La place des armées dans l’espace public se réduit, les valeurs qui guident les militaires comme le sens de l’honneur, celui du dévouement pour la collectivité ou encore celui du sacrifice seraient de moins en moins en vogue dans notre société. La conséquence en serait la distance qui se creuserait entre le monde militaire et le monde civil. Cette dernière ne ferait que s’accroître depuis la professionnalisation des armées et, plus récemment, avec la réduction de leur format, entraînant un risque d’isolement des militaires dans un monde aux valeurs postmodernes. Cet article met à l’épreuve ces assertions en les appliquant aux jeunes dans leurs relations avec les armées. Y sont avancés quelques arguments permettant de questionner, sinon de contester, cette thèse des conséquences néfastes de la disparition des armées du champ public, telle qu’elle est communément développée, notamment par les militaires.
En premier lieu, on entend très fréquemment dire que les Français, les acteurs politiques et bien évidemment aussi les jeunes1 ne connaissent plus les armées depuis la suspension du service militaire. Or, ceux qui mettent en avant cette vision des choses ont tendance à oublier l’image que la conscription donnait des armées. Certes, de nombreuses vertus étaient attachées à l’expérience du service militaire, mais celles-ci étaient exprimées par l’ensemble des Français et non par ceux qui en avaient fait l’expérience. Les jeunes hommes directement touchés par le service émettaient, en effet, des opinions distinctes de celles des autres catégories de la population, et se montraient critiques vis-à-vis des tâches qui leur étaient confiées et au sentiment de temps mal occupé. Le service était synonyme de perte de temps et, comme l’écrit François Gresles, en dehors des volontaires services longs (vsl) et des appelés de l’encadrement, on ne trouvait plus grand monde pour défendre le service militaire dans la forme qu’il avait depuis 19922.
Utile pour la défense de la France aux yeux des Français, du moins jusqu’à la fin de la guerre froide, considéré comme un rituel de passage, comme un moment de brassage social – bien que de moins en moins réel – et comme un tremplin de la citoyenneté, le service militaire, mesuré pour son influence sur la connaissance des armées et l’image qu’il contribuait à en donner, n’avait pas autant de mérites que certains l’affirment encore aujourd’hui. D’ailleurs, l’image des militaires auprès des Français a commencé à s’améliorer dès l’annonce de la professionnalisation, en 1996, et n’a cessé de progresser depuis. On ne peut que se montrer prudent quant au bénéfice que les armées retiraient de la conscription en termes d’image, même si cet argument relève aujourd’hui plus du registre nostalgique que réel.
Les armées sont de moins en moins visibles sur le territoire national. La diminution des implantations et les réductions successives de format amenuisent l’empreinte militaire. Ceci est un fait, mais de ce fait objectif on tire couramment une conséquence qui, elle, demanderait à être démontrée. Les militaires, absents du territoire, seraient, du même coup, absents dans notre société. À l’heure de l’information numérique, cet argument peut laisser songeur. Les relations de proximité sont, certes, importantes, mais depuis que l’on effectue des sondages sur la manière dont les jeunes sont informés sur la défense, on observe que ce sont les médias qui jouent le rôle prépondérant. Les jeunes se forgent donc leur idée des armées grâce à des moyens de communication déterritorialisés. Récemment, les armées ont d’ailleurs investi dans les médias sociaux afin de se faire encore mieux connaître.
En outre, le maillage des garnisons avait un sens durant la guerre froide, lorsqu’il était peu question des armées au quotidien. Avec la multiplication des opérations extérieures dans lesquelles sont engagées les forces françaises, cet ancrage territorial est moins crucial eu égard à cet enjeu-ci. Mis à part les campagnes d’information liées aux exigences du recrutement, les jeunes entendent parler des militaires à chaque fois qu’il est question d’une mission dans laquelle ils sont engagés. Or ces dernières se sont multipliées au cours des deux dernières décennies.
