’autrefois. Lorsque j’étais sur les bancs du lycée puis de l’université, dans les années 1950-1960, on nous enseignait encore une Histoire un peu abstraite, parfois presque désincarnée ; à la Sorbonne, Pierre Renouvin, notre maître, qui était lui-même marqué dans sa chair par la guerre (un bras amputé, une voix voilée par les gaz), nous faisait, en remarquable pédagogue, des cours sur les évolutions diplomatiques et les mouvements des armées, de bataille en bataille... Beaucoup de petits drapeaux sur la carte. C’était une histoire militaire, stratégique. En revanche, l’évolution historiographique récente a été dans le sens d’une « démilitarisation » de la mémoire de ce conflit, vers une anthropologie du combat à bonne distance de l’« histoire-bataille » : on s’est intéressé bien davantage aux sensibilités, aux comportements, à la manière dont le deuil, la douleur, la souffrance ont été éprouvés par toutes les familles de France, à la présence « bourdonnante » de la mort, comme disait Maurice Genevoix, la mort qui, avec le deuil, a cessé tout à fait d’être perçue comme un concept un peu abstrait. On a retrouvé les hommes, donc des citoyens en douleur, plus que les drapeaux. On a réfléchi sur la fusion forcée entre deux mondes, l’armée et la société, et de cela le Centenaire devra s’enrichir en se protégeant mieux, du coup, contre le risque que vous évoquez d’une contradiction, sinon d’une opposition entre deux mémoires.
Inflexions, qui a tant de mérite à travailler à un rapprochement entre le monde militaire et le monde civil, peut et doit contribuer à cette symbiose. À vrai dire, je ne suis pas très inquiet du risque de commémorations séparées voire antagonistes. La place de l’armée au sein de la Nation est bien différente d’il y a cinquante ans, ce qui facilite ce dialogue, ici comme ailleurs.
Lors d’un colloque organisé naguère par votre revue, j’avais rencontré un colonel dont un propos m’avait frappé. L’armée, selon lui, redoutait désormais, parmi la population, l’indifférence plus que l’antimilitarisme. Eh bien !, au lieu de faire resurgir le spectre de celui-ci, la commémoration peut aider à conjurer celle-là. On ne sera plus gêné de juger de concert, à cette distance et sans que domine un esprit de corps, les comportements des grands chefs militaires, en bien ou en mal, pas plus que ceux des politiques.
On va commémorer la guerre, mais aussi les efforts méritoires de ceux qui, avant 1914, avaient tenté de l’éviter comme de ceux qui, dans les années 1920, préfigurant l’Union européenne d’après 1945, ont tâché de fonder la paix sur les leçons du drame. Les officiers sont rarement bellicistes : nulle gêne, donc, à se retrouver les uns et les autres dans l’évocation de tout cela...
Dans cette ligne, il va falloir, je pense, mettre l’accent, au service d’aujourd’hui (et je n’oublie pas dans quel organe je m’exprime), sur les relations entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, en remontant aux deux décennies qui ont précédé le cataclysme. C’est pourquoi, dans mon livre, j’ai consacré de nombreuses pages à une réflexion sur ce que cela voulait dire, en reprenant à nouveaux frais, en particulier, les démonstrations de Jaurès dans L’Armée nouvelle (dont on relève que de Gaulle a dit plus tard que c’était un grand livre –même s’il ne jouait « que d’une seule corde »). Il y dénonçait comme « une boutade étourdie et hargneuse » le propos de Marx affirmant que « les prolétariats n’ont pas de patrie ». Il ironisait sur les « prophètes désarmés dont l’Histoire se rit ». Il réfléchissait à la difficile définition d’une guerre « défensive », légitime à ses yeux. On peut partir de Jaurès pour installer au cœur de la commémoration une réflexion partagée entre civils et militaires et prenant en compte tous les changements majeurs dans la technique, la stratégie, l’armement, l’organisation des forces combattantes.
Inflexions : Jaurès et Clemenceau ne sont donc pas inconciliables ?
