Les premières troupes noires servant dans l’armée américaine se sont illustrées lors de la guerre d’Indépendance aux batailles de Lexington et de Concord. Pendant la guerre de Sécession, on dénombre cent cinquante régiments formés de volontaires de couleur dans les troupes de l’Union. En 1865, six de ces régiments sont conservés dans l’us Army, avec un encadrement blanc. Pendant les guerres indiennes, les 24th et 25th Infantry Regiments et les 9th et 10th Cavalry Regiments sont stationnés dans l’ouest et le sud-ouest où ils sont intensément engagés. En 1896, la Cour suprême des États-Unis approuve le principe de ségrégation raciale, ce qui n’empêche pas l’emploi de troupes noires à Cuba deux ans plus tard1. Début avril 1917, les 24th, 25th, 9th et 10th Regiments sont les seules unités de couleur dans l’us Army2.
- « I Want you for the US Army »
En 1917, au moment de l’entrée en guerre des États-Unis, il faut lever en urgence une armée nombreuse3 : les mesures discriminatoires sont alors mises en sourdine afin de convaincre plus facilement les Noirs de s’engager. Dans l’Amérique d’alors, la croyance populaire veut que ceux-ci soient peureux de nature, ce que les faits vont immédiatement venir démentir4. En effet, les recrues de couleur affluent, à tel point que l’on peut rapidement lever deux divisions d’infanterie (di), les 92e et 93e. Deux raisons à ce succès. Tout d’abord, il est indéniable qu’au travers des discours de la National Association for the Advancement of Colored People, les Noirs américains voient dans le conflit en Europe une occasion de faire évoluer leur statut social en montrant leur patriotisme guerrier. En outre, combattre pour libérer la France, pays ayant aboli l’esclavage en 1848, leur semble justifié.
Pour incorporer le surplus de volontaires qui continuent de se présenter, l’armée se refuse à créer des unités de combat mixtes, composées de Blancs et de Noirs, même si le Selective Service Act de juin 1917, la loi de conscription, dispose que « tout citoyen américain de vingt et un à trente ans doit s’inscrire sur le registre de conscription, quelle que soit sa couleur de peau ». Les autorités militaires interrompent même l’enrôlement, car elles redoutent d’avoir trop de troupes de couleur sous les armes. Elles se souviennent qu’en 1906, à Houston, des soldats noirs s’étaient livrés à des représailles meurtrières suite à des provocations raciales. Mais nécessité fait bientôt loi et la législation est respectée : par un tour de passe-passe, on décide de verser les Noirs non pas dans des unités combattantes, mais dans le Service of Supply (sos), qui regroupe logisticiens et travailleurs manuels. Ainsi, en novembre 1918, sur quatre cent mille soldats noirs, trois cent quatre-vingt mille servent au sos, et sur les cent mille présents en France, quatre-vingt mille sont des travailleurs. Pour un combattant de couleur au front, il y a donc quatre travailleurs qui s’activent à l’arrière, à son profit ou pour celui de la population française, en déblayant les ruines ou en effectuant des travaux agricoles5.
Le général Pershing, commandant le corps expéditionnaire américain, est soucieux de conserver l’autonomie de son commandement face aux Français ; pourtant, il n’hésite pas à transférer les régiments d’infanterie des 92e et 93e divisions d’infanterie à une armée française avide de renforts, décision qui trahit son a priori défavorable sur la valeur combative de ces troupes de couleur.
C’est un autre a priori qui, en août 1918, pousse le colonel Linard, chef de la mission militaire française près le corps expéditionnaire américain, à rédiger une circulaire6 afin de « mettre en garde les officiers français sur la question nègre aux États-Unis », action qu’il estime nécessaire et urgente pour préserver l’amitié et l’unité franco-américaines. Il insiste sur le fait qu’il n’appartient pas aux Français de porter un jugement sur la façon dont les Noirs sont considérés dans l’armée américaine et donne les raisons de la ségrégation en vigueur dans la patrie de l’Oncle Sam. Le fait qu’il y ait là-bas quinze millions de « Nègres » (sic) explique, selon lui, cette peur d’une « dégénérescence de la race blanche ». Il faut, précise-t-il, éviter de heurter la sensibilité américaine en se montrant trop familiers avec les Noirs, comme les Français le sont avec ceux de leurs colonies, en gardant toujours à l’esprit que, même s’il est citoyen en son pays, le Noir américain y est considéré comme un être « inférieur » en raison des défauts qu’on lui prête, à savoir son inintelligence, sa familiarité naturelle, son manque de conscience civique et professionnelle, et, par-dessus tout, son obsession pour tout ce qui se rapporte au sexe (sic).
