Le chef militaire engagé dans un conflit n’a pas toujours rangé les chocs psychotraumatiques dans la catégorie des blessures de guerre, mais il les a toujours considérés, a minima, comme des pertes pouvant gravement affecter son potentiel de combat. En règle générale, il privilégie par nature une vision plus opérationnelle que clinique des syndromes qui peuvent, en quelques instants, réduire à néant la combativité de son unité. Ses préoccupations immédiates portent évidemment sur le succès de son action, sans pour autant négliger la gestion des blessés physiques comme psychologiques, car la cohésion de la troupe en dépend. Le commandant sait en effet que la confiance que lui accordent ses hommes se mesure aussi à l’aune des efforts qu’il déploiera pour gagner la bataille avec le moins de pertes possible, à court comme à long terme. Au cœur de l’action, la somme des contraintes opérationnelles pèse plus lourd que les considérations médicales et le traitement immédiat des « choqués » doit par conséquent s’en accommoder.
Ce témoignage s’appuie sur deux participations à des conflits distants de quatorze ans au cours desquels l’armée de terre a perdu un nombre d’hommes sensiblement équivalent, la Bosnie en 1995 et l’Afghanistan en 2009. Il permet de mesurer les progrès accomplis dans la gestion des blessures invisibles ; il permet aussi de vérifier que le contexte opérationnel reste la contrainte sans laquelle tout protocole de soins des post-traumatic stress disorders (ptsd) resterait chimérique. Il prétend montrer que la préservation de la force du groupe est le facteur déterminant dans la prévention et la gestion des chocs psychotraumatiques. Il constate également une étroite corrélation entre l’investissement du commandement et le nombre de cas ayant déclenché, à ce jour, un syndrome post-traumatique. Il s’interroge enfin sur la légitimité de l’action telle qu’elle est vécue par les soldats. Seul le traitement des chocs pendant la durée de la mission est envisagé ici, à l’exclusion de l’accompagnement sur le long terme.
- Parcours du combattant
- Action
La réalité des combats est, d’abord et avant tout, celle du terrain, des distances, du climat, de la planimétrie ; elle est ensuite attente de l’ennemi et solitude de chacun dans la mêlée ; elle est enfin rencontre indicible avec la mort et impuissance révoltante à guérir le mal fait. En Afghanistan, une « méthode » empirique a été utilisée pour aider les acteurs des combats dès leur retour à la base. Les missions s’étant soldées par des morts ou des blessés n’étaient pas, contrairement aux idées reçues, nécessairement les plus « difficiles » d’un point de vue strictement tactique, mais elles étaient de facto les plus « éprouvantes » d’un point de vue humain. Cette méthode prenait, pour tout combattant récemment rentré du « front », la forme d’un parcours en six étapes.
Première étape : récupération physique et émotionnelle dès le retour de mission, puis débriefing de commandement pour reconstituer les faits, établir une chronologie, rétablir la vérité sur le rôle et la place de chacun, et comprendre les relations de cause à effet. L’encadrement de contact agit alors avec un maximum de tact, de souplesse et de compassion, la priorité étant de parvenir à déculpabiliser les acteurs de tout grade, quel qu’ait été leur rôle dans l’action. Cette étape d’analyse à chaud est en outre essentielle pour pouvoir rédiger un rapport de commandement, souvent exigé de Paris dans les plus brefs délais.
Deuxième étape : consultation médicale dans les heures qui suivent afin d’obtenir un premier diagnostic sur l’état psychologique et déclencher, si nécessaire, l’action de la cellule de prise en charge psychologique qui peut parfois mettre plusieurs jours à arriver. Accompagnement et coordination par « l’officier environnement humain » pour décharger le chef de corps, de nouveau absorbé par le rythme des opérations, surveiller le personnel le plus fragile et établir le contact officiel avec les familles.