Jean-Noël Jeanneney : Je m’attache, dans mon livre, à montrer au contraire que, généralement, on a trop opposé ces deux hommes, selon la facilité d’un jeu binaire : en réalité, ils sont plus proches qu’on ne le croit sur les questions fondamentales concernant la guerre qui vient, sur la manière d’assurer la sécurité du pays. Ils ont combattu à proximité au temps des luttes sociales des années 1880, lors de l’affaire Dreyfus, vaillants l’un comme l’autre… On ne doit pas les opposer, en prolongeant leurs vifs débats de 1906-1909 sur les limites des exigences de la sécurité publique en démocratie, pour faire de Clemenceau un va-t-en-guerre. Il ne l’était pas : comme tous les hommes de sa génération, qui avaient vécu la guerre de 1870 (il avait quinze ans de plus que Jaurès), il a vu arriver la nouvelle avec angoisse. Et s’il souhaitait, bien sûr, passionnément, que la France récupérât un jour l’Alsace-Lorraine, jamais il n’aurait appelé à déclencher un conflit armé à cette fin. Clemenceau et Jaurès ont tous deux été profondément marqués par l’affaire Dreyfus, avec la conviction qu’il y avait un grand péril pour une nation à laisser son armée y devenir un corps étranger et à entretenir à l’intérieur d’elle-même une conception dévoyée de la raison d’État.
Inflexions : Plus largement, pensez-vous que la fonction commémorative a des finalités différentes en milieu militaire et en milieu civil ? L’art militaire aurait-il besoin d’une « colonne vertébrale » commémorative dont n’aurait pas forcément besoin la mémoire civile ? Existe-t-il une fonction commémorative spécifique à l’armée ?
Jean-Noël Jeanneney : Pour creuser cela, distinguons deux aspects d’une commémoration militaire. Le premier rejoint la nécessité, pour les soldats, de posséder une connaissance approfondie de l’Histoire à l’intérieur de laquelle ils replacent celle des affrontements guerriers qui les concernent au premier chef. En se gardant toutefois de tout mimétisme : rien de plus néfaste, de plus maléfique que de vouloir rejouer une victoire passée dans des circonstances et sur un champ de bataille différents. Comme toujours, l’Histoire sert à prendre en compte à la fois les permanences et l’inédit : maîtresse de lucidité pour les chefs.
Chose plus importante encore, la commémoration va offrir l’occasion de réfléchir, j’y reviens, à la manière dont l’armée s’installe et prospère au cœur d’une nation en démocratie. Je n’insiste pas ici sur les conséquences impressionnantes de la suppression du service militaire. Mais on devra évoquer l’importance, vitale pour tous, de la préséance indispensable de la « toge » sur les armes. Cedant arma togae. Étudier, par exemple, les relations tendues entre Foch et Clemenceau telles qu’ils les relatent l’un et l’autre. Et relire La Discorde chez l’ennemi de Charles de Gaulle, le premier ouvrage publié par lui, pour une part rédigé en captivité, où il défend la thèse que l’Allemagne a perdu la guerre parce qu’à un moment donné le gouvernement a renoncé à toute suprématie sur le gqg de Ludendorff et Hindenburg.
Je vois de la sorte deux volets de la commémoration militaire, la première presque technique, professionnelle, la seconde, plus importante, qui ramène à une réflexion directement organisée autour des relations entre l’armée et la Nation, en démocratie. C’est la Nation et pas seulement l’armée qui l’emporte en 1918 : l’Arrière a tenu avec, soulignons-le, une présence et un courage admirables des femmes. En 1940, c’est d’abord l’armée qui est défaite sous l’effet d’erreurs stratégiques, bien plus, contrairement à ce qu’ont écrit souvent des plumes partisanes, que de défaillances gouvernementales.
Inflexions : Est-il possible, selon vous, de commémorer la Grande Guerre sans la « rejouer », en dépassant l’affrontement passé avec l’Allemagne, en en faisant un enseignement de paix ? Comment commémorer en Europe ce conflit qui est resté douloureusement dans la mémoire allemande ? Peut-on à cette occasion réfléchir au fait que le statut de vaincu peut paradoxalement contribuer au rapprochement ?
Jean-Noël Jeanneney : Oui, c’est une juste suggestion. Côté français, 1918 est une victoire, côté allemand, une défaite : nulle raison de l’ignorer. Mais si on élargit la réflexion à la suite, les choses se compliquent. C’est là que l’on est amené à réfléchir à ce qui s’est passé ensuite, pendant la Seconde Guerre mondiale (même s’il aurait été absurde de commémorer d’un seul mouvement 1914 et 1944, ce qui aurait brouillé la lisibilité pour les nouvelles générations).
