N°22 | Courage !

Patrick Clervoy
Dix semaines à Kaboul
Paris, Steinkis, 2012
Patrick Clervoy, Dix semaines à Kaboul, Steinkis

Les lecteurs d’Inflexions connaissent la signature de Patrick Clervoy, contributeur régulier à la revue et par ailleurs membre du comité de rédaction. Professeur titulaire de la chaire de psychiatrie et de psychologie clinique appliquée aux armées à l’école du Val-de-Grâce et chef du service de psychiatrie de l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne à Toulon, il publie aux éditions Steinkis le témoignage de sa récente expérience de quatre mois sur le théâtre d’opérations afghan. Sous le titre Dix semaines à Kaboul, il nous livre au quotidien ses « chroniques d’un médecin militaire » au sein de l’hôpital médico-chirurgical (hmc) installé par la coalition sur l’aéroport international de Kaboul, vaste complexe à l’américaine où se côtoient quatre mille militaires, hommes et femmes, de toutes les nationalités engagées sur le théâtre. L’auteur ne s’attarde pas à en décrire le fonctionnement. D’emblée, il nous fait vivre l’intensité dramatique des interventions en continu des équipes médicales. Autour des soldats blessés par un engin explosif ou des membres de l’équipage d’un véhicule frappé par un tir, le plus souvent polytraumatisés, ou bien encore des civils de tous âges victimes collatérales du conflit, tous acheminés dans l’urgence, le récit, précis, laconique, nous donne à connaître le professionnalisme des acteurs, leur engagement collectif méthodique, ordonné, opiniâtre, dans une lutte pour la vie, pour cette vie-là. La vie de ce soldat, de cet homme, de cette femme, de cet enfant, chacun saisi dans son humanité.

Mais, dira-t-on, tout cela a été maintes fois décrit. C’est l’univers de la médecine urgentiste ou de catastrophe. Sans aucun doute, il y a analogie. Mais la singularité des scènes ici relatées réside en ceci qu’elles sont des situations de guerre, autrement dit qu’elles résultent largement de la malignité de l’homme. À cet égard, le théâtre afghan est fécond : duplicité des agresseurs, attentats suicides, enfants boucliers, quand ils n’actionnent pas eux-mêmes le piège, véhicules sanitaires comme cibles préférentielles… et voilà ces corps pantelants, ces chairs déchiquetées, carbonisées. La guerre est le lieu de tous les paradoxes. La barbarie, l’ignominie et l’insoutenable y côtoient ce qu’il peut y avoir de plus sublime en l’homme ; face à l’adversité, à la souffrance et à la mort, la personne y révèle des trésors cachés, les équipes s’y soudent dans une solidarité sans égale qui devient fraternité. L’hôpital de campagne, et plus généralement le lieu d’exercice de la médecine militaire, avec ses acteurs – secouristes, pilotes d’hélicoptère, infirmiers, infirmières, médecins, chirurgiens et victimes elles-mêmes – concentre tous ces paradoxes, du plus insoutenable au plus sublime. Voilà ce que nous donne à connaître le récit du docteur Clervoy.

Loin de tout effet de style, sans emphase, c’est un hymne au service de santé des armées. Ceux qui ont vécu ces situations-là y retrouveront les sentiments de reconnaissance et d’admiration que peuvent susciter ces hommes et ces femmes, ultimes recours d’humanité à l’heure de l’effroi, de l’horreur et de la désespérance. Appliqué au théâtre afghan, ce récit n’esquive pas les questions : » Pourquoi ? » « Quel sens cela peut-il avoir ? » L’auteur a été formé à l’école de santé navale de Bordeaux, aujourd’hui regroupée à Lyon au sein de l’école de santé des armées. Il est de ceux qui se destinaient aux troupes de marine. Il en a été. Autrement dit, sa vocation de médecin militaire s’enrichissait d’un imaginaire nourri par ce que l’on appelait jadis la « mission civilisatrice » de la France, qu’il est aujourd’hui de bon ton de disqualifier. Avant même que l’on ait inventé les French Doctors, il s’agissait de porter assistance aux populations démunies, de prodiguer à des frères en humanité, en des contrées exotiques ravagées par la famine, la guerre et les épidémies, les soins sans lesquels la mort exerçait ses ravages. En Afghanistan, à travers le récit du docteur Clervoy, on voit bien que la vocation demeure. Mais elle est soumise à rude épreuve. Car ceux-là mêmes à qui l’on veut porter assistance tiennent l’intrus à distance. Pire, ils le traitent en ennemi, avec de la duplicité la plus brutale. La question est sous-jacente : « Comment en est-on arrivé là ? » Et la situation s’aggrave des mesures destinées à y faire face : ici pas d’immersion dans les populations, d’empathie recherchée, dans la grande tradition française, mais un enfermement à l’américaine sur des îlots d’Occident comme bases d’intervention en terre hostile. Dès lors est posé le sens de l’action. Tout ce capital de talents, d’énergie, de dévouement face à l’horreur et à la mort, pourquoi ? Et, comme toujours dans l’action militaire, faute de réponse directe assurée, le refuge s’appelle fraternité. Celle qui unit les troupes au contact, celle dont les camarades font preuve vis-à-vis du malchanceux, celle manifestée par les secours au risque de leur vie, celle, enfin, qui anime les équipes médicales dans leur course contre la mort. La fraternité aussi, qu’envers et contre tout on va prodiguer aux autochtones, hommes, femmes, enfants, accueillis en dernière extrémité dans l’enceinte de l’hôpital, plus que jamais frères en humanité.

Ce livre ne donne pas de leçons. Il fait pénétrer au cœur de l’action. Il en révèle la complexité. Il suscite des questions. Au-delà, il témoigne d’un idéal, pérenne en dépit de tout : celui du médecin militaire, expert en humanité, là où sévit l’inhumain.


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