N°21 | La réforme perpétuelle

Évelyne Gayme

La politique de la relève et l’image des prisonniers de guerre

Il y a soixante-dix ans, le 22 juin 1942, Pierre Laval, dans un discours radiodiffusé, annonçait aux Français une politique lourde de sens pour les prisonniers de guerre français : « Ouvriers de France, c’est à vous que les prisonniers devront leur liberté. Vous avez tous fait votre devoir à la place qui vous était assignée, mais ceux d’entre vous qui travaillaient dans les usines n’ont pas manqué alors de comparer leur sort à celui des millions d’autres Français qui étaient aux armées. C’est une chose de se sacrifier au travail, c’en est une autre de risquer sa vie avec tout ce que cela comporte de misère et d’alarmes pour les familles. Pendant ces deux dernières années, beaucoup de ceux qui ont exposé leur vie ont connu la captivité. Pendant ces deux années, ils ont vu se prolonger les misères qui continuent à vous être épargnées. À ces misères se sont ajoutées l’angoisse d’une séparation prolongée et toutes les cruelles incertitudes qui affaiblissent le seul espoir qui les soutient, celui du retour. C’est pourquoi j’adresse ce soir un appel à votre solidarité de Français. Le chancelier Hitler, et je l’en remercie, vient de décréter la libération d’un nombre important de prisonniers agriculteurs qui pourront revenir en France dès votre arrivée en Allemagne. Les hommes de nos champs et ceux de nos usines vont sentir leur fraternité. La femme qui verra son mari revenir éprouvera une émotion pleine de reconnaissance pour les hommes qui en s’en allant librement là-bas auront fait rentrer nos prisonniers ici. C’étaient les soldats pendant la guerre qui exposaient leur vie pour protéger le labeur des ouvriers. Aujourd’hui, par une de ces péripéties émouvantes qu’aiment les grands drames, ce sont les ouvriers qui peuvent rendre aux combattants le bien qu’ils ont reçu d’eux. C’est la Relève qui commence1. »

Cette nouvelle politique – dont le principe n’est pas nouveau puisque Georges Scapini2, alors missionné par Pétain dans le cadre du service diplomatique des prisonniers de guerre, l’avait proposé aux Allemands dès 1940 – a été provoquée par la demande du Reich, en mai 1942, d’une main-d’œuvre destinée à compenser la mobilisation massive des Allemands vers le front de l’Est. Le départ de trois ouvriers doit ainsi permettre le retour d’un prisonnier de guerre. Quelle va être la portée, à court, moyen et long terme, de cette politique sur l’image des prisonniers de guerre dans l’opinion publique française ?

  • L’opération de propagande « Main-d’œuvre en Allemagne »

L’opération « Main-d’œuvre en Allemagne » commence en mai 1942, dure jusqu’en janvier 1943 et met en œuvre cinq campagnes d’affichage. La première, intitulée « Ouvriers, ouvrières », est réalisée dans l’urgence par le ministère de l’Information de Vichy, sous la surveillance des nazis : elle dure un mois, dans les deux zones, et est renforcée par la diffusion du discours du 22 juin. Dès le mois suivant, le 23 juillet, ordre est donné au gouvernement par les autorités d’occupation de mettre en place la deuxième campagne et de recouvrir d’urgence dans les gares les affiches « Ouvriers, ouvrières » par celles titrées « La Relève ». La troisième campagne se déroule au mois d’août, avec pour nouveau slogan : « La Relève commence ». Elle recouvre très exactement la précédente et est conservée quinze jours à dater du 21 août3. Enfin, la quatrième campagne, « La Relève continue », doit, à partir du 15 septembre et pour quinze jours, être apposée aux mêmes emplacements que la précédente.

L’importance donnée à cette opération de propagande par les autorités transparaît dans le rythme soutenu de l’affichage – tous les mois pendant trois mois –, mais aussi dans le message. La campagne est conçue sur le long terme, comme une sorte de rendez-vous, utilisant à la fois un vocabulaire très proche – la Relève qui « commence » puis qui « continue » –, les mêmes caractères d’une affiche à l’autre et une localisation identique clairement identifiée : boutiques, cinémas, magasins, établissements publics des deux zones. Le coût de cette opération est à la charge des Français et s’élève, pour la deuxième campagne par exemple, à 427 955,75 francs pour la zone libre et à 1 103 030 francs pour la zone occupée.

