L’album des 20 ans

Marie Peucelle

Lire, écrire, échanger et penser

La première fois que j’ai vu la revue blanc et rouge, elle m’avait été conseillée par mon chef de corps dans le cadre de ma préparation au concours de l’École de guerre. J’étais alors commandant d’unité et jeune mère, absorbée par le commandement de ma compagnie d’intervention de sécurité civile et l’organisation millimétrée de ma vie personnelle. J’ai donc fait l’erreur de la regarder distraitement, puis de la poser dans un coin de mon bureau pour ne plus la rouvrir.

En 2017, mutée à Paris au cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre, je redécouvre Inflexions par le biais des alors colonel Pierre et commandant Roy, et évidemment par celui de madame Rioux, présente chaque semaine en réunion de cabinet. Cette fois, je lis. Vraiment. « Violence totale », « Le soldat et la mort », « Le soldat augmenté » sont mes premiers Inflexions et resteront mes préférés. J’y découvre une mine d’informations, de pensées croisées, de témoignages. Je renoue avec le goût de la lecture qui engage la réflexion. Je prends enfin le temps de penser.

L’article qui m’a probablement le plus marqué est celui de Marie-Christine Jaillet, mère de « Denzel », membre du cpa10 et mort en opération. Son remarquable texte mêle les sentiments d’une mère ayant perdu son fils à ses talents de chercheuse qui analyse ces mêmes sentiments. Elle y parle de fraternité, d’engagement et de devoir de mémoire. Par ses écrits, elle matérialise un lien entre monde civil et militaire, en employant notamment un vocabulaire qui fait partie intégrante du lexique du soldat. Ainsi, comme le sacrifice de nos anciens nous engage, la mort de son fils l’« oblige ». Comme tant d’autres avant lui qui se sont battus « pour que la paix soit durablement assurée », son nom sera lu et sa mémoire honorée.

En voici quelques passages qui m’ont profondément touchée, alors même que mon mari, militaire dans cette même unité, venait de perdre son ami. « La mort de Thomas m’a changée. Elle n’est pas un événement qu’il faut surmonter pour que la vie reprenne son cours d’avant. Elle est un événement qui m’a profondément transformée, qui m’a conduite à plus d’humanité ». Plus fondamentalement sans doute, je pressens qu’elle m’oblige ». J’ai traversé – subi serait plus juste, car je ne l’ai pas choisie – une épreuve que des milliers de mères avant moi ont vécue, qui ont perdu un fils, ou plusieurs, durant la Grande Guerre et l’ont appris sans ménagement par une simple lettre. Leur douleur n’était pas moins grande que la mienne et cette commune expérience m’inscrit dans cette longue lignée des mères orphelines de leur fils. […] À ces jalons qui dessinent sa géographie et son histoire, il faut ajouter la pierre qui sert de monument aux morts dans ce petit village des Causses du Lot que nous avons choisi comme port d’attache, sur laquelle son nom a été gravé. Ainsi, chaque 11 novembre, lorsque la petite communauté se rassemblera, le nom de Thomas sera-t-il lu comme celui de tous ceux qui figurent sur cette pierre. Nommer, c’est faire exister. Et c’est pourquoi entendre son nom avec les leurs sera une manière de continuer à le faire vivre, à les faire vivre, un peu, dans le présent et, avec eux, les combats qu’ils ont menés pour que la paix, ce bien infiniment précieux, nous soit durablement assurée. Il sera là, veilleur muet, au cœur du joyeux brouhaha que font les enfants lorsqu’ils se retrouvent ici les soirs d’été pour poursuivre leurs jeux, et les adultes leurs causeries, lorsque la fête bat son plein fin août, lorsque les joueurs de pétanque lancent la boule… Je le saluerai en passant par là, au retour d’une balade, avant d’aller voir dans nos jardins les deux arbres du souvenir que nous y avons plantés : un micocoulier au tronc nervuré comme l’était sa silhouette et un pin parasol à l’ombre duquel nous abriter. »

Ces mots bouleversants, écrits magnifiquement, ont sans aucun doute contribué à créer mon attachement très prononcé à la revue, qui permet aux militaires comme aux civils de confronter leurs idées et de les faire rejoindre sur des sujets souvent graves, parfois heureux et joyeux, toujours complexes.

À l’École de guerre-terre, je prends cette fois le temps d’écrire et je réalise que j’aime jouer avec les mots, m’attacher à la musicalité des phrases couchées sur le papier, apprendre à retranscrire et à transmettre à mon tour. Dans le cadre de mon mémoire de scolarité, je prends contact avec le colonel(er) Cotard, membre du comité de rédaction et réserviste à Inflexions, et puis j’ose : je lui propose pour la revue un article que j’avais pris plaisir à écrire, qui aborde l’utilisation guerrière des risques naturels. Sa publication fut pour moi source de grande fierté car je savais la qualité de la revue, qui incarnait surtout la possibilité de transmettre à un public averti le résultat de recherches sur un sujet qui me tenait à cœur.

Lorsque, l’année suivante, m’est faite la proposition de rejoindre le comité de rédaction, je viens d’accoucher de mon troisième enfant. Ma première réaction fut de répondre que j’étais particulièrement honorée, mais que je ne pourrai pas m’investir suffisamment au sein de la revue, entre mon temps de boi à venir et la gestion de ma vie familiale qui me laissait peu de temps personnel (doux euphémisme). Mais devant l’assurance que chacun participait au sein du comité à la hauteur de ses disponibilités, j’ai accepté, pour ma plus grande joie, tout en restant un peu soucieuse, en me disant au fond de moi « Mais dans quoi t’es-tu embarquée ? ».

Autour de la table, les premières prises de parole inquiètent forcément un peu face aux profils des membres du comité qui forcent le respect du jeune commandant que je suis. Mais comme toute tablée, c’est bien cet échange entre générations, entre origines, entre compétences, qui permet justement de créer des numéros multidirectionnels, aux regards véritablement croisés. Je ne sais pas si j’apporte à la revue autant qu’elle m’apporte. Probablement pas. Peut-être par une expérience un peu différente d’officier du génie servant au sein des formations militaires de la sécurité civile, à cheval entre le ministère de l’Intérieur et celui des Armées, à cheval entre deux mondes. Peut-être par ce qui compose ma personnalité, avec mes forces et mes faiblesses. Comme la revue, je vis et continue de me construire au gré de mes rencontres, de mes missions et des interactions personnelles ou professionnelles qu’elles provoquent.

Ce qui est sûr, c’est que depuis que j’ai rejoint le comité, Inflexions est ma bouffée d’oxygène littéraire. Elle m’impose de lire, même quand je n’ai pas le temps, d’écrire, même quand la fatigue me freine et que l’envie me manque. Elle m’impose surtout de m’arrêter dans ce rythme effréné pour réfléchir, penser, discuter et comprendre la complexité du monde qui nous entoure.

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