En outre, l’armée demeure l’un des principaux employeurs sur le territoire national et le premier recruteur public. Rien à voir évidemment avec le flux annuel des conscrits du temps du service militaire, mais le phénomène n’est pas négligeable et mérite d’être pris en compte. En 2012, vingt et un mille jeunes, tous niveaux confondus, seront recrutés et le flux s’est élevé à plus de trente mille certaines années. En dix ans, ce sont près de trois cent mille jeunes qui se sont engagés. Le rayonnement des armées obtenu grâce à ce réseau est sans aucun doute plus valorisant que ce qui avait cours du temps de la conscription.
En troisième lieu, l’institution militaire, qui inspirait peu confiance aux jeunes dans les années 1980, est désormais celle que 85 % d’entre eux placent en tête de toutes les institutions publiques. L’écart observé dans les années 1980 entre les jeunes et les adultes dans leurs rapports aux institutions régaliennes s’est également estompé. L’antimilitarisme des années 1960-1970, l’une des causes de mobilisation de la jeunesse contre les initiatives des armées, est désormais résiduel et n’est plus l’apanage d’une classe d’âge. À l’époque, les valeurs que les jeunes attribuaient aux armées étaient précisément celles qu’ils combattaient : les valeurs réactionnaires, la défense de la hiérarchie, le machisme. Aujourd’hui, celles qu’ils associent aux armées sont celles qu’ils défendent.
Ils ont non seulement confiance en l’institution militaire, mais ils lui trouvent une utilité sociale. C’était déjà le cas en 1998, puisque 78 % des jeunes estimaient à cette époque qu’avoir une armée en France était utile. Dans une récente enquête financée par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem) et menée par le Centre d’études de la vie politique française (cevifop)3, 42 % des jeunes affirment que l’armée devrait être renforcée et 52 % estiment qu’il faudrait au moins la laisser telle qu’elle est. À la question de savoir à quoi elle sert, ils répondent, dans l’ordre : « défendre », « protéger », « faire la guerre », « aider » et « maintenir la paix ». Non seulement ils font preuve d’une relative connaissance de l’éventail des missions qui lui sont confiées, mais on constate également qu’ils n’ignorent pas le retour de la guerre dans l’agenda militaire. Enfin, 49 % d’entre eux estiment qu’être militaire est une activité très honorable et 40 % assez honorable.
Les valeurs des jeunes auraient évolué en décalage avec celles auxquelles adhèrent les militaires. La crainte de ces derniers de voir ceux-là se détourner des armées du fait de valeurs peu compatibles est-elle fondée ? En premier lieu, le rapport à l’autorité, qui opposait les jeunes à leurs aînés dans les années 1960 et ce jusqu’aux années 1990, est devenu consensuel. Les jeunes ne sont plus aussi critiques face à l’autorité qu’ils l’étaient à cette époque, à partir du moment où celle-ci ne s’exerce pas dans les choix personnels. Par ailleurs, des valeurs comme le sens du devoir ou la discipline sont perçues de manière positive.
Autre thème, l’individualisme semble ne pas avoir cours autant qu’on l’affirme communément. Les chercheurs qui travaillent sur les valeurs des Français ont montré que, loin de l’individualisme, une attitude où chacun œuvre pour soi sans esprit de solidarité, les Français et, parmi eux, les jeunes aspirent à effectuer en toute liberté les choix relatifs à leur sphère privée, ce qui a pour corollaire le respect des choix des autres. Cette individualisation n’est pas synonyme d’individualisme, explique Olivier Galland4 : c’est un processus qui fait que chacun veut décider par lui-même, dans tous les domaines de sa vie et de ses valeurs, ce qui est bon ou mauvais pour lui. Il insiste, comme les autres chercheurs travaillant sur les valeurs dans ce collectif5, sur le fait que cette individualisation n’exclut ni l’altruisme ni le sentiment d’appartenance collective et encore moins les références à une morale, du moment qu’elle n’est pas abstraite et impersonnelle, et qu’elle se concrétise sous forme de principes qui guident les relations sociales6.
