La Mort rouge traite de la place de l’homicide et de la guerre dans la Grèce ancienne. On pourrait penser l’ouvrage très éloigné de notre époque et de l’expérience guerrière actuelle. Ce n’est pas le cas. Un certain nombre d’auteurs ont voulu faire coïncider la culture gréco-latine avec l’expérience combattante contemporaine. Cela a été fait avec plus ou moins de bonheur et généralement avec beaucoup de contre sens et de malentendus. Nombreuses sont les idées reçues sur la culture grecque. On connaît les textes classiques surtout à travers les commentaires et les allusions d’autres auteurs. Bernard Eck est un spécialiste de cette période. Un auteur érudit. Ce qui oblige le lecteur non hellénisant à se munir d’un alphabet grec afin de pouvoir déchiffrer les quelques citations. Mais ce détail ne doit pas rebuter le lecteur potentiel car se serait se priver d’un ouvrage parfois ardu mais riche et stimulant. Eck s’intéresse à la place de l’homicide, de la violence et de la guerre dans la civilisation grecque. Il va à la source même des textes. On pourrait croire le contenu hermétique et abscons. Bien au contraire : il ne cesse de faire des allusions à des textes plus contemporains tels que Achilles in Vietnam ou encore une Saison de machette. Il cherche à comprendre les textes, notamment l’Iliade, à travers des expériences plus contemporaines. Il examine la place de la violence dans la civilisation grecque en s’interrogeant sur l’existence d’une souillure sacrée dont serait atteint tout meurtrier, une idée souvent reprise sans que l’on cherche véritablement si elle était bien réelle. Il démonte un certain nombre de croyance : la souillure causée par la guerre, en fait totalement absente, et l’état de guerre permanent des cités grecques.
La première partie de l’ouvrage, consacrée à l’Iliade, est la plus intéressante pour les militaires. L’auteur expose la conception de la violence chez Homère en montrant à la fois la modernité de sa représentation et le discours très pessimiste sur la guerre. S’il y a une exaltation des valeurs propres à l’épopée, l’évocation des combats est marquée par le réalisme. Il est dommage que l’auteur ne s’interroge pas sur les sources de cette connaissance par Homère. Il fait appel à des notions qui intéressent aussi la psychiatrie militaire à propos de la folie guerrière et de la confrontation directe à la mort. Le livre tire d’ailleurs son titre d’une expression magnifique d’Homère. Le rouge évoque le sang mais aussi son jaillissement bouillonnant. Homère utilise un procédé poétique qui ne sera retrouvé qu’avec Rimbaud. L’analyse du rôle d’Arès est elle aussi très évocatrice. Il est le dieu de la guerre mais dans sa dimension anomique. Eck en fait une divinité immanente, présente en chaque être, contrairement aux autres Olympiens. Arès devient un dieu terrifiant, porteur de la passion furieuse de la guerre, mais aussi de la destruction. Chaque être humain porte cette passion en lui. On est loin du Mars romain, divinité assagie.
La seconde partie de l’ouvrage est peut-être moins intéressante du point de vue militaire puisqu’elle se penche sur l’aspect légal de l’homicide. Le lecteur pressé ira lire directement la seule annexe qui revient sur les sources contemporaine à partir des ouvrages de Barbusse, Bourke, Browning ou encore Hatzfeld sur le Rwanda. Cette partie est consacrée à la culpabilité. Une suite logique au problème posé par la souillure. La conclusion est terrible : la culpabilité, la souillure de l’homicide est du côté des survivants et non des bourreaux. L’auteur s’interroge alors sur la place à laisser à la parole de ces derniers. Ce texte fera sans doute échos à l’ouvrage de Patrick Clervoy, L’Effet Lucifer, paru récemment.
Pour conclure nous retenons une expression encore très poétique et très évocatrice d’Homère pour décrire cette fois-ci le champ de bataille : la grande bouche de la guerre amère, le champ de bataille imaginé comme un monstre dévorateur d’hommes.