Linard conclut sa circulaire en recommandant d’éviter toute intimité entre officiers blancs et noirs, et de plutôt privilégier le rapprochement avec les officiers américains blancs. Il préconise aussi de ne pas vanter plus que nécessaire la valeur des soldats noirs et de les tenir éloignés des femmes blanches, ceci pour éviter les flirts qui ne pourraient que nuire au prestige de la race blanche dans nos propres colonies.
Le 16 août 1918, le bureau spécial franco-américain de l’état-major de l’armée (ema) décide de retirer cette circulaire qui véhicule des idées contraires aux principes des droits de l’homme. Le colonel Linard, qui n’a pourtant fait que suivre les recommandations du général Pershing7, est par ailleurs convoqué à l’ema pour s’expliquer sur ses analyses…
La 92e di est officiellement créée en octobre 1917 et est placée sous le commandement du général Charles C. Ballou. Elle est composée de la même manière que les autres divisions américaines : quatre régiments d’infanterie, trois régiments d’artillerie, une batterie de mortiers, trois bataillons de mitrailleuses, un bataillon de transmetteurs, un régiment du génie, un bataillon du train et plusieurs unités de maintenance. Elle a été largement moins engagée au combat que la 93e, raison pour laquelle nous axerons notre étude sur cette dernière. Quelques précisions néanmoins : cette division, qui a conservé le surnom de « The Buffalo Division », sobriquet donné par les Indiens aux recrues noires parce qu’elles avaient la même couleur de peau que les bisons, débarque en France en juin 1918, stationne dans le secteur de Saint-Dié jusqu’au 25 septembre, puis rejoint Marbache et l’Argonne. Le 12 août, elle est rattachée à la 7e armée française du général Boissoudy. Les 19 et 20 septembre, le 366e régiment d’infanterie (ri), appartenant à cette division, repousse deux assauts allemands dans la région de Saint-Dié et de Lesseux, tandis qu’à l’inverse, le 368e ri, placé en renfort des 77e di américaine et 37e di française, est retiré du front pour « inaptitude au combat ». La 92e di est ensuite stationnée près de Marbache ; elle y mène des patrouilles et perd quatre cent soixante-deux hommes (tués, blessés, disparus) sous les bombardements allemands. Le 10 novembre, elle participe à l’assaut des hauteurs est de Champagney et déplore à cette occasion cinq cents tués et blessés supplémentaires8.
- Portrait de la 93e DI
Deux régiments d’infanterie, sur les quatre qui composent la 93e di dite « provisoire »9, sont issus de la garde nationale, formation chargée à l’origine de la défense du territoire américain. Il s’agit du 15e régiment de New York, commandé par le colonel Hayward, dont les recrues sont des Noirs de Harlem, rebaptisé 369e régiment d’infanterie en mars 1918 par les Français. Et du 8e régiment d’infanterie de l’Illinois, formé de volontaires de Chicago, que les Français rebaptisent 370e ri. Les Français vont ensuite former le 372e ri grâce à différents bataillons de la garde nationale provenant de l’Ohio, du Massachusetts, du Connecticut et du Maryland, et le 371e ri avec des soldats de couleur originaires de Caroline du Sud et de Floride10. Ces quatre régiments ont une proportion de 35 % d’officiers noirs11, lesquels, avant de quitter le sol des États-Unis, ont été moins bien lotis en équipements que leurs homologues blancs servant dans d’autres unités, ce qui n’est sans doute pas le fruit du hasard. En apprenant que les régiments de la 93e vont être rattachés à des divisions françaises, les soldats qui y servent sont déconcertés et affichent leur déception. Mais devant l’insistance de Pétain à pouvoir récupérer au plus tôt des troupes fraîches, c’est sans scrupules que Pershing a transféré ces Colored Regiments à l’armée française12.