L’évolution des valeurs des jeunes les rend-elle moins prêts à s’engager ? La récente enquête cevipof/irsem tend à prouver que l’engagement militaire n’est pas une perspective que les jeunes fuient, au contraire. Quatre jeunes sur dix évoquent avoir envisagé d’exercer un jour un métier militaire (15 % disent l’avoir déjà envisagé et 27 % pourraient peut-être l’envisager). Leur motivation première est le désir de faire quelque chose au nom de l’intérêt collectif. En effet, 37 % estiment que ce serait une manière de faire quelque chose pour leur pays. Ils étaient 22 % en 1998. Le travail en équipe et le fait d’avoir des responsabilités sont deux autres motivations qui ont pris de l’ampleur en quinze ans. En revanche, les préoccupations individuelles tournées vers la sécurité de l’emploi ont nettement reculé. En 1998, 42 % des jeunes enquêtés mentionnaient comme motivation à choisir le métier militaire le fait d’avoir un emploi stable et 39 % l’auraient choisi pour ne pas être au chômage. Ils ne sont plus que, respectivement, 24 % et 16 % à évoquer ces deux motivations en 2011.
Certes, leur connaissance des armées est faible, mais une évolution très intéressante doit être soulignée : entre 1998 et 2011, l’idée que se font les jeunes des métiers proposés par les armées s’est profondément transformée en s’adaptant à la réalité. En 1998, plus d’un sur trois croyait que la plupart des métiers exercés dans les armées étaient des métiers administratifs, un quart d’entre eux songeaient à des métiers scientifiques et seulement 17 % citaient des métiers combattants. En 2011, la tendance s’est inversée, puisqu’ils sont 34 % à penser avant tout à des métiers de combat. Ceux qui envisagent de s’engager privilégient un métier de combattant (35 %) ou un métier de commandement (25 %).
Notons, pour conclure, que le lien entre les armées et la jeunesse doit être attentivement entretenu. Mais on ne peut continuer à l’analyser avec des critères qui n’évoluent pas. Les éclairages récents nous apprennent que la confiance dans l’institution militaire s’est renforcée chez les jeunes, que ces derniers ne se détournent pas de l’ordre et de l’autorité autant qu’on le croit couramment, et que le sentiment de fierté nationale est plutôt à la hausse. L’éthique et l’utilité sociale, valeurs phares pour les armées, attirent les jeunes qui sont en quête d’idéaux tels que l’engagement collectif ou l’altruisme moral.
1 En matière de définition, la jeunesse peut être caractérisée par l’âge, avec des limites fixées selon le type d’enquête à vingt-quatre ou à trente-neuf ans. Une autre façon d’aborder la question consiste à raisonner à partir de l’âge auquel s’effectue le passage de l’école au travail et de la famille d’origine à la famille fondée.
2 François Gresles, Le Service national, Paris, puf, 1997.
3 Ronald Hatto, Anne Muxel, Odete Tomescu, «Enquête sur les jeunes et les armées, images, intérêts et attentes», Études de l’irsem, n° 10, 2011, en ligne sur le site le l’irsem, www.irsem.defense.gouv.fr/IMG/pdf/etude_10.pdf
4 Olivier Galland, « Les jeunes Européens sont-ils individualistes ? », in Olivier Galland et Bernard Roudet, Les Jeunes Européens et leurs valeurs, Paris, La Découverte, 2005.
5 Cette notion est utilisée par les chercheurs d’arval, l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs, qui analysent l’évolution des valeurs des Européens depuis plus de trente ans.
6 Cf. Bernard Roudet, « Les sociétés européennes au miroir des jeunes », in Olivier Galland et Bernard Roudet, op. cit., p. 31.