Cette opération de propagande modifie l’image que se fait la population des prisonniers de guerre. Pour le gouvernement de Vichy, il importe à la fois de sauvegarder les apparences en continuant à les présenter comme les soutiens et la principale préoccupation du régime qui les désignait jusqu’à présent comme l’élite de la nation, mais également d’obéir aux Allemands. C’est pourquoi un grand battage publicitaire4 est réalisé autour du premier train ramenant, au titre de la Relève, des prisonniers de guerre chez eux, le 11 août 1942. Les photographies qui associent Pierre Laval et les autorités allemandes sont « absolument interdites de publication », contrairement à celles montrant les prisonniers en bonne santé, souriant et fumant – alors que la cigarette est devenue à cette époque un produit de luxe –, fraternisant avec les ouvriers confiants qui les relèvent. Toutes les photographies prises ce jour-là ont pour but de montrer que la Relève est efficace. Pour ce faire, des consignes sont données à la presse afin que les comptes rendus du retour des prisonniers figurent en bonne place.

  • L’échec de la Relève

À partir du mois d’octobre 1942, les campagnes d’affichage s’interrompent et le gouvernement étudie les premiers résultats, qui sont globalement négatifs. La Relève est mal perçue par les Français pour de multiples raisons. Dans le discours de présentation de cette nouvelle politique, le 22 juin 1942, Laval « souhaitait la victoire de l’Allemagne », or, pour l’opinion publique, la distance est très grande entre la préoccupation constante depuis l’armistice d’obtenir la libération des prisonniers de guerre, qui avait poussé à la collaboration d’État, et la collaboration politique. De plus, les prisonniers rapatriés sont soigneusement sélectionnés par les services des prisonniers de guerre en France, par les hommes de confiance des camps, mais surtout par les autorités allemandes qui accordent uniquement le rapatriement d’hommes peu utiles à l’économie allemande de par leur spécialité, ou bien en remerciement de « services rendus », services de collaboration évidemment, alors que la priorité aurait dû être donnée aux agriculteurs, aux prisonniers les plus âgés et aux pères de famille. Et les Français l’ont compris. Enfin, le nombre des retours est décevant, estimé à quatre-vingt-dix mille sur plus d’un million de prisonniers encore détenus.

L’échec de la Relève est rapidement perçu puisque, dès le mois de septembre, le gouvernement de Vichy, devançant les réquisitions, promulgue une loi « relative à l’utilisation et à l’orientation de la main d’œuvre », qui touche les hommes de dix-huit à cinquante ans et les femmes célibataires de vingt et un à trente-cinq ans qui effectueront tous les travaux que « le gouvernement jugera utile dans l’intérêt supérieur de la nation ». Mais il conserve la volonté d’utiliser la Relève et intensifie la propagande. Les ministres montent au front : celui de l’Information s’adresse aux travailleurs spécialisés pour qu’ils participent à la Relève et celui de la Production industrielle, Jean Bichelonne, menace les régions qui n’auront pas fourni de contingent de ne pas voir rentrer leurs prisonniers de guerre. La radio est également sollicitée pour convaincre les Français de partir. Utilisée durant tout l’été – l’émission « Radio Travail » communiquait tous les renseignements nécessaires et l’hebdomadaire des programmes, Radio National, présentait des reportages effectués chez les libérés –, elle prolonge son action à l’automne et, en octobre, les postes privés sont tenus de relayer l’émission quotidienne prônant le départ pour l’Allemagne.

Une affiche-bilan titrée « Ce qui a été fait par le gouvernement du Maréchal pour les prisonniers de guerre » tente, le 28 décembre 1942, d’insister sur la préoccupation constante depuis 1940 de libérer les prisonniers, mais ne parvient pas, même en mentionnant le Maréchal plutôt que Laval, à masquer la collaboration politique organisée autour de la Relève. Si bien que, à partir de janvier 1943, une deuxième offensive de propagande est mise en place parallèlement à une nouvelle demande de Sauckel5 pour obtenir deux cent cinquante mille travailleurs. Paradoxalement, elle prolonge l’opération « Main-d’œuvre en Allemagne » débutée en mai 1942, puisque cette nouvelle affiche s’intitule : « Je travaille en Allemagne ». C’est en fait une affiche charnière, car si elle fait encore allusion à la Relève, ce n’est plus dans le titre, mais dans le corps du texte – « Je travaille en Allemagne pour la relève, pour ma famille, pour la France, fais comme moi » – ; de plus, elle utilise une personnalisation du slogan – « Je travaille en Allemagne » – qui sera reprise dans les affiches suivantes : « Vous avez la clef des camps » (février 1943), « En travaillant en Allemagne, tu seras l’ambassadeur de la qualité française » (mars 1943), « Ils donnent leur sang » (avril 1943) et « 250 000 prisonniers » (juillet 1943).

