N°25 | Commémorer

Claire Fourier
L’Amour aussi s’arme d’acier
Route coloniale  4 en Indochine
Brest, Éditions Dialogue, 2013
Claire Fourier, L’Amour aussi s’arme d’acier, Éditions Dialogue

Ce récit de guerre fantasmagorique vient déranger et hanter nos petits conforts. Haut-Tonkin, à la fin des années 1940. Il faut tenir, entretenir, ouvrir, prendre et pénétrer la route coloniale 4, la rc4, qui longe la frontière sino-vietnamienne. À partir de Lang Son, elle constitue un cordon ombilical indispensable au ravitaillement de Cao bang, là-haut aux confins nord du Tonkin. Cette « route sanglante », infestée par le vietminh, vampirise les combattants qui la tiennent, l’ouvrent, la pénètrent : elle s’abreuve de leurs peurs, de leur sueur et de leur sang, elle harcèle leur mémoire. L’écriture charnelle de Claire Fourier en témoigne. Elle récite les corps à corps sanglants d’un sous-officier aux prises avec la Route, sa mémoire investie par les empreintes de cette ogresse à la « beauté insoutenable », jusqu’à participer à l’étreinte offerte à Lily l’infirmière, sa petite sœur de route, frappée, laissée là-bas pour morte et retrouvée mutilée sous les voûtes du Val-de-Grâce. Lily, sa petite « route sanglante », « les touffeurs de l’enfer vert » respirées à « la saignée de ses jambes » ! Une étreinte mirifique, sans lendemain, comme si « le quotidien allait profaner une histoire sacrée ».

C’est le témoignage incroyable de l’un de ces « soldats de la boue » (titre du livre de Roger Delpey, La Pensée moderne, 1965) oubliés de nos commémorations que Claire Fourier a voulu traduire dans ce récit. Elle fait plus que le traduire. Elle l’épouse. Elle vit ce qu’elle récite. Elle conte par le menu le drame de ce soldat sur la rc4, l’ébranlement des convois, leur lente progression et le son caractéristique du double débrayage des gmc, l’ouverture de route et la progression « en perroquet » de la section, les regards tendus et « la peur qui coule par tout le corps », les harcèlements, et, soudain, une sonnerie de clairon, l’embuscade brutale, mitraille, explosions, « une nuée de Viêts » déboulant de la jungle, « une clameur inouïe »… Et la Route qui hurle et jouit du fracas des armes. Bien plus, elle témoigne d’une philosophie combattante confrontée aux situations extrêmes, là où l’honneur ne se vit pas en belles paroles mais dans les souffrances de la chair, là où la compassion pour l’Autre peut commander de l’exécuter, là où la vérité « c’est l’ab-so-lu-ment vain », parce qu’« on a jamais que la philosophie de sa situation » : « Comment peut-on de son fauteuil dire le vrai et le faux ? »

Ce roman est aussi un essai, sans concession sur l’extraordinaire de la guerre, sur ceux qui la font, sur la rencontre avec l’humanité de ceux qui vivent l’extrême. D’une certaine façon, avec sa sensualité à fleur d’âme et de chair, Claire Fourier rejoint ici Barbusse, Dorgelès et Schoendoerffer.


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