« On fait dans l’illégal. Mais l’illégal jusqu’à quel point ? » L’auteur du livre, juriste de formation, choisit de commencer par citer un romancier, John Le Carré, qui résume ainsi, en quelques mots, la thèse du livre. Droit et espionnage ne faisant naturellement pas très bon ménage, l’essentiel résidera toujours in fine dans l’appréciation de ce « jusqu’à quel point ? », sans pour autant que les réponses à cette question puissent être autrement que partielles, provisoires, en demi-teinte, interprétables, négociables… C’est dire ! La relation entre « droit international » et « espionnage », des mots antinomiques, ne peut donc s’imaginer qu’a minima complexe, profondément ambiguë, quand elle n’est pas tout simplement impossible. Ce métier n’est-il pas en effet, selon Pierre Brochand, ancien directeur de la dgse qui préface cet ouvrage, le « comble de l’obscurité régalienne » ?
Fabien Lafouasse, docteur en droit et breveté de l’École de guerre, réalise donc avec cet ouvrage un véritable tour de force en parvenant, avec beaucoup de finesse, à déjouer les jeux de miroirs pour décrire le subtil (dés)équilibre qui finit par s’établir entre raison d’État et solidarité internationale. La démonstration n’est pas d’ailleurs sans évoquer un célèbre chapitre de Paix et guerre entre les nations. Dans « Entre loi et politique », Raymond Aron conclut à la prédominance de la seconde dimension sur la première : le politique a le dernier mot et les règles ne sont là que pour mieux mettre en lumière les marges de manœuvre encore disponibles… Le compromis politique offre en effet toutes les solutions : de la disqualification juridique de l’acte qui « sauve » l’agent à l’abandon pur et simple par l’État qui « niera avoir eu connaissance de… », en passant par la gestion d’intérêts bien compris qu’illustrent les fameux trocs de « diplomates ».
La démonstration est très détaillée, bien argumentée et particulièrement exhaustive. La première partie de l’ouvrage revient sur la genèse du droit élaboré par les États à partir de la seconde moitié du xixe siècle pour régler la question, immémoriale, du recours aux espions en période de conflit armé. L’auteur s’intéresse ensuite au sort réservé par le droit international à la pratique de l’espionnage en temps de paix pour conclure au silence absolu des traités, les États ayant toujours refusé de se lier juridiquement sur la question. Lorsque l’acte d’espionnage s’effectue à partir des espaces internationaux, la tolérance semble être de mise (deuxième partie) ; en revanche, en cas de violation flagrante de l’intégrité territoriale d’un État, acte d’espionnage par excellence, la responsabilité internationale de l’État espionnant peut être formellement engagée (troisième et quatrième parties). Enfin, l’étude se conclut sur une analyse des différents degrés de protection dont bénéficie un agent selon qu’il agit sous couverture diplomatique ou en tant que fonctionnaire d’une organisation internationale (cinquième partie).
Au bilan, sur la forme, un ouvrage probablement unique en la matière, autant par la nature du sujet traité que par l’étendue du spectre d’analyse, mais un texte aux développements juridiques parfois difficiles à suivre. Derrière le livre, le lecteur attentif ne manquera pas de reconnaître le travail universitaire aux démonstrations élaborées et fourmillant d’extraits de textes juridiques. Le passionné y trouvera largement son compte ; le néophyte sera sans doute plus désorienté. Sur le fond, l’espionnage est l’expression d’une véritable « schizophrénie juridique » en ce qu’il repose sur un paradoxe : l’État interdit aux autres ce qu’il s’autorise. « S’autorise », car à défaut de législation, sa pratique est tolérée en droit international, donc largement courante. « Interdit », car l’espion arrêté est soumis au droit interne de l’État espionné et, à ce titre, passible de lourdes sanctions. Cette dissymétrie témoigne du monde hybride dans lequel nous vivons ; nous restons tiraillés entre logique de solidarité et logique de puissance, entre rêve d’une gouvernance mondiale pleinement efficace et réalité hobbesienne de Léviathans froids rivalisant de cynisme et d’hypocrisie.