L’organisation des campagnes d’affichage se perfectionne : si les affiches se succèdent toujours aux mêmes endroits, la durée de l’affichage est précisée – dans les deux zones, un mois dans les villes de plus de dix mille habitants et quinze jours dans celles de moins de dix mille habitants –, et les lieux de celui-ci sont spécifiés : lieux publics, gares et métro. Mais la Propaganda Abteilung demande au ministère de l’Information de diffuser aussi de petites affiches dans les halls des principales entreprises et dans leurs comités sociaux, les mairies et les organismes officiels. Le 3 février 1943, un accord est passé entre le ministère de l’Information, qui se charge de l’édition des affiches et de l’affichage à Paris, et la Propaganda Abteilung, qui prend à son compte l’affichage en banlieue et en province dans les deux zones, mais intervient néanmoins dans la capitale.

En mars 1943, deux brochures, l’une, Le Travail français en Allemagne, éditée par le centre d’information du travail français en Allemagne, et l’autre, Images de la vie de ceux qui sont partis, par la commission mixte franco-allemande de la Relève, sont publiées sur ordre des autorités d’occupation dans le but de faire comprendre la Relève aux Français, à raison de deux cent cinquante mille brochures ordinaires et cinquante-deux mille huit cent cinquante brochures de luxe.

Néanmoins, l’échec de la Relève est patent : les affiches sont lacérées ou maculées ; la publication de listes de prisonniers rapatriés est interdite car ne correspondant pas aux attentes et, surtout, à partir du 16 février 1943, est mis en place le service du travail obligatoire (sto) pour les jeunes nés de 1920 à 1922 afin de répondre aux besoins de main-d’œuvre des Allemands.

  • Les conséquences de la Relève

Quelles furent les conséquences de cette politique ? À leur retour, qui s’échelonne de janvier au début de l’été 1945, les prisonniers de guerre sont bien accueillis et sont protégés par toutes les composantes de la société française6 : ils sont considérés comme des victimes et ne sont pas séparés des déportés, car tous reviennent d’Allemagne. Mais à la fin de l’été 1945, ils voient l’attitude de leurs compatriotes à leur égard se modifier. Il leur est reproché d’avoir été des lâches lors de la défaite de 1940, des collaborateurs pendant leur captivité et d’être désormais des quémandeurs constants. L’attaque vient principalement de l’hebdomadaire Forces françaises, organe des forces françaises de l’Ouest, qui, en juin 1945, après trois mois d’interruption, devient un journal civil. Les forces françaises de l’Ouest sont commandées par le général de Larminat et réunissent soixante-dix mille hommes manquant d’armes et de vêtements, et se sentant exclus ainsi que le montrent différents éditoriaux de l’année 1945. Celui du n° 9 (28 juillet/4 août) reproche ainsi aux prisonniers d’être favorisés par le gouvernement provisoire au détriment des vrais combattants, alors qu’ils l’avaient déjà été par Pétain ; de réclamer néanmoins encore plus ; d’avoir été favorables au Maréchal, à Laval et à l’Allemagne, et d’être un danger pour la République.

Cette attaque est habile, car elle s’appuie sur un certain nombre de vérités : les prisonniers ont effectivement été favorisés par Pétain. Ainsi ont-ils pu, par exemple, poursuivre leurs études, et ont-ils vu leur ordinaire alimentaire, vestimentaire et culturel amélioré par les missions Scapini qui leur apportaient les « colis Pétain » – même si les colis familiaux remplirent dans ces domaines un rôle fondamental. Ils ont également été soumis à une forte propagande par l’intermédiaire de la presse, de la mission Scapini et des cercles Pétain7.

Tout ceci est vrai. Ce sont les conclusions qui sont abusives et erronées : la propagande de Vichy n’a jamais connu un grand succès dans les camps de prisonniers ; ceux-ci n’ont jamais souhaité la victoire de l’Allemagne, pays qui les maintenait en captivité – les rares prisonniers proches des idées de Laval, et donc favorables à la collaboration politique, furent libérés très tôt. Mais, lorsque cet éditorial est rédigé, le procès du maréchal Pétain vient de s’ouvrir (23 juillet 1945) et toute la presse se fait l’écho de la déclaration lue par ce dernier dès la première audience. Il y déclare notamment : « Pendant quatre années, par mon action, j’ai maintenu la France. J’ai assuré aux Français la vie et le pain. À nos prisonniers, le soutien de la nation8. » Et durant ce procès, seuls le maréchal Pétain, Pierre Laval et les témoins à décharge évoquent les prisonniers de guerre.

