QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES ÉLANS COLLECTIFS
Sur nos écrans contemporains, le patriotisme s’entend et s’exprime mieux, de façon plus spectaculaire et avec plus de légitimité dans le champ du sport que dans celui des guerres en cours. Il est cette émotion collective qui fait se redresser le corps et humidifie les yeux à l’écoute du chant national. Il est un « élan du cœur » évident, simple et sans pourquoi. L’amour de la patrie semble inscrit dans la définition même de la citoyenneté contemporaine : le mot « amour » s’impose comme signe d’une intensité plus forte que tous les raisonnements, un puissant a priori consensuel. « Vive la France ! » : cela ne se discute pas. La question n’est pas celle de la croyance individuelle, plus ou moins intériorisée ou artificielle, cultivée ou passionnelle – il faut bien avouer que si quelqu’un transformait la tour Eiffel en boîte d’allumettes, l’auteure de ces lignes, après avoir sangloté à gros bouillons, prendrait son rouleau à pâtisserie pour courir sus à l’ennemi –, mais celle des grands élans collectifs. Ces derniers interrogent l’anthropologie ; ils impliquent des effets et enclenchent des mécanismes qui dépassent les bons sentiments des acteurs. Il ne s’agit ici que d’esquisser, trop rapidement et synthétiquement, ce qui semble constituer des acquis et des constats transversaux issus des sciences sociales.
En premier lieu, l’histoire apprend que les nations contemporaines sont des configurations assez récentes en Europe, ce qui a été très étudié : sous l’Ancien Régime, les « peuples » se sont petit à petit identifiés à certains territoires perçus comme leur appartenant de droit. Ainsi, la notion de « patrie » implique à la fois un horizon spatial et une référence à un lien de filiation « de père en fils » – on ne parle pas de « matrie » mais de « mère patrie », expression qui ajoute le sacré de la maternité à la force du « nom du père », expression psychanalytique intéressante pour exprimer l’ancrage commun entre les valeurs « symboliques » d’une culture et la force de leur inscription mémorielle portée par la voix, le nom du père. La terre de la patrie est bien celle des « pères de la nation », le lieu où les ancêtres sont enterrés.
Aux xixe et xxe siècles, les « nations » deviennent des critères d’identification collective majeurs et les chocs des « nationalités » les sources de conflits mondiaux. La forme institutionnelle de l’État républicain moderne s’est lovée dans ce nid géographique d’un territoire propre, d’une terre d’élection. Les cartes géographiques ont été redessinées au fur et à mesure que les guerres en traçaient les frontières. Les souffrances et les morts de tous ces conflits forment alors le ciment mémoriel, le terreau sacré du lien entre terre, peuple, nation et enfin État.
Il semble qu’en ce début de xxie siècle, les frontières des grandes nations européennes soient à peu près fixées : lors des derniers conflits en ex-Yougoslavie (1991-1999), les frontières linguistiques, culturelles et religieuses, et les frontières étatiques et politiques ne coïncidaient pas, ce qui fut l’objet de toutes les instrumentalisations idéologiques et politiques. Certains « peuples », « nationalités » ou « ethnies » pouvaient avoir été dispersés entre plusieurs États, se retrouver dominants ici et dominés là : la mémoire de leurs souffrances historiques fut un des leviers idéologiques de leurs politiques d’agression.
Les guerres anciennes, entre Sparte et Athènes, entre Rome et Carthage, ont un intérêt historique d’autant plus fascinant que les enjeux politiques de jadis, et les catégories identitaires pour lesquelles on acceptait de mourir et de tuer, sont tombés en désuétude. Les formes et les noms des espaces et des « êtres collectifs » pour lesquels on accepte de sacrifier sa vie et/ou de massacrer autrui changent donc au cours de l’histoire. De cette évidence naît une question : est-il raisonnable de s’entretuer pour une frontière qui n’aura plus aucun sens dans trois cents ans ? Le patriotisme suppose une patrie qui est elle-même une construction fragile et relative : l’appartenance à l’espèce humaine est une donnée anthropologique de base, mais l’appartenance à une nation est un artifice historicisé de peu de réalité.
