Il ne s’agit dans cet article que d’esquisser une hypothèse relevant de l’anthropologique et liée au fait que, bien souvent, mes terrains de recherche m’ont amenée à croiser différents groupes de jeunes adolescents. Cette année (2012-2013), dans le cadre d’une enquête ethnologique effectuée à Sarcelles et dont l’objet était de rechercher les lieux de tension potentielle au sein de la plus vieille « ville nouvelle » de l’après-guerre en Ile-de-France, j’ai eu l’occasion de repérer et de retravailler certaines hypothèses concernant la culture de la jeunesse1 : comment les jeunes habitent-ils le « dehors », comment bougent-ils dans l’espace public, comment débattent-ils de la question « Qu’est-ce qu’on fait ? ». Une hiérarchie évidente organise leurs positions, y compris dans le cercle, ou plutôt la boule physique du groupe. Un style dominant, une forme de communication se dessinent. Il ne s’agit pas ici des « bandes de jeunes » dites « de banlieue », enfermées dans un stéréotype pesant d’images culturelles, mais d’un fait plus large, qui concerne la plupart des familles des classes moyennes au mode de vie urbanisé.
- Le monde total de l’enfance
Il faut tout d’abord essayer de décrire la fin de l’enfance du point de vue de la physiologie ou de la psychologie, mais aussi de celui de l’ethnologie : cette dernière tente de saisir les formes sociales, les pratiques du corps, les manières de « faire société » par l’observation de terrain. La famille contemporaine, étroite, est le plus souvent composée de parents et d’enfants vivant « à feu et à pot » dans un même lieu dit « privé ». C’est là que sont élevés ceux-ci, un espace qui constitue pour eux, jusqu’à l’âge de six ou sept ans, la première expérience du monde : l’espèce humaine étant frappée de néoténie, c’est-à-dire d’une importante immaturité à la naissance, une période de protection, et la mise en place d’un « cocon » de surveillance et d’amour autour de la croissance du petit sont à la fois vitales et cruciales pour la survie physique et psychique de chaque nouvelle génération. Et ce dans toutes les formes de sociétés humaines : la sphère de la toute petite enfance, où le plus souvent les femmes sont au premier plan, est toujours protégée par l’ensemble des adultes du lieu. Une part importante de l’investissement culturel collectif s’attache à organiser les passages des différents stades de la croissance.
Dans nos sociétés ouvertes et urbaines, l’espace intime de la vie privée est habité en son centre par l’enfant. L’espace urbain aussi : le cœur du jardin public lui est dévolu ; même dans les banlieues les plus dures, les aires de jeux réservées à la petite enfance sont toujours un peu plus gaies, plus arborées, que les autres lieux publics. L’investissement collectif des institutions qui gèrent et qui cadrent la vie scolaire des jeunes générations est central dans notre « faire société » contemporain. Et tous les parents sont hantés par la question des études de leurs enfants : cette anxiété majeure est pour l’ethnologue une forme culturelle caractéristique du mode de vie dominant de ce début du xxie siècle, celui des classes moyennes urbanisées et occidentalisées installées autour et dans les grandes cités de tous les continents. S’il est une conviction collective qui fait consensus dans notre culture contemporaine, c’est celle d’investir de sens et de care, de souci intense collectif, les espaces et le temps de l’enfance.
Jusqu’à l’adolescence, l’enfant se trouve inscrit dans un tissu de liens dissymétriques : les adultes de la famille ont autorité sur son quotidien, sur ce qu’il mange, sur sa tenue, sur l’heure à laquelle il se couche ; ils règnent sur ses activités et sur son rapport au dehors. Ils ont la maîtrise du sucré, cette substance avidement désirée, et de l’ouverture des écrans le soir, autre objet de soif intense… La lutte est permanente, mais ce sont les parents qui sont les maîtres du jeu.
