Lorsque le journaliste se trouve confronté à la question simple : « Quelle est la perception de l’armée par le grand public ? », il doit faire aussitôt face à une série de problèmes. Le premier réside bien sûr dans la contre-question : « Pourquoi moi ? » Puis il se demande « Qu’est-ce que l’armée ? » Comme s’il n’y en avait qu’une… Comme si le corps militaire était unique. Comme si quelques décennies de contact avec la noble institution militaire lui avaient permis de comprendre si la défense de la France se confond avec ces quelques centaines de milliers d’hommes et de femmes qui la servent, sous l’uniforme ou pas. Avant de sombrer dans des abîmes de perplexité quand il lui faut comprendre qui est cet être étrange, indistinct et surtout inconnu : le « grand public ». Prenant enfin le taureau par les cornes, il se lance.
- Ce qui n’est plus
La première évidence, c’est que la question ne peut plus être posée aujourd’hui dans les termes qui auraient été pertinents dans une période allant de la guerre froide à la guerre du Golfe. En 1989, par exemple, les Français dans leur ensemble avaient avec les armées et la défense nationale une relation marquée par le « sapin », comme on appelait parfois le service militaire. Pour les jeunes hommes, une seule alternative : y échapper ou s’y soumettre. Dans tous les cas, l’exercice définissait une relation à l’institution à laquelle nul ne pouvait se soustraire. Ceux qui enfilaient l’uniforme pour un an, ou davantage s’ils étaient volontaires service long (vsl), payaient leur dû à la communauté nationale tout en tirant de cette expérience, dans le meilleur des cas, un profit social personnel. Sur une base égalitaire – terme que chacun nuancera –, ils avaient participé à la défense de leur pays, aux côtés des militaires professionnels.
La fin de cette situation est de plusieurs années antérieures au terme du service national annoncé par le président Jacques Chirac en février 1996. Elle date de la décision de son prédécesseur, François Mitterrand, prise à l’automne 1990, de ne point faire participer d’appelés à la guerre du Golfe. Un officier de l’armée de terre que j’avais interrogé dans la foulée de la décision présidentielle de professionnalisation admettait que « notre société n’est pas prête à voir [un appelé] mourir pour Koweït City. Or l’armée est toujours le reflet de la société1... » Début 1992, lorsque la décision fut prise à Paris d’envoyer des troupes en ex-Yougoslavie dans le cadre de la Force de protection des Nations Unies (forpronu), c’est essentiellement pour retarder la professionnalisation totale que le chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques Lanxade, a pesé de tout son poids afin que des conscrits fassent partie des troupes envoyées en Bosnie. François Mitterrand lui donna satisfaction.
Fallait-il confondre service national et renforcement du lien armée/nation ? Alors chef du bureau du service national à Paris, Marie-Françoise Goloubtzoff ajoutait : « Certains des jeunes officiers sont très déçus de voir le service national disparaître. Je leur demande d’ouvrir les yeux, de voir que le statu quo n’est plus acceptable. De voir que le monde vit, évolue, et qu’il faut évoluer avec2. » Le gaulliste historique Jacques Baumel, qui avait le sens de la formule, déclarait quant à lui : « C’est la première fois depuis le règne de Charles VI que la France n’a pas d’ennemi à ses frontières ni à celles de ses alliés3. »
- Émotion en première ligne
Bien peu de nostalgiques expriment aujourd’hui un regret du service national. On serait pourtant bien mal fondé à percevoir dans cette absence l’un des nœuds de la manière dont le « grand public » perçoit l’institution militaire. Le service militaire ne fait plus partie du patrimoine national depuis plus de quinze années. Mais il y avait déjà bien longtemps, lors de sa disparition4, que notre pays, instruit par les conséquences de la guerre d’Algérie, n’envoyait plus ses « bidasses » faire le coup de feu. Même au redémarrage de ces actions, avec les opérations au Liban dès le début de la première présidence de François Mitterrand, les appelés partant sous d’autres cieux ne le faisaient que sur la base du volontariat. Ce qui les assimilait pour un temps à des soldats professionnels.
Pour autant, la réalité est là : contrairement à ce qui s’était passé depuis que la loi Jourdan-Delbrel avait institué la conscription universelle et obligatoire en 1796, la majorité des familles françaises ne possède plus aujourd’hui ce lien charnel avec l’« armée » que déterminait le passage temporaire, mais obligatoire, d’un père, d’un fils ou d’un frère sous les drapeaux. Pour une très large partie de la population, la Marine nationale, l’armée de terre ou l’armée de l’air ne sont plus appréciées qu’au gré de leurs apparitions dans les journaux télévisés. Lesquelles ne se produisent qu’en de très rares occasions, essentiellement en cas de pertes humaines. Dans de telles circonstances, l’émotion monte en première ligne, le « grand public » se confondant alors avec les téléspectateurs pour vibrer autour de la détresse des familles, de l’émotion qui se dégage d’événements aussi dramatiques. La mort de soldats français exerce une influence directe sur l’opinion publique. Serait-ce la seule ? Certes non. Dans sa dix-septième livraison, en juillet 2011, le baromètre opérations extérieures (opex), sondage réalisé régulièrement pour le ministère de la Défense, révèle que l’adhésion des Français aux opérations militaires du premier semestre de l’année chute brutalement.
- Adhésion en chute libre
L’auteur de cette note relève que « les taux d’adhésion ont chuté pour l’ensemble des opérations dans des proportions significatives. Les baisses les plus marquées s’observent sur les interventions qui bénéficiaient de forts taux de soutien en avril : la Libye (41 %, moins onze points) et la Côte d’Ivoire (43 %, moins quatorze points). Elles entraînent les autres théâtres, moins visibles, dans leur sillage. Ainsi, Atalante, habituellement perçue avec bienveillance dans l’opinion, décroche de onze points, atteignant son point le plus bas depuis le début de l’opération (à 66 %) ».