En 1918, la France se sait victorieuse, mais l’Allemagne ne s’avoue pas vaincue : « Je vous salue, dit aux régiments qui défilent le président social-démocrate Ébert, vous qui rentrez invaincus du champ de bataille ! » Le fait que les Allemands n’aient pas connu la guerre sur leur territoire est capital pour comprendre comment ils ont pu développer, la crise aidant, l’obsession de la revanche. D’où, entre les deux peuples, d’un bord à l’autre du Rhin, une incompréhension primordiale, qui est accrue par des erreurs diplomatiques françaises, des zigzags entre bienveillance et dureté, quand bien même l’Allemagne est accueillie avec tous les honneurs à la Société des nations, quand bien même fleurissent ici et là des propositions fécondes, écrasées ensuite par l’arrivée des nazis, mais qui resurgiront après 1950 et que le Centenaire devra rappeler.
En 1944, tout est différent. Certes, les Français apparaissent cette fois encore comme vainqueurs, grâce à la magnifique geste gaullienne, mais malgré tout, au fond d’eux-mêmes, ils ont conscience que le désastre antérieur, celui de 1940, n’est pas soldé. Quant aux Allemands, leur territoire a cette fois été ravagé et ils ne peuvent nier une effroyable défaite. En 1950, lorsque Robert Schuman donne le coup d’envoi à la construction européenne avec l’agrément du chancelier Adenauer, en 1958, lorsque le même Adenauer est reçu par de Gaulle à Colombey (privilège rare accordé à dessein), ce sont bien deux peuples vaincus qui se retrouvent et qui le savent. Donnée historique essentielle qui va permettre cet admirable rapprochement franco-allemand qui est au fondement de l’Europe et dont il ne faut pas se lasser, en dépit des traverses rencontrées, de cultiver les fruits.
Inflexions : Comment verriez-vous la commémoration de la bataille de Waterloo en 2015 ?
Jean-Noël Jeanneney : Digne et sans grandiloquence. Je suis de ceux qui ont été surpris que la France, au cours de la dernière décennie, ait paru honorer Trafalgar plus qu’Austerlitz. Je déteste les cocoricos, mais je n’aime guère les manifestations de ce qui peut apparaître comme du masochisme national. Ajoutez que la commémoration d’un événement de ce genre, quelque lourdes qu’aient été ses conséquences, doit être d’abord l’occasion de mieux comprendre pourquoi et comment il s’est déroulé. Sans s’interdire l’uchronie, l’histoire-fiction. En se demandant, par exemple, ce qui serait advenu si le général Berthier, chef d’état-major habituel de l’Empereur, n’était pas tombé de son balcon quelques semaines avant la bataille. Napoléon désigna pour lui succéder le maréchal Soult qui, moins expérimenté, ne se donna pas les moyens de faire parvenir assez vite à Grouchy l’ordre de venir le rejoindre avec ses troupes. Vous vous rappelez Victor Hugo : « Soudain, joyeux, il dit “Grouchy!” C’était Blücher. » Ensuite, chacun peut imaginer ce qu’il veut : soit que les coalisés contre nous se lassant de combattre, Napoléon aurait continué de régner, qu’il y aurait même aujourd’hui (pourquoi pas ?) un Napoléon XIV, grand et dégingandé, jouant un rôle décoratif à l’Élysée ; soit, au contraire, que la guerre ait continué jusqu’à la déconfiture inévitable de l’Ogre sur un autre champ de bataille. Mais vous m’emmenez loin de 1914…
Sauf à rappeler de la sorte qu’une commémoration bien conçue fait toujours progresser l’Histoire et la connaissance du passé. Ce fut le cas du Bicentenaire de la Révolution, ainsi que les sondages l’ont montré à l’époque. La réflexion sur celui-ci par les nouvelles générations leur est essentielle pour comprendre les grandeurs des temps qui les ont précédés.
Il ne s’agit pas d’être grandiloquent. Il s’agit d’être didactique, tout en saluant les vaillances de jadis. Il s’agit de guider les jeunes gens, à l’aube de leur citoyenneté, vers une meilleure compréhension d’un choc dramatique qui leur est si lointain, de leur faire comprendre la réalité des enchaînements, la vérité des acteurs de la tourmente, sans glas ni tocsin. Pour la paix.
Propos recueillis par Didier Sicard