Troisième étape : débriefing psychologique, individuel et en groupe, dans les jours qui suivent. Ces séances d’observation sont conduites par une cellule spécialisée comprenant un psychologue et un psychiatre. Pour les cas les plus graves, cette observation peut déboucher sur une évacuation médicale et un rapatriement en France. Lors du mandat du 3e rima, un seul marsouin, camarade du premier mort, a fait l’objet d’un retour, qui se justifiait en outre par des antécédents lourds (attitude mortifère et racisme). Tous les autres ont repris les activités opérationnelles, à divers degrés, mais toujours au sein de leur unité de départ.
Quatrième étape : activités pour consolider la cohésion du groupe. Rappel du commandement sur la discipline et les devoirs du combattant, et remise en perspective du cadre dans lequel se déroule l’opération en cours.
Cinquième étape : reprise progressive des activités opérationnelles sur décision du commandement. Cette phase vise à reconstituer, autant que possible, le groupe initial et à régénérer sa force collective créatrice d’un capital confiance suffisant à la reprise des opérations. Elle est plus ou moins longue en fonction des individus. Il faut parfois inciter fortement certains à reprendre le chemin des combats.
Sixième étape : inscription au registre des constatations pour exposition à des situations traumatisantes de l’ensemble des participants aux opérations. Cette démarche est essentielle pour assurer un suivi administratif, préserver les droits de reconnaissance individuelle et garantir la traçabilité de l’événement en cas de déclenchement tardif des troubles.
- Préparation et prévention
Le parcours qui vient d’être décrit est d’autant plus « naturel », d’autant plus aisé à mettre en œuvre, que les actions de préparation avant le départ et de prévention sur le théâtre auront été bien faites. La préparation opérationnelle vise à obtenir un niveau de résilience initial le plus important possible. Elle consiste donc, outre la préparation sur les techniques du combat, à fortifier la cohésion et à développer la cohérence des unités pour instaurer la confiance. Confiance des hommes en leurs chefs, confiance des hommes entre eux, confiance des chefs en leurs subordonnés. Évoquer de façon explicite la mort est essentiel ; au-delà des boutades de caserne, qui ont aussi leur fonction dans la préparation psychologique, chacun des cadres doit être prêt à assumer la mort de ses subordonnés en les regardant dans les yeux ; ce ne peut être fait qu’en donnant du sens à l’action qui va être conduite. La préparation suppose enfin une forte implication de l’environnement – les familles, les psychologues, les assureurs…. Par sa durée et les épreuves que chacun des futurs projetés doit traverser, elle constitue aussi une véritable sélection. Le courage ne se décrète pas ; la mort ne s’apprivoise pas. Il ne faut pas laisser partir en opération de guerre celui qui n’y a pas été préparé. C’est fondamental.
La prévention sur le théâtre d’opérations est continue. L’acceptation par les unités de combat de la présence, à leur côté, d’équipes de psychiatres et de psychologues n’a cessé de se faire plus unanime à mesure que la mission se déroulait. Les situations de fragilité psychologique sont bien admises par la communauté dans la mesure où chacun se sent plus vulnérable, notamment à mesure que les pertes augmentent. Le travail de détection réalisé par les psychologues en est facilité, ce qui permet des diagnostics précoces. En dépit d’une baisse de combativité du groupe lorsque l’un des membres se montre fragile, la « mise au vert » donne de bons résultats et préserve l’avenir à plus long terme. La prévention reste cependant parfois difficile compte tenu des impératifs opérationnels qui nécessitent de disposer d’une masse critique d’effectifs pour conduire les opérations dans un rapport de force le plus favorable possible ; elle est également délicate car la menace est incessante ; nul besoin de participer à des actions offensives ou de sortir des postes pour avoir le sentiment permanent d’être en danger. Les fréquents tirs de roquettes et d’obus de mortiers sur la base de Tagab peuvent en témoigner.
- Une méthode empirique efficace
Au bilan, la gestion locale des soldats choqués semble, initialement, avoir donné de bons résultats et permis la conservation du potentiel de combat grâce, notamment, au maintien de la cohésion. En effet, le groupe de combat s’apparente à une famille, au sens figuré et parfois même au sens propre du terme, quand des liens sociaux très puissants unissent les membres : même promotion d’école de sous-officiers, mêmes « classes », certains étant même voisins, ou mutuellement parrains de leurs enfants. Pour la plupart des soldats, cette proximité humaine donne plus de sens à l’engagement que la légitimité de l’opération. On se bat d’abord pour son camarade, pour son groupe, sa section, son régiment. Après ? Après, c’est souvent autre chose ; plus lointain, moins simple à définir parce que moins physique.