Pourquoi donc ces évolutions de l’opinion, qui, certes, ne concernent pas directement les armées, mais les opérations qu’elles conduisent ? L’auteur est très net quand il précise une chute brutale de l’adhésion populaire à ces opérations, à tout le moins si on la compare à celle prévalant un trimestre plus tôt : « Il y a trois mois, la valorisation des interventions en Côte d’Ivoire et en Libye avait légitimé les opex sur les différents théâtres d’opérations. » Mais, selon lui, la brutalité de la chute s’explique bien davantage par « la tonalité désormais beaucoup plus critique des médias sur l’intervention en Libye », considérée comme la raison principale, « l’annonce régulière de nouveaux morts tombés en Afghanistan » n’arrivant qu’en deuxième position pour « largement éroder les niveaux d’adhésion ».
Pourtant, il apparaît que la mort de soldats français au « Royaume de l’insolence », comme on appelle parfois l’Afghanistan, a entraîné une très forte désaffection de l’opinion publique. En juillet 2011, derniers chiffres connus, 62 % des Français estimaient que les troupes françaises devaient quitter ce pays ; 33 % pensaient le contraire. Durant la campagne pour l’élection présidentielle, le parti socialiste et son candidat François Hollande ont fait valoir qu’ils retireraient les troupes françaises de ce pays avant la fin de 2012. Après l’assassinat de quatre soldats le 20 janvier 2012, portant le bilan à quatre-vingt-deux morts français, le président Nicolas Sarkozy a annoncé sa volonté de faire rentrer le contingent national plus rapidement que prévu initialement. Mais a-t-on vu un mouvement d’opinion de large ampleur ? Une contestation dans la rue pour ramener les soldats au pays ? L’Afghanistan est-il devenu un enjeu de la campagne présidentielle ? Rien de tout cela ne s’est produit. Le débat est venu d’ailleurs, d’où on ne l’attendait pas : des familles. Nous y reviendrons.
- Les risques de la guerre « zéro mort »
De leur côté, les opérations de soutien à la démocratie en Côte d’Ivoire ou la guerre en Libye n’ont pas davantage provoqué de débat. En l’absence d’une réaction politique des grands partis d’opposition à ces initiatives du chef des armées – parfaitement en droit de les prendre –, l’opinion publique n’a pas engagé de controverse. Quant aux médias, qui ont largement couvert ces conflits sur le terrain, ils se sont contentés des très maigres informations distillées à Paris par l’état-major des armées pour se cantonner à des reportages sur les capacités des forces françaises et les performances, réelles, de leurs personnels. À tout le moins celles qui ont été rendues publiques. Sans doute le soutien à Alassane Ouattara et l’éviction par la force de son adversaire Laurent Gbagbo avec l’appui de l’armée française n’ont-ils pas provoqué de perte côté français. Pas davantage que n’en a produit l’action militaire de l’otan incitée et poussée par la France pour hâter un changement de régime en Libye.
Les guerres « zéro mort » ne présentent pas seulement la caractéristique de ne point susciter l’opprobre, ce dont personne ne se plaindra. Elles portent aussi en germe un risque de « délégitimation » de l’action armée. Les opinions publiques ne pourraient-elles être sensibles à l’argument selon lequel les États démocratiques ne sauraient légitimement engager leurs forces que dans une forme d’égalité avec leur adversaire ? Sans doute n’engage-t-on pas une guerre en envisageant de la perdre ou de subir des pertes humaines inacceptables. On en vient à oublier la célèbre formule cornélienne : « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. » Alors que, quand la disproportion des moyens est écrasante au point de réduire le danger à sa plus simple expression, un risque existe : celui d’accréditer l’idée que la force armée ne saurait être aujourd’hui mise en œuvre que si la perspective de voir gagner l’adversaire se trouve réduite à sa plus simple expression. Sinon, comment expliquer le retrait d’Afghanistan où les talibans paraissent proches de la victoire contre une coalition des armées les plus modernes du monde ? Ces débats sont épargnés à l’opinion, qui peut néanmoins observer que les mots très durs employés au début de l’année 2012 contre le tyran syrien Bachar Al-Assad, pas moins bourreau de son peuple que Muammar Al-Kadhafi le Libyen, ne sont accompagnés d’aucune menace d’intervention militaire…
- « Souveraineté des opinions publiques »
Que les armées ne puissent plus s’affranchir d’une relation ouverte avec l’opinion publique est un truisme. Cette connexion passe par une information décomplexée, par une ouverture réelle vis-à-vis des médias et, de ce point de vue, l’expérience de l’auteur est instructive : depuis une trentaine d’années, les portes se sont ouvertes, les communicants se sont installés, les mentalités ont évolué. Pour résumer, la volonté de communiquer s’est fait sa place au soleil, sans oublier que la presse est là pour informer. Mais informer qui ? Ce fameux « grand public » justement…
De manière beaucoup plus profonde sans doute, ce mouvement s’est accompagné d’un vaste chantier que nous avons pu suivre dans l’armée de terre. Au fil des années, celle-ci s’est dotée d’un corpus de textes mis à la disposition de soldats et des cadres, qui démontrent une vraie compréhension de l’évolution du monde. Il n’est pas certain que ces textes et ces attitudes aient atteint le « grand public » qui nous intéresse ici. Et pourtant, ce mouvement participe de cette relation forte avec l’opinion, exigeant tant de « ses » armées qu’elle n’