Le procès Pétain est un peu celui des Français qui gardèrent longtemps une grande admiration pour le Maréchal. Un transfert de culpabilité s’opère alors sur les prisonniers de guerre en schématisant à l’extrême quelques images : ils furent pétainistes – c’est l’image qui ressort du procès – et ils se battirent mal puisque la France a dû s’incliner. Près de la moitié de l’armée française a été capturée après la cessation des combats, c’est-à-dire sans résister, mais en obéissant à Pétain, chef du gouvernement. Les prisonniers de guerre deviennent alors les seuls boucs émissaires possibles car les collaborateurs ont été jugés lors des procès de l’épuration et aussi probablement parce que leurs demandes constantes ont choqué une population encore soumise à de dures conditions d’existence un an après la libération de Paris. Il est troublant de constater qu’alors que pendant toute la durée de l’Occupation les Français n’ont pas adhéré à l’instrumentalisation des prisonniers de guerre opérée par le régime de Vichy, l’image qu’ils se font de ceux-ci est complètement bouleversée en un été.

Les attaques dont ils font l’objet à l’automne 1945 les touchent doublement. Alors qu’ils s’étaient préparés à devoir se justifier à leur retour, puis avaient abandonné leurs craintes devant un accueil très largement enthousiaste, c’est à retardement que les soupçons les frappent. Leur réponse va être collective, puisqu’ils se regroupent rapidement dans des associations, qu’il s’agisse d’associations d’arrondissement, de la Fédération nationale des prisonniers de guerre, qui regroupe neuf cent cinquante-deux mille adhérents en 1945 et dont les effectifs vont augmenter l’année suivante, ou de l’Union nationale des amicales de camps. Aussi, des décisions sont prises rapidement : des procès en diffamation sont intentés, par exemple contre Forces françaises, mais surtout, une autoépuration s’organise. Elle s’amorce dès juillet 1945, après les grandes manifestations de prisonniers de guerre, au moment où l’article de Forces françaises est publié, où le procès Pétain s’ouvre et où les prisonniers commencent à être mis en cause.

La première commission de l’honneur prisonnier est organisée par les hommes de confiance des camps, qui souhaitent juger eux-mêmes les prisonniers de guerre selon deux critères principaux : les conditions de leur capture et leur attitude au cours de leur captivité. Car les faits jugés peuvent relever de deux instances : les tribunaux militaires en cas de désertion9 et les tribunaux d’épuration en cas de collaboration. Or, dès la fin du mois de novembre 1945, il est impossible de soumettre de nouvelles affaires aux tribunaux. Et les prisonniers de guerre défendent l’autoépuration, s’estimant seuls capables de défendre l’honneur du groupe en rejetant eux-mêmes ceux d’entre eux qu’ils jugent indignes. Ils montrent ainsi qu’ils ne nient pas en bloc les accusations portées contre leur groupe, qu’au contraire ils les intègrent, reconnaissent que certaines erreurs ont pu être commises, mais par une minorité d’entre eux seulement. Les peines prévues en cas de condamnation sont l’exclusion, pour un temps limité ou à vie, de tout organisme dépendant de la Fédération nationale des prisonniers de guerre.

La politique de la Relève a donc bien été un tournant dans la représentation des prisonniers de guerre que se faisaient les Français. Elle montre que, pendant la guerre, l’opinion française, dans sa grande majorité, n’a pas adhéré à la politique de collaboration de Laval, alors même qu’elle était très concernée par la libération des prisonniers, puisque chaque Français en comptait au moins un dans sa famille ou dans son entourage proche. Elle permet également de mesurer la réactivité des prisonniers à leur retour face aux accusations de collaboration. Outre les procès en diffamation, ils entamèrent une autoépuration, témoignant ainsi que leur groupe n’a pas été différent du reste des Français et accélérant leur réintégration dans la communauté nationale, puisque ces accusations disparaissent bientôt et que les prisonniers de guerre sont reconnus comme anciens combattants en 1949.

1 an f9 3106. Extraits du discours radiodiffusé le 22 juin 1942.

2 À partir du 16 novembre 1940, Georges Scapini est le chef du service diplomatique des prisonniers de guerre (sdpg).

3 an f41 317.

4 Voir l’analyse de ces photographies par Denis Maréchal in Denis Peschanski, Yves Durand, Dominique Veillon, Pascal Oryl, Jean-Pierre Azéma, Robert Frank, Jacqueline Eichert, Denis Maréchal, Images de la France de Vichy 1940-1944. Images asservies et images rebelles, Paris, La Documentation française, 1988.

5 Plénipotentiaire général à la main-d’œuvre.

6 Évelyne Gayme, L’Image des prisonniers de guerre français de la Seconde Guerre mondiale. 1940-2000, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Jacques Becker, Paris-X-Nanterre, 2002, 3 tomes.

7 Cercles de réflexion organisés dans les camps de prisonniers de guerre pour diffuser la révolution nationale.

8 Franc-Tireur, 24 juillet 1945.

9 Les prisonniers de guerre militaires de carrière ont subi une épuration menée par l’armée (commission Matter).

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