La force du collectif s’applique aussi bien aux blessures visibles qu’invisibles. Les blessures psychologiques présentent de surcroît un risque de contagion plus important. Le fait de maintenir au milieu de ses camarades un soldat choqué constitue un risque pour le groupe qui s’en trouve fragilisé ; c’est également un risque pour le blessé parce qu’il intériorise son traumatisme de peur de décevoir, de passer pour un lâche, voire pour un « cas social ». Certes, le maintien sur le théâtre présente un risque, mais il est sans doute à relativiser car les conséquences d’un renvoi en France peuvent d’emblée se révéler dramatiques : désorganisation définitive du groupe de combat ; déracinement du blessé qui se retrouve « catapulté » en quelques heures dans un univers – sa famille par exemple – qui ne peut pas comprendre et ne peut pas l’aider. Au traumatisme de guerre s’ajoutera alors pour le blessé le sentiment de l’échec personnel, parce qu’il aura l’impression d’abandonner trop facilement son groupe et donc de déchoir aux yeux de ses frères d’armes. Après une courte période d’abattement initial et le désir clairement exprimé de rentrer chez eux, les soldats choqués, même conscients de leur fragilité, souhaitent rester et redoublent parfois de zèle pour prouver qu’ils méritent de tenir leur rang. Les premiers mots des blessés physiques, qui se sont réveillés à Percy avec un black-out psychique total depuis le moment de leur blessure au combat, ont été pour leurs camarades : comment vont-ils ? Que font-ils ? Que vont-ils penser de moi ?
La force du collectif, qui est l’élément déterminant du moral du combattant, est très fragile. Elle se construit au fil des épreuves partagées à l’entraînement, dans la vie quotidienne ; elle ne se décrète pas dans l’instant et ne peut s’imposer de l’extérieur. Elle montre l’importance du facteur social dans le commandement, mais aussi dans la résilience d’une unité militaire. Le prix à payer pour la conservation de la cohésion et du moral d’une troupe peut paraître élevé s’il se compte en dommages individuels. Pourtant, l’expérience afghane pourrait sans doute prouver, même s’il est trop tôt pour l’affirmer, que conduire jusqu’au bout un engagement profond (intériorisation de la longue préparation à la mission) participe aussi de la prévention et de la protection aux blessures psychiques. Au retour, aucun soldat ne s’est plaint d’avoir été maintenu contre sa volonté.
Il est difficile de tirer des conclusions sur le débriefing psychologique effectué « à chaud », sur le terrain, dès le retour de mission : est-il fait trop tôt ? Les techniques sont-elles appropriées ? Est-il, en lui-même, traumatisant ? Au-delà de toute polémique, en tant que chef militaire ayant été confronté à ces situations de détresse dans un contexte où il fallait continuer le combat, je reste persuadé que le débriefing de commandement, certes parfois brutal et immédiat, est indispensable ; au mieux il a un rôle de prévention des ptsd, au pire il retarde le déclenchement du syndrome. Quant au risque pour lui-même ou pour ses camarades que représente un blessé psychologique, on peut assurer que la surveillance reste plus efficace au sein de l’unité dans la poursuite de la mission que lorsqu’il est livré à lui-même ou rendu à sa famille, quand celle-ci existe en dehors du groupe de combat…
- Priorité à la mission ?