- Itinéraires
- LR 369e ri
L’effectif du 369e ri est de cinquante-six officiers et de deux mille hommes. Débarqué à Brest le 26 décembre 1917, le régiment est transféré à Saint-Nazaire le 1er janvier 1918, puis gagne le camp de Coëtquidan pour s’y instruire. À la mi-mars, il se déplace à Givry-en-Argonne pour être rattaché à la 16e division d’infanterie française. Il reçoit alors du matériel français et est organisé comme un régiment d’infanterie français type. Des officiers français se chargent de son instruction tactique, puis il monte en ligne le 8 avril. Il restera cent quatre-vingt-onze jours en ligne, durée la plus longue de tous les régiments d’infanterie noirs américains. Il occupe un secteur allant de la Main de Massiges (à l’ouest de l’Aisne) au nord-est de Châlons-en-Champagne (soit quarante et un kilomètres de front linéaire).
Le 369e ri est le premier des quatre régiments noirs à connaître le feu. En juin, il effectue patrouilles et coups de main dans les lignes adverses puis, au début du mois suivant, se prépare à la contre-offensive que projettent les Alliés. Le 15, il relève un régiment d’infanterie marocain et livre trois jours de combat. Du 18 au 21 juillet, il reconquiert une partie du terrain précédemment perdu par les Alliés et avance au nord de Minaucourt ; le 23, il prend position entre la Butte du Mesnil et la Main de Massiges.
Après cent trente jours passés sous le feu ennemi, le régiment gagne Châlons-en-Champagne pour une semaine de repos puis repart au front. Il est finalement relevé le 15 septembre et envoyé dans la Somme. Dix jours plus tard, il participe à l’offensive alliée et s’empare de Ripont, de Fontaine-en-Dormois et de Séchault. Le 3 octobre, très éprouvé, il est relevé puis dirigé sur Vitry-le-François pour un transfert à la 4e armée du général Gouraud. Le 12, il arrive à Belfort, puis le 16 à Thann (Vosges). Il y reste jusqu’à l’armistice. Le 17 novembre, c’est en tête de toutes les forces alliées qu’il franchit le Rhin. Les combattants du 369e ri ont été surnommés « The Harlem Hellfighters » (« les combattants de l’enfer originaires d’Harlem ») par ceux qui les ont approchés, Allemands ou Français, impressionnés par leur tenue au feu et leur valeur au combat. Les deux premiers soldats noirs décorés par les Français appartiennent à cette unité dont le drapeau s’est ensuite vu remettre la croix de guerre française pour ses mille cinq cents tués et blessés.
- Le 370e ri
Le 8e ri américain se trouve sur la frontière mexicaine lors de la déclaration de guerre des États-Unis à l’Allemagne. Il gagne alors le Texas. Le colonel Dennison qui le commande est noir, de même que tout l’encadrement. Rebaptisé 370e ri, il débarque à Brest le 22 avril 1918 ; il est ensuite dirigé sur Belfort pour suivre six semaines d’entraînement. Le 13 juin, il traverse Ligny-en-Barrois puis Bar-le-Duc. Huit jours plus tard, il est dans le secteur de Saint-Mihiel, où il va rester près d’un mois. Il part ensuite pour l’Argonne puis, le 15 août 1918, est placé sous le commandement du général Mangin (10e armée). Un mois plus tard, il rejoint Soissons pour être rattaché à la 59e di française ; le 22 septembre, il gagne un secteur entre Pinon et Braucourt. Le 27, il participe à l’attaque de la ligne Hindenburg et, au 12 octobre, a réalisé une avance de soixante-dix kilomètres, libérant Laon, Crépy et atteignant Cessières. Le 5 novembre, il poursuit les Allemands jusqu’à Beaume et Aubenton. Le jour de l’armistice, il se trouve sur la frontière belge après avoir libéré Signy-le-Petit. Après la fin des combats, il est employé à déblayer les ruines de plusieurs localités. Les soldats du 370e ri ont reçu soixante-huit croix de guerre françaises, vingt et une Distinguished Service Cross (dsc) et une Distinguished Service Medal.
