N°29 | Résister

Jean-Philippe Margueron

Éditorial

Chers lecteurs,

Au moment où je commence à rédiger cet éditorial, mon agenda affiche la date du 8 janvier 2015 : je viens d’être rattrapé par l’actualité. Nous sommes au lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo, en pleine émotion et communion nationale. Une dépêche afp titre : « La France est entrée en résistance. Tous unis pour faire face à la barbarie. » Le même jour, le président de la République préside une cérémonie aux Invalides pour rendre hommage à Robert Chambeiron, figure de la Résistance et compagnon de Jean Moulin, « celui qui, dans la nuit de l’Occupation, fut de ceux qui eurent le courage de faire quelque chose ».

Quel raccourci historique pour ce mot à la fois simple et grave : résistance ! Entrer en résistance, résister. Basculer dans la clandestinité ou en appeler à la résistance ouverte et publique ? Résistance armée ou pacifique ? Organisée ou anarchique ? Résistance de tout un peuple ou résistance d’une minorité ? Résistance collective ou personnelle ?

Et puis, après tout, pourquoi résister ? De fait, chacun s’accorde à penser que ceux qui entrent en résistance obéissent à une cause qu’ils jugent supérieure à l’ordre imposé ou établi. Et si l’ordre était établi, ils lui désobéissent sciemment. L’Histoire et le jugement des hommes diront ensuite, mais seulement ensuite, si cette résistance était légitime et si ses acteurs étaient des héros ou des renégats.

Pour un individu, la décision de résister (ou de ne pas résister) se prend dans l’intimité de son âme, en pleine conscience et a priori en toute liberté, au confluent de son cœur et de sa raison, éclairée par son éducation, sa culture personnelle, historique, religieuse, son éthique, sa déontologie... voire à la suite de protagonistes identifiés comme charismatiques.

Sujet à l’évidence riche et dense, aux multiples questionnements. Résister à l’instar de personnages devenus célèbres par leur histoire ? Décider de résister, voire de désobéir ? Abandonner une situation bien établie, mettre en danger sa propre famille ? Rarement notre revue n’aura aussi bien porté son nom : « pouvoir dire », poser les questions et y apporter des réponses, à défaut d’apporter LA réponse, fidèle en cela à sa ligne rédactionnelle.

Dans ce même esprit, du reste, je souhaite que nos jeunes militaires puissent s’interroger au fil de leur lecture : qu’aurais-je fait à leur place ? Sénèque nous interpellait déjà en affirmant : « L’âme résiste aux maux auxquels elle est préparée. »

Résister interpelle avant tout notre mémoire collective et notre histoire, surtout en cette période de commémorations patriotiques. N’écrivons-nous pas, d’ailleurs, Résistance avec un R majuscule dès lors que l’on évoque celle de la Seconde Guerre mondiale ? Tant l’engagement héroïque et exemplaire des Résistants de la première heure suscite respect et admiration. Pour autant, dans ce bien sombre été 1940, qui choisir entre le général de Gaulle et le maréchal Pétain ? Plusieurs auteurs abordent cette époque mouvementée, et François Scheer n’est pas en reste d’originalité quand il évoque la résistance des militaires allemands à Hitler.

En poursuivant cette mise en perspective historique et contemporaine, nous arrivons aux récits relatifs aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Le regard clinique, entre autres, porté par le docteur Clervoy sur deux officiers généraux « entrés en dissidence » durant la guerre d’Algérie ne manque pas d’intérêt. Plus proche de nous encore : mai 1995, les Balkans, avec le témoignage du colonel Pineau, jeune officier de l’époque, qui choisit de résister à l’encerclement des Serbes à l’heure où d’autres Casques bleus se rendent drapeaux blancs à la main.

Après ces éclairages historiques, souvent tragiques comme peuvent l’être les épopées militaires, vient le temps de la réflexion et de l’analyse. Plusieurs textes abordent ce sujet sous l’angle philosophique, religieux et politique, voire économique. Monique Castillo, notamment, décrypte une société postmoderne où la résistance serait devenue l’expression de singularités personnelles en opposition à un « vivre ensemble » assumé. Le général Blachon, lui, responsable du recrutement de l’armée de terre, s’affiche avec un titre provocateur : « S’engager, un authentique acte de résistance ? » Bref ! Un numéro d’Inflexions fidèle, me semble-t-il, à sa réputation.

Pour finir, je voudrais vous faire part, chers lecteurs, de deux convictions personnelles, et, pardonnez-moi par avance, très militaires. La première, à l’attention notamment de nos jeunes officiers : si vous êtes un bon chef, obéi de la troupe, vos hommes vous suivront sans hésitation dans ce qui sera jugé demain comme opprobre et infamie, ou honneur et gloire. Terrible et magnifique responsabilité morale que celle de l’officier, à l’instar de vos anciens. La seconde est que la décision de résister, de choisir une autre voie, voire de désobéir1, ne peut s’affranchir de notre humanité. Nos écoles de formation transmettent ce précieux capital dans leurs pôles éthique, créés en juillet 1999 : le devoir de résister à tout ce qui peut nier notre humanité, même et surtout lorsque nous sommes confrontés aux pires atrocités2. C’est sans doute l’une des « raisons invisibles » qui font qu’aujourd’hui encore les armées françaises, au regard des combats qu’elles mènent au nom de la France et du peuple français, continuent à attirer nos fils et nos filles dans ce métier des armes, si singulier.

Ne pas s’affranchir de notre humanité : la maîtrise du feu en opérations en est l’une des plus belles expressions, à l’image du rapport laconique de ce chef de section engagé en Afghanistan : « Viens d’être accroché. vab de tête neutralisé, trois blessés, dont un pronostic vital engagé, en cours d’évacuation. Pas de tir de riposte, présence importante de population. » Cet officier, qui disposait d’armements puissants et précis, aurait pu faire un autre choix. Il ne l’a pas fait et ses soldats lui ont obéi.

La guerre, triste patrimoine universel et intemporel de l’humanité, reste malgré tout et par nature irrationnelle et inhumaine. Y résister avec humanité est notre honneur. Et notre espérance en des jours meilleurs. Tel est le viatique du soldat français.

Puisse cette publication aider nos jeunes militaires dans leurs indispensables réflexions personnelles, avant de prendre part, à leur tour, aux événements constitutifs de notre histoire commune en perpétuel recommencement. Puisse la société civile y trouver quelques éléments de réflexion sur le tragique et la grandeur de l’exercice du métier des armes.

Bonne lecture.

1 Ce qu’autorise le statut général des militaires de 2005, qui dispose dans son article 8 : « Toutefois, il ne peut leur [aux militaires] être ordonné et ils ne peuvent accomplir des actes qui sont contraires aux lois, aux coutumes de la guerre et aux conventions internationales. » Tout militaire est donc un résistant en puissance, à condition de savoir qualifier dans l’action ce que serait un acte illégal : autant y réfléchir avant.

2 Le point 3 du Code du soldat précise : « Maître de sa force, il respecte l’adversaire et veille à épargner les populations. »