Jusqu’où faut-il alors pousser la nécessité opérationnelle ? La préservation des blessés psychiques est-elle, sur le terrain, un impératif du même ordre que celle des blessés physiques ? Ne pas y consentir, n’est-ce pas faire un dangereux pari sur l’avenir et accepter, à terme, une aggravation de leur état ? Au contraire, la préservation de l’effectif immédiatement disponible n’est-il pas aussi important pour le chef militaire que ne pas avoir le sentiment d’abandonner ses camarades peut l’être pour le blessé pétri des valeurs inscrites dans le Code du soldat ? Il n’y a pas en la matière de réponse toute faite ; une seule certitude demeure peut-être : l’expérience des cadres et la présence de psychologues sont des facteurs déterminants pour atténuer le choc initial, quelle que soit la décision de commandement prise ensuite. Autre question ouverte qui ne peut admettre de réponse péremptoire : le cadre opérationnel est-il une contrainte ou un avantage en comparaison avec ce que nos camarades policiers ou pompiers peuvent connaître sur le territoire national ? Là encore, tout est affaire de point de vue. Il s’agit d’une contrainte lorsque l’on considère le caractère impérieux de la mission qui empêche un traitement psychologique orthodoxe. On ne peut, par exemple, « arrêter » les opérations en cours comme on stoppe la circulation en cas d’accident de la route. Il s’agit en revanche d’un avantage si l’on considère que le surpassement individuel poussé à un haut degré participe de la thérapie en jouant comme un facteur d’atténuation des conséquences du choc.
La communauté de destin et le sens du devoir constituent des facteurs de résilience dans la violence du combat, mais dans quelle mesure pourraient-ils réduire la vulnérabilité aux ptsd ? L’entretien de la combativité, du fighting spirit, représente en effet un enjeu bien plus difficile que de cultiver la résilience. Résister et faire son devoir ne suffit pas au combat. L’engagement au feu suppose que chacun se persuade de partir gagnant ; il faut donc y mettre toute son énergie, mobiliser tous ses sens et se « reconstruire mentalement » à chaque départ en mission. Cet effort, à renouveler sans cesse, n’est réalisable, pour la plupart des individus, que pris dans une dynamique de groupe animée par un chef qui croit sincèrement au succès. Dans ce contexte où toutes les sources de motivation possibles sont à mobiliser avant d’entrer dans l’arène, la perception de la légitimité de l’action peut-elle avoir un rôle préventif ?
La notion de bien et de mal ne semble pas directement liée à l’intensité d’un traumatisme subi sur un champ de bataille. Néanmoins, dans la souffrance exprimée par les combattants au cours des jours qui suivent une vision atroce ou la perte d’un camarade, il ressort toujours la nécessité de justifier la mort ou l’horreur ressentie par un but noble ou généreux, au moins juste. « Non, il n’est pas mort pour rien. C’est simplement impossible. » Le ressentiment est très vif dès que l’utilité de la mission n’a pas été ou a été mal comprise, car tout est affaire de sens lorsqu’on atteint l’indicible. Pendant le combat, le caractère sacré de la mission repose sur la confiance dans le chef ; après le combat, la mission se justifie a posteriori car elle permet d’atteindre un objectif, intermédiaire ou final, qui explique le risque et mérite le sacrifice.
Mais, en cas de choc psychologique, cette question, déjà sensible, prend une acuité particulière. Plus encore pour les blessures invisibles que pour les blessures physiques, le commandement a la responsabilité de tisser les fils de l’histoire collective dans laquelle va venir s’inscrire chacun des récits individuels. En élaborant cette cartographie du sensible, le chef définit un nord à partir duquel tous pourront s’orienter pour donner du sens à leur engagement et trouver des raisons justifiant la blessure, à leurs yeux comme aux yeux des autres. Chacun doit pouvoir se reconnaître dans l’histoire commune : celle-ci doit par conséquent être simple pour être facilement compréhensible, paraître aller de soi pour s’intégrer logiquement dans l’économie générale du combat, et avoir une valeur explicative permettant d’envisager positivement la suite des événements.
Persuader les combattants qu’ils sont toujours engagés dans un combat des « bons » contre les « méchants » n’est pas dans nos habitudes, et il n’est pas certain à voir l’exemple américain que cela soit une prévention efficace contre les blessures psychiques. Il faut donc peut-être se résigner à admettre que, dans certains cas, ces syndromes ne peuvent être aussi bien soignés que les blessures physiques.