Mais si la forme et le nom de l’appartenance revendiquée (la « nation ») sont des données relatives et vouées à disparaître, le sentiment d’appartenance, lui, se rencontre dans la plupart des groupes culturels connus et décrits : des Grecs anciens jusqu’aux Inuits, en passant par de nombreux groupes culturels étudiés par l’ethnologie depuis plus d’un siècle, un groupe social installé ou non en un lieu circonscrit, uni par une langue et/ou une culture, une mémoire, une histoire commune, tend à se définir lui-même comme « être humain » – les autres, différents, situés de l’autre côté de l’une des frontières identificatrices, seront désignés comme « barbares », sauvages, non humains. L’inscription dans un territoire pensé comme « appartenant » au groupe depuis « toujours » renforce l’évidence de se situer au centre d’un cercle centripète, l’espace propre des « nôtres » depuis « la nuit des temps » – « on est chez nous » parce qu’on y a toujours été : « on », c’est-à-dire nos pères, les pères de nos pères…, jusqu’aux lointains ancêtres transformés en icônes et divinités diverses. Il existe donc un lien entre l’idée d’autochtonie et la légitimité du sentiment de propriété d’un sol. La mémoire généalogique qui, dans les sociétés sans écrit, peut remonter à un nombre impressionnant de récits générationnels plus ou moins mythiques inscrit dans un savoir transmis de génération en génération le lien entre la terre d’élection et les racines de l’arbre généalogique : les habitants du lieu se pensent « de souche » ; cette terre est à eux de toute éternité et de droit sacré.
Bien sûr, le fait qu’homo sapiens sapiens ait effectué trois fois le tour de la planète avant le néolithique est exclu de toute cette construction culturelle. En général, les grands récits restitués par la mémoire collective au sein d’un groupe culturel donné tendent à inscrire l’histoire de ce groupe dans son lieu de vie présent et à légitimer son organisation sociale dans un temps clos, d’une « origine » à un présent qui doit fidélité à ces récits d’origine. L’anthropologie, depuis la fin du xixe siècle, a multiplié les exemples de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs non occidentalisés où les liens de filiation et d’alliance sont l’objet d’un intense travail théorique de définition et de lien avec des lieux privilégiés, même pour les nomades : les règles en vigueur définissent in fine les frontières entre des identiques, « les nôtres », et des différents, « les autres », avec lesquels on s’allie ou on fait la guerre. Dans le cercle de l’identique, les règles d’altruisme et de magnanimité sont perçues comme normales et positives. Mais envers les autres, les pires cruautés pourront être considérées comme sans gravité morale, voire définies comme exploit et performance.
Il est impossible de faire le tour de la bibliographie en sciences sociales qui traite de ce mécanisme que l’on peut appeler « l’effet de frontière » : quel que soit l’argument théorique (langue, couleur de peau, mode de vie…), cet « effet de frontière » produit la normalisation et la valorisation de la violence contre un autrui qui habite de l’autre côté. Il faudrait mettre ensemble ce que les spécialistes refusent comme iconoclaste : les faits de guerre dans les sociétés non occidentales recensés par les ethnologues, les guerres dans les sociétés historiques documentées par les historiens, les affrontements des gangs analysés par les sociologues de la ville depuis l’école de Chicago à la fin du xixe siècle. Sans oublier les conflits entre supporters sportifs au xxe siècle. Et les recherches éthologiques concernant les sociétés animales : les nombreuses observations et les nombreux films réalisés en terrain naturel par l’Institut Jane Goodall (créé en 1973) semblent montrer que l’une des règles en vigueur dans les sociétés hiérarchisées et conflictuelles des chimpanzés soit l’union et la trêve des conflits internes le temps de l’union agonistique contre le groupe étranger qui pénètre dans leur territoire. Ainsi, l’une de nos valeurs les plus sacrées, le patriotisme guerrier, serait en fait lié à un vieux mécanisme phylogénétique !
Il existe des périodes historiques sans guerre et de grandes générosités dans le fonctionnement social de tout groupe humain – on découvre même de plus en plus d’actions généreuses et altruistes dans les sociétés de mammifères et de primates. Il n’est pas question ici de tenter une évaluation éthique de l’être humain grâce à une phrase du genre « l’homme est un loup pour l’homme » : l’homme est aussi un agneau, un père et une mère pour l’homme ; il est capable de se sacrifier et de se réconcilier, et même, plus difficile, voire quasiment impossible, de pardonner, d’arrêter le cycle des vengeances. Toute problématique éthique individuelle est compliquée, heureusement, et relèverait d’une autre étude.