Leur autorité est d’autant plus puissante qu’ils sont l’objet d’un lien d’amour phénoménal dont l’enfant n’a pas le choix. Telle est la première forme psychique de sa dépendance vitale à ce qui l’entoure : le sein maternel est l’emblème de cet attachement premier, un emblème sur lequel travaillent les psychanalystes, les ethnologues, les éthologues et, plus récemment, les neuro-cognitivistes attentifs aux spécificités du cerveau du nouveau-né. Ce lien affectif intense du tout petit enfant envers les adultes qui l’élèvent investit ces derniers d’un pouvoir démesuré, mais aussi de beauté et de majesté : il existe au sein de la vie de famille un moment où la toute-puissance en termes de pouvoir des adultes n’est contrebalancée que par l’amour parental, intense lui aussi, qui rend les parents esclaves de leurs petits tyrans dont ils sont les maîtres !
Les parents possèdent également l’autorité qui naît du savoir : c’est par leur intermédiaire que le monde extérieur entre dans la maison, un monde pressenti par l’enfant mais non encore perçu. Les récits, les contes, les paroles vont petit à petit donner une forme, d’abord imaginaire, à cet ailleurs. Ce pouvoir absolu que les parents ont sur leurs jeunes enfants est entrelacé avec ce lien affectif puissant qui les pose comme magnifiques et fabrique autour de leur autorité une aura de légitimité chaude et évidente.
Cette unité entre pouvoir absolu « politique » et force du lien affectif partagé constitue la particularité essentielle de ce qui se passe dans la vie de famille, et qui fait de cette période un temps de grand risque structurel pour la croissance psychique de l’enfant quand cela se passe mal. L’amour « suffisamment bon », selon l’expression fameuse de Winnicott, « bon » au sens de la générosité empathique, mais aussi des qualités d’intelligence quand l’adulte comprend la différence entre les pleurs et les regards sans trop de faux sens calamiteux. L’amour qui unit les adultes à leur progéniture, la « prunelle de leurs yeux », qui les contraint à se mobiliser nuit et jour autour du berceau, à vouloir « tout faire pour elle », et, au-delà d’eux, l’amour de toute la société pour la nouvelle génération constituent sans doute l’une des conditions de la survie de notre espèce.
L’autorité « politique » des parents sur les enfants est totale, absolue, mais non totalitaire à cause de ce magnifique renversement où les maîtres deviennent les esclaves consentants de leurs petits tyrans, répétons-le, et font tout ce qu’ils peuvent pour aider au « grandir » de leur petit. « Pour nous, tant pis, mais c’est pour les enfants ! » Telle est la phrase que l’ethnologue définit comme emblématique de la parentalité contemporaine.
La question du monde extérieur se pose à chaque étape de la croissance enfantine, à l’horizon d’une fenêtre ouverte, des voyages en voiture et tout au fond d’un écran allumé : la frontière entre le dedans et le dehors est poreuse, dès la mise en crèche, à l’école… Mais pendant la toute petite enfance, ce sont les parents qui sont les maîtres des traversées entre les différents espaces de vie.
L’enfance est une période propre à toute l’humanité, le grand passé commun qui, après coup, est marqué d’un sens très particulier : l’ensemble des disciplines psychologiques, éthologiques et des sciences sociales sont d’accord pour faire de ce temps une période clé dans l’acquisition des empreintes marquant toute la trajectoire de vie à venir et l’appropriation de sa propre contemporanéité. Nous savons de mieux en mieux depuis le magistral article de Jean-Pierre Changeux, Philippe Courrège et Antoine Danchin de 19732 à quel point « l’inné » chez l’homme consiste surtout en sa capacité d’acquérir. C’est pendant les périodes cruciales de la conception jusqu’à l’âge de six/sept ans que cette faculté de saisir et de s’approprier le monde extérieur fonctionne à pleine intensité et reconfigure, à chaque stade et en fonction de paramètres complexes, comme la notion de période critique, la structure synaptique même du cerveau.