- Le 371e ri
Avant leur départ pour la France, des officiers britanniques ont été dépêchés pour former les soldats du 371e ri à l’escrime, à la baïonnette et au lancer de grenades. Le régiment débarque à Brest le 23 avril 1918, puis est rattaché à la 157e di du général Goybet13. Il rejoint Givry-en-Argonne puis Vaubecourt et enfin Rembercourt, où, jusqu’au 6 juin, il parfait son entraînement. Il est ensuite rattaché à la 38e di française dans le secteur de Saint-Mihiel. Du 13 au 22 juin 1918, il renforce la 68e di dans le bois de Béthelainville. Du 15 juillet au 24 septembre, il adopte une posture défensive dans le secteur de Vérrières. Il est ensuite dirigé sur Verdun puis sur Heiltz l’Évêque, en Champagne, pour y être formé aux techniques offensives. Le 26 septembre, il est sur la Butte du Mesnil et part le lendemain à l’offensive ; il atteint Ripont, Gratevil, Ardeuil-et-Montfauxelle le 30 septembre. Ayant perdu les deux cinquièmes de son effectif, il est relevé le 3 octobre. Une semaine plus tard, il gagne Le Bonhomme, en Alsace ; c’est là que le trouve l’armistice. Le 371e ri a fait l’objet d’une citation du général Pétain pour sa belle conduite au sein de la 157e di. Son drapeau est décoré à Brest le 27 janvier 1919. Trente-quatre croix de guerre françaises sont attribuées à ses officiers, soixante-neuf à ses militaires du rang, ainsi qu’une Légion d’honneur et vingt et une dsc.
- Le 372e ri
Le 372e ri est organisé en janvier 1918 et est également rattaché à la 157e di française. Il débarque à Brest le 13 avril, puis rejoint Givry-en-Argonne et finalement Condé-en-Barrois pour s’y entraîner. Organisé comme un régiment français, il forme la réserve de la 63e di. Le 6 juin, il occupe le secteur La Noues/Les Islettes dans la Meuse, où il procède à des patrouilles. Le 27, il relève le 123e ri français à Vauquois et, le 2 juillet, rejoint les 371e et 333e ri français comme troisième régiment d’infanterie de la 157e di. Du 11 au 14 juillet, il relève le 49e ri à Courcelles puis, à la fin du mois, le 333e ri sur la côte 304 à Verdun, où il est soumis aux bombardements allemands. Dans ce secteur, il procède à de nombreuses patrouilles et effectue des coups de main.
Démoralisé par le remplacement de ses officiers qu’on a jugés « inaptes au commandement », le régiment doit être relevé par le 129e ri us le 8 septembre. Le 12, il gagne Brienne-le-Château puis, le 16, Vitry-le-François et, enfin, Sainte-Menehould le 25. Le 26, il accompagne l’offensive de la 4e armée. Deux jours plus tard, il atteint le nord de Ripont, capture Séchault. De fortes pertes entraînent sa réorganisation ; il s’empare encore d’Ardeuil le 2 octobre, puis est relevé par un régiment français le 6. Le 8, il est à Sainte-Menehould, puis part pour l’Alsace trois jours plus tard ; il y reste jusqu’à l’armistice.
Le 12 décembre 1918, le général Goybet décore dix-huit officiers et soldats de la croix de guerre, tandis que le colonel Tupes, commandant le régiment, remet huit dsc. Le drapeau reçoit la croix de guerre avec palmes le 24 janvier 1919 à Brest, en même temps que son chef de corps. À cette occasion, quatre soldats reçoivent la médaille militaire, et cinquante-deux autres la croix de guerre.