Il semble qu’un point crucial pour la compréhension des élans collectifs soit le suivant : le sentiment d’appartenance à une collectivité, sous quelqu’angle qu’on la définisse (un nom propre, une langue commune, une terre d’élection, une religion dominante, une mémoire commune douloureuse, une famille, une nation...), est constitué en tant que dette ; être né ne suffit pas, on « doit » aux parents, aux siens, au pays, aux valeurs de sa propre civilisation… quelque chose de sacré qui met en jeu sa propre vie et sa propre valeur – et que l’on n’a jamais demandé : naître/être au monde ! C’est cette structure d’un « devoir de contre-don » qui fonde le patriotisme, l’amour de l’humanité et donc la haine de ce qui les menace. À mon sens, l’ancrage anthropologique du sentiment d’une dette, cet étrange devoir de rendre ce qui a été donné avec la naissance, est la matrice des élans collectifs d’appartenance. Leur intensité, source de sacrifices et d’oblation, est aussi le levier des haines guerrières face à une menace. La définition de celle-ci est une construction culturelle liée à la période et aux enjeux du moment, aux formes de rhétorique en cours : guerre des religions ici, des nations là, des « peuples » ou des « classes » ailleurs. Mais c’est toujours la guerre de ceux qui hurlent « Vive les nôtres ! À bas les autres ! ».
Ici, on peut constater une dissymétrie que les recherches de psychologie expérimentale pourront un jour valider : l’élan collectif « haineux » est meilleur à penser, à éprouver pour le groupe, plus simple à proclamer, plus convaincant, plus gai que son contraire, souvent suspect de fausseté perverse et un peu opaque quant à son but : même la sublime réconciliation (« dans mes bras », « viens mon frère, buvons »…) semble exceptionnelle si elle est sincère et appelée à ne pas durer bien longtemps, comme tout éblouissement. La haine comme élan perdure, elle, dans le temps, elle se consolide même et se transforme en architecture de sens ; elle résout la douloureuse question du doute éventuel porté sur soi-même : c’est l’autre qui est le seul détestable. Elle apporte aussi une réponse au difficile problème du comment faire : il suffit d’éliminer l’ennemi et, logiquement, le programme de la violence contre lui, « à mort ! », est le plus facile à penser. La haine met ensemble tactique et stratégie dans une même évidence : le projet de vengeance préventive, avec cette ivresse « d’en finir une fois pour toutes » qui fonde le fanatisme de tout projet génocidaire – ou simplement purificateur, éradicateur. L’extension du domaine de la vengeance à un ennemi collectif est un but lumineux dans sa simplicité et excitant dans sa réalisation : la violence, ce monopole d’État en temps de paix, est enfin à portée du héros vengeur. Quelle ivresse ! Le programme de la haine est une fête et les guerriers sur le départ sont rayonnants de joie. Comme ils sont beaux, habités par leur propre masque statuaire, couverts de peintures de guerre et portant haut leurs chants, quand ils partent pour la bataille, pour le stade ! Plus tard, sur les gradins, dans la cave des prisonniers, la haine qui s’accroît dans une rage physique finit aussi par défigurer le massacreur, le supporter qui craque et casse les bouteilles pour tuer tous ces « enculés » d’en face !
La haine est un psychotrope qui fait du bien au corps, qui chasse pensées noires et dépressions opaques, doutes et culpabilité. Les tyrans jouent avec ce levier : ils enchantent les foules et les asservissent en les faisant hurler à la haine contre un ennemi collectif bien dessiné, avec ce nez ou cette couleur de peau. Le travail de propagande est central. Celui du mensonge politique diffusé, par exemple, par la radio Mille Collines appelant au génocide des Tutsi, les « cancrelats », au cours du génocide rwandais de 1994, ou par la télévision de Milosevic, deux ans avant le déclenchement du conflit en 1991, lorsque celui-ci voulait persuader la population serbe qu’elle allait être l’objet d’un génocide (qu’il était même en train d’avoir lieu !) dont il fallait se prémunir par une guerre préventive.
La force de séduction collective des postures de haine qui configurent un ennemi servant d’instrument aux pires desseins mortifères du politique est un levier qui doit être étudié et déconstruit en dehors des disputes idéologiques : il y a trop de bénéfices à la détestation d’autrui comme expérience intellectuelle qui donne des significations lumineuses au présent et comme profonde aventure psychotrope intérieure de réconciliation avec soi-même et avec ceux de son propre camp en dehors de tout argument. Il est urgent de repérer ces mécanismes qui constituent l’une des conditions de cette catastrophe historique majeure, et incompréhensible après coup : la possibilité d’un génocide.