À la fin du xixe siècle, les recherches en épigénétique ont confirmé les grandes intuitions que l’on peut trouver, par exemple, dans les tragédies antiques, dans les contes de l’ancienne France ou dans les fondements théoriques de la psychanalyse : la qualité des liens et du contexte qui entourent et enveloppent la naissance ainsi que les premières années de vie de l’enfant est non seulement nécessaire à la survie physique et psychique de ce dernier, mais organise les fondements mêmes de sa future personnalité sans pour autant la déterminer. On sait aujourd’hui qu’une neuro-genèse s’effectue tout au long de l’existence et qu’à chaque stade de la vie, la réflexivité permanente du sujet joue dans ses décisions et ses convictions.
- Sortir de l’enfance
La sortie de l’enfance se manifeste par la croissance du corps, par une évolution physiologique qui entraîne la réorganisation plus nettement sexualisée des identités physiques et donc sociales, mais aussi par un changement progressif du rapport entre le « monde de l’enfance », privé, familial, et le monde extérieur, social, naturel, comme si s’installait une compétition entre ces deux univers en termes de réalité. Quelques années d’instabilité en ce qui concerne la perception de la réalité extérieure s’ouvrent alors. L’adolescent sent s’agrandir derrière les murs de sa chambre d’enfant l’ouverture d’un monde extérieur de plus en plus complexe mais encore non défriché, encore opaque, flouté, parfois bizarre ou terrifiant. Il colle sur les murs de sa chambre des affiches d’objets transitoires produits par cette culture de la jeunesse très particulière faite de bandes dessinées, de films, de musiques… Un style se dessine, une manière de bouger, de se vêtir, de parler… S’accentue plus ou moins le style « jeune », de plus en plus autonome et copié par les adultes, porté par un marché économique en pointe et qui rend consistante dans l’espace public toute une esthétique du corps et des postures « jeunes ». Certaines figures remarquables du dehors (stars, bolides…) sont ainsi introduites « dedans », sous l’œil parfois consterné mais impuissant des parents.
Impuissants ! Les parents voient petit à petit leur autorité contredite, parfois avec violence. En quittant l’enfance, le jeune s’éloigne des injonctions parentales : il refuse telle coupe de cheveux, il veut porter tel type de vêtement, il ne supporte plus la soupe, de prendre ses repas à la table familiale, il ferme la porte de sa chambre sur laquelle il placarde une tête de mort et un clair Do not Enter, il ne supporte même plus le regard de ses géniteurs et exige de « sortir » certains soirs… C’est toute la « feuille de route » parentale qui organisait jusqu’alors les pratiques du corps, les gestes de la journée, qui perd sa force d’évidence. Rien n’est plus « comme avant ».
Le monde de la fiction, les expériences festives, les retours la nuit très tard sont autant de séquences qui ouvrent les passages entre le monde extérieur qu’il faudra habiter et le monde perdu de l’enfance. Des passages que le jeune veut, doit franchir seul : c’est sa croissance propre qui est en jeu et nulle famille, nul groupe social ne souhaite un arrêt du « grandir », une rétrogradation vers le passé si fort de l’enfance. Une perte particulière : ce n’est pas forcément le cadre qui a changé, mais la source qui lui donnait son sens, le regard du sujet « enfant », dont il pourra se souvenir mais qu’il n’« habitera » plus jamais comme avant. Au contraire, et malgré lui, l’adolescent regarde d’un œil neuf le pavillon familial, tout à coup un peu minable ; il voit ses parents moins beaux, plus petits, un peu vieillissants dans leurs habitudes ; il a honte de leur accent populaire ou régional ; il ressent leur différence dont il ne comprend pas encore l’histoire. L’autorité parentale perd sa majesté, son brillant, son évidence de jadis ; elle est discutée, disputée sur chaque point.
L’adolescence peut être perçue comme cette période au cours de laquelle, petit à petit, les liens affectifs et « politiques » s’écartent les uns des autres, avec l’arrivée dans le psychisme du jeune de nouveaux venus, les copains, certains adultes, les autres horizons perçus en dehors du sas des parents. Les sources d’autorité et de prestige peuvent désormais être comparées, elles se séparent : d’autres astres brillent, objets des rêves et des désirs qui s’accrochent au monde extérieur. L’exogamie nécessaire au « faire société » humain est comme rejouée à ce moment de la vie : l’adolescent préfère le dehors dans une société où nul rituel ne l’oblige à passer ce cap, même si c’est un « dehors » installé au fond de l’écran dans la chambre.