- La démobilisation et le retour au pays
Le 369e ri apprend le 12 décembre 1918 qu’il ne fait plus partie de l’armée française et qu’il va retourner sous peu aux États-Unis. Le 1er janvier 1919, il traverse Le Mans, et arrive à Brest le 12 ; le mois suivant, il débarque à New York sous les applaudissements, puis se livre à une parade triomphale sur la Fifth Avenue. Le régiment est démobilisé le 1er mars 1919. Le 370e ri retourne sous commandement américain le 12 décembre 1918 ; il gagne Soissons pour y stationner, séjourne au Mans du 23 décembre au 8 janvier 1919, puis à Brest jusqu’au 1er février. Le 7, il débarque à New York. Dix jours plus tard, il parade triomphalement à Chicago et achève sa démobilisation le 12 mars. Le 371e ri quitte Brest le 3 février 1919 et débarque aux États-Unis sept jours plus tard. Le 372e ri part pour Le Mans le 1er janvier 1919. Il est à Brest le 24, puis embarque pour les États-Unis le 3 février ; sa démobilisation est terminée le 6 mars.
Les quatre régiments de la 93e di avaient été équipés à la française afin de faciliter la maintenance des matériels et l’instruction tactique ; l’été 1919 a été consacré à la rétrocession à l’État français des matériels réutilisables et au paiement des autres14.
- En guise de conclusion
Hormis le fait que, lors de son temps de présence en France, la 93e di ait fait connaître le ragtime et le jazz en donnant des concerts très appréciés devant les troupes alliées, comme ce fut le cas notamment du Jazz Band du 369e dirigé par le lieutenant James Reese Europe, il ne faut pas oublier la raison principale de sa présence sur le Vieux Continent. Elle déplore cinq cent quatre-vingt-quatre tués et deux mille cinq cent quatre-vingt-deux blessés, soit 32 % de son effectif. Si on rapproche ces données de toutes les pertes américaines pendant le conflit (trente-six mille cent cinquante-quatre tués), les morts de la 93e di représentent 1,6 % du total, et ses blessés 1,4 % du total général15.
D’après un rapport du général Goybet d’octobre 191816, les 371e et 372e ri se sont aussi bien battus et comportés que les autres régiments américains, formés avec des conscrits blancs. Le commandant de la 157e di a pourtant demandé le remplacement des officiers de couleur de ces deux régiments par des Blancs, jugeant que les premiers éprouvaient des difficultés à comprendre le système militaire français et qu’ils étaient la source de problèmes relationnels interraciaux. Il a également écrit que leur style de commandement était « laxiste », propre à encourager cette paresse qu’il fallait absolument combattre en période de séjour prolongé dans les tranchées. Goybet a été suivi dans ses demandes, puisqu’un certain nombre d’officiers appartenant à ces deux régiments ont été relevés de leur commandement et transférés à la 92e di.
En ce qui concerne les récompenses, on peut noter une certaine répugnance des autorités militaires américaines à accorder des décorations aux soldats de couleur pour leur comportement au feu. Il faudra ainsi attendre le 24 avril 1991 pour qu’un soldat de la 93e, le caporal Freddie Stowers, voie sa dsc convertie en médaille d’honneur du Congrès par le président Bush. Or l’heureux bénéficiaire de cette promotion a été tué en septembre 191817 !
Les Français, qui utilisèrent pendant la guerre de nombreuses troupes noires (trois cent cinquante mille Soudanais, trente mille Antillais, quatre-vingt mille Noirs d’Afrique de l’Ouest regroupés sous le qualificatif abusif de « Sénégalais »), furent moins ingrats dans ce domaine, puisqu’ils attribuèrent trois cent vingt-cinq croix de guerre et cent soixante et onze Légions d’honneur aux Noirs américains18.
Le général Pershing a écrit dans ses souvenirs : « À la condition d’être commandés par des officiers blancs et d’être suffisamment instruits, les soldats noirs se sont toujours bien comportés »19, marque de reconnaissance pour les services rendus certes, mais en demi-teinte. Aucun des régiments noirs américains n’a d’ailleurs participé au défilé de la Victoire à Paris en juillet 1919, à la différence des régiments de couleur français et britanniques20. Les autorités militaires américaines ont hâté leur retour au pays, craignant des débordements avec les Françaises, ainsi qu’une possible contagion dans leurs rangs d’idées dangereusement libérales, comme celles qui auraient poussé les Noirs à réclamer l’égalité avec les Blancs.
On doit également mentionner l’existence d’une soixantaine d’exécutions capitales au sein de la 93e di pendant la durée de sa présence en France. À ce total s’ajoutent quelques cas d’exécutions pour le moins « sommaires », comme des matraquages à la sortie des bars par la Military Police, composée exclusivement de soldats blancs. Les autorités militaires américaines n’ont jamais rouvert les dossiers des conseils de guerre pour procéder à une étude systématique des affaires en vue d’une éventuelle réhabilitation.
Peut-on au moins affirmer que l’engagement guerrier de ces volontaires noirs ait fait évoluer les comportements sociaux aux États-Unis ? Pas vraiment, puisque même les anciens combattants des 92e et 93e di n’ont pas été autorisés à rejoindre l’American Legion21. Mais il y a pire : dès 1919, les manifestations outrancières d’un racisme anti-nègre ont continué aux États-Unis, surtout dans le Sud, avec le tristement célèbre Ku Klux Klan22, sans que les actes d’héroïsme passés aient influencé les mentalités de quelque manière que ce soit.
Finalement, il n’y eut que dans les cimetières militaires en France que les combattants américains furent ensevelis sans que l’on prenne la peine de distinguer les Blancs des Noirs.
1 Astor Gerald, The Right to Fight. A History of African Americans in the Military, Novato, California, Presidio Press, 1998, 529 p.
2 L’auteur apporte ses remerciements à Benjamin Doizelet pour lui avoir confié son mémoire de maîtrise, très utile pour la réalisation de cet article, La 39e division ; les soldats noirs américains dans l’armée française, 1917-1919, sous la direction de M. Jean-Pierre Chaline, 2002, 130 p.
3 Le gouvernement américain veut lever trois millions de combattants en deux ans. Gary Mead, The Doughboys: America and the First World War, New York, Allen Lane ed., 2000, 328 p.
4 Robert B. Edgerton, Hidden Heroism: Black Soldiers in America’s Wars, N. Y., Westview Press, 2001, 271 p.
5 D’après Benjamin Doizelet, op. cit., p. 16.
6 Consultable au service historique de la défense (shd/gr) dans le carton n° 6 N 96, chemise n° 7560.
7 Le général a fait parvenir à Linard un document écrit de sa plume, Secret Information Concerning Black American Troops, qui contient l’argumentaire synthétisé par le colonel français.
8 Jami L. Brya (Managing Editor, On Point), Fighting for Respect: African-American Soldiers in WWI.
9 Provisoire, car il est prévu son éclatement au profit des divisions françaises à son arrivée sur le front ; son état-major sera dissous et ses officiers réaffectés. Frank E. Roberts, The American Foreign Legion: Black Soldiers of the 93d in WWI, Annapolis, Maryland, Naval Institute Press, 2004, 288 p.
10 Chester D. Heywood, Negro Combat Troops in the World War. The Story of the 371st Infantry R., N. Y., ams Press, 1928, 310 p.
11 En octobre 1917, il y a plus de six cents officiers subalternes noirs (sous-lieutenants, lieutenants, capitaines) au sein de l’us Army. Donnée disponible sur le site World War I and Post War Society (“Chronicle of the American Soldier in WWI”).
12 Frank E. Roberts, op. cit.
13 Journal de marches et opérations de la 157e DI, shd/gr 26 N 766.
14 shd ⁄ gr 7 N 1415.
15 Rapport sur les pertes américaines du General P. March, 23 novembre 1918, cité par Benjamin Doizelet, op. cit. p. 93.
16 Consultable au shd/gr dans le carton n° 24 N 696.
17 Article du Washington Post, 24 avril 1991.
18 The Story of America’s Black Heroes in the Great War, sur le site World War I and Post War Society et Frank E. Roberts, op. cit.
19 Général John J. Pershing, Mes souvenirs de la guerre, Paris, Payot, 2 tomes, 1931.
20 Arthur E. Barbeau, Henri Florette, The Unknown Soldiers, Black American Troops in WWI, Philadelphia, 1974, 272 p.
21 Notons cependant qu’en 1927, l’État de l’Illinois a érigé à Chicago une colonne commémorative en l’honneur des combattants du 370e ri tombés en France.
22 Certains vétérans noirs ont été lynchés simplement parce qu’ils arboraient leurs décorations. Voir F. Roz, « La crise de la paix aux États-Unis », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1922, p. 318.