À l’âge adulte, le lien de hiérarchie professionnelle est clairement disjoint du lien affectif intime : l’ouvrier peut respecter son patron, mais il n’est pas tenu de l’aimer ! Le langage du pouvoir tente parfois de se réapproprier cette force de séduction du lexique familial : le tyran veut être désigné comme le « père » des siens afin d’instrumentaliser la nostalgie collective qui s’accroche à la sphère imaginaire de l’enfance, à l’idée mythologique d’un lien « de sang » entre concitoyens, source de haine contre les « autres ». Le recours à la sphère de l’enfance, au lexique des liens familiaux, joue sur la nostalgie poignante de ce monde perdu où étaient entrelacés dans une relation totale l’évidence des prestiges et la force de l’autorité des adultes, et l’amour réciproque de tous. Un monde où le pouvoir des « grands » était d’autant plus pertinent qu’eux seuls avaient les clés d’un ailleurs et l’accès aux puissantes instances pressenties du monde du dehors : les parents partaient le matin, revenaient le soir, l’enfant ne comprenait pas ce dont les adultes parlaient à table et cette non-compréhension était un des puissants leviers du consentement à leur autorité. Les parents étaient grands, et quand ils sortaient, les enfants fixaient leurs dos avec une attention dont ils ne prendront conscience que bien plus tard en face d’une photo où ils reconnaîtront la nuque parentale avec émotion.
Dans le monde perdu de l’enfance, l’autorité des parents était aussi consentie grâce à cette intelligence enfantine qui capte si bien ce qu’elle ne comprend pas : eux, les grands, parents et aînés, étaient aussi forts de pouvoir répondre à la question « du monde » et cela leur donnait une formidable légitimité. L’autorité des parents étaient aussi celle d’experts dans une matière difficile : vivre. Pour l’ado, c’est fini : les parents n’y « connaissent rien », ne « les comprennent pas ». Les éléments de compréhension du monde viennent désormais d’autres sources : les parents sont « ringards ».
Plus tard, pour l’adulte réconcilié avec son enfance et la figure de ses parents, tous les champs de l’autorité se « désentrelacent », si l’on peut inventer ce néologisme : l’autorité d’un savant n’est pas celle du plus fort, la séduction d’une esthétique n’est pas forcément une emprise sur la pensée, l’autorité du chef politique n’est pas celle d’un père… Dans ces séparations stabilisées, l’adulte sait comment faire ses choix au cœur d’espaces sociaux bien différenciés, et ne pas tomber sous l’emprise d’un tyran qui voudrait être aveuglément suivi et aimé comme « un père »…
C’est au cours de l’adolescence que la différenciation des champs s’effectue entre séduction d’un style, emprise fascinante, autorité d’une institution, écoute d’un parent qui pense ce qu’il dit et compréhension autonome d’un espace social extérieur (sportif, scolaire…). Une différenciation progressive et non stabilisée : les frontières bougent tout autour d’un corps juvénile dont l’impatiente vitalité crée des élans non maîtrisés. C’est l’âge où on rit trop fort, où on saute et où on brame de joie, où on cavale « quatre à quatre » dans l’escalier… C’est l’âge où la nuit devient une jungle passionnante à explorer. C’est l’âge des émois sexuels et amoureux, mais aussi des éblouissements culturels. C’est l’âge où certaines phrases vous marquent jusqu’à devenir les piliers de toute une vie, l’âge où on regarde les étoiles avec une intensité extrême, l’âge des nuits blanches où on pose la question du « pourquoi ? »…
- Les copains
C’est dans cette période non stabilisée que, souvent, se forme une bande d’amis. C’est un enjeu crucial et les parents ne veulent pas sentir leur rejeton seul, sans copains : la solitude du jeune est une honte, une faute, une source de souffrance importante et cachée. La bande s’offre à la fois comme un lieu d’égalité où une chance est donnée au devoir d’« exister » et comme un endroit où, immédiatement, des hiérarchies s’inventent en dehors des milieux sociaux des parents. Une vie sociale et « politique » s’y met en place, liée à son mode de fonctionnement et fondée sur la grande positivité du fait d’y être intégré. Il faudrait bien sûr distinguer ici les filles des garçons. Le noyau politique des dominants est mixte, mais les jolies filles doivent faire des efforts, être drôles, cinglantes pour ne pas servir seulement d’ornement. Une vraie bande d’adolescents a toujours en son sein un noyau de garçons « vedettes ». Ils se retrouvent en dehors des espaces familiaux respectifs, ils partagent quelque chose alors même qu’ils traînent des heures. Ils vont passer plusieurs années dans une grande proximité, sous l’œil plus ou moins inquiet de parents. Ils se souviendront toute leur vie les uns des autres et garderont parfois de ce temps des amitiés définitives. Au sein de ces bandes règne une hiérarchie qui n’est pas encore économique et sociale, et qui n’est plus non plus celle de la cour d’école où les plus grands dominent les plus petits et où les plus culottés ont le plus de succès.
La « bande » d’adolescents est bien sûr différente selon le lieu, le milieu, le moment historique. Depuis les années 1950, notre culture d’images a tendance à surreprésenter les jeunes des mauvais quartiers, de James Dean et Marlon Brando aux Nuits fauves. Ce n’est pas notre objet ici. Tout un système d’images dessine le « jeune » de son époque, forcément « rebelle », avec ses tics, son langage, ses postures, ses consommations, ses formes de mobilité… Une imagerie où la jeunesse délinquante est surreprésentée. Souvenons-nous des paroles de la chanson « Quand on arrive en ville » dans l’opéra rock culte Starmania (Michel Berger, Luc Plamondon, 1978). Tout le programme des inconduites adolescentes transgressives graves y est décrit : les « viols dans les parkings », les agressions gratuites (aux lueurs des « lames de rasoir »), les occupations clandestines de squats… Une rébellion fondée uniquement sur l’argument de la jeunesse y est revendiquée dans le refrain : « Nous tout ce qu’on veut c’est être heureux, être heureux avant d’être vieux… » Comme si « être heureux » était synonyme de « transgression », jusqu’à la préférence pour le crime plutôt que l’ennui toujours « bourgeois ». Avec West Side Story (1957) s’est s’installé le cliché des bandes « ethnicisées » en guerre permanente dans les quartiers difficiles d’une société américaine globalement raciste… Une thématique déclinée tout au long de l’histoire des quartiers urbains et des vagues d’immigration. Dans cette imagerie, la figure du chef est presque militaire et la « bande » ressemble à une milice, avec une valorisation de la virilité agonistique ainsi que de la violence comme performance obligée du jeune garçon qui veut être intégré. Les rires et l’alcool, la chaleur de l’entre soi sont sensibles. Mais ces bandes reconfigurées comme objets stéréotypés de représentation collective ne sont ni sans lois ni sans repères. Au contraire : les codes sont forts, les moqueries et les punitions implacables, les chefs autoritaires.
Mais les jeunes ne ressemblent pas aux images sociales qui les rendent visibles dans cette culture. Une imagerie biaisée pèse sur eux et leur dessine des modèles d’inconduites : addictions destructrices, ivresses dangereuses pour soi et pour autrui, désordres festifs nocturnes transgressifs… Des modèles d’inconduites qui sont l’objet d’un investissement culturel et esthétique quasiment mondialisé : les risques de sombrer dans des addictions menaceraient surtout le jeune... Le stéréotype d’une jeunesse en « perte de repères », en « manque d’autorité » et donc se laissant aller à tous ces excès transgressifs est lié à ce système d’images fabriquées, ni « vraies » ni fausses, mais partiales et tordues.
Il me semble que ce que j’ai observé est autre : il se joue dans les bandes d’amis et de copains des transferts d’investissement, des échanges de regards, des partages d’expériences qui, pour l’ethnologue, sont liés à la classe d’âge en jeu et à la situation de transition en cours. Principal enjeu : trouver une place, qui met en perspective la question de sa propre valeur identitaire, physique et « morale ». Être « canon » et drôle est un atout, comme ne pas être trop grosse pour une fille, mais se sentir « moche », être trop timide, sans assurance est une catastrophe. Au collège règnent les « populaires », toujours un peu plus grands et plus beaux, qui parlent plus forts, qui se retrouvent entre eux et auxquels les « boulets » tentent de ressembler, car dans la bande comme autour d’une table bourgeoise, la proximité crée un étrange prestige par contiguïté. Les réparties qui fusent, le style et l’élégance du moment, l’assurance sont les sources du prestige, et donc d’un pouvoir sur les autres. Ainsi, lorsque la bande se forme, un petit groupe prend l’ascendant. Pourquoi ? Comment ?
Le terme d’autorité est-il ici pertinent ? En partie puisque le groupe vedette décide souvent des activités, des jugements de qualité, des choix collectifs : leur « non, ça c’est nul » fait autorité. Les groupes varient, et le degré de solidarité, d’amitié et d’écoute entre ses membres aussi. Ils sont le premier cercle d’échange personnel du jeune en dehors de sa famille. Les succès de séduction, la souffrance des exclusions sont alors l’occasion d’une expérimentation de soi en face des autres pleine de dangers et certains, parfois, préfèrent la solitude en face d’un écran. Les sorties sont des épreuves et le groupe d’amis, la bande, est à la fois un refuge et une arène. Une des clés de la réussite est la maîtrise du rire : le faiseur de blagues sera toujours fêté.
Il m’est apparu sur le terrain que ce sont dans ces groupes, à une période de leur vie où les jeunes sont vulnérables, que le risque d’une prise de pouvoir par les plus durs et les plus cruels d’entre eux est grand : les blagues impitoyables qui fusent sur le physique de tel ou tel, une tension autour des plus forts, le jeu de séduction/persécution peuvent faire de ces bandes des lieux où l’esthétique de la communication tend à privilégier la dureté, voire la cruauté, comme style d’élégance. Disons-le autrement : dans les bandes juvéniles, les sujets les plus transgressifs et les plus déséquilibrés, pathologiquement sûrs d’eux, auront, dans certaines situations qu’il faudrait restituer, plus de chances d’accéder aux positions dominantes que les doux, pensifs et honteux de leur physique par exemple. La dureté cinglante, l’ironie mordante, les blagues cruelles ont un prestige particulier dans la sociabilité juvénile parce qu’à cet âge la honte d’être soi physiquement est un risque majeur de souffrance identitaire.
Ce n’est ici que l’ébauche d’une hypothèse, celle d’un lien entre l’esthétique, la cruauté et la séduction politique au sein des groupes d’adolescents qui sont en train de travailler à quitter leur propre enfance, dans certaines circonstances. Les bizutages, les mauvaises blagues ne sont pas alors les signes d’une jeunesse désaxée en proie au vertige de l’absence de repères et d’autorité supérieure, mais plutôt, au contraire, d’un abus de pouvoir par les plus désaxés et les plus durs du groupe, rendu possible par un mécanisme sociologique et psychologique propre au système de communication collective qui se réinvente à chaque fois qu’une bande se forme.
1 J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion d’enquêter sur la « jeunesse » contemporaine au cours de ma vie professionnelle, par exemple dans le cadre de la Commission adolescence du Conseil national du sida (cns) durant les années 1990-2000 (notamment en Guyane française) et lors d’un travail ethnologique sur la violence en institution, effectué au sein de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj) entre 1995 et 2000, institution qui m’a souvent requise comme jury lors des examens des diplômes de fin d’études de ses élèves, futurs éducateurs. Par ailleurs, la thématique de l’anthropologie de l’alcool m’a amenée à croiser sans cesse la question des conduites d’excès de la jeunesse.
2 J.-P. Changeux, P. Courrège, A. Danchin, « A Theory of Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses », Proceedings of the National Academy of Sciences USA 70, 1973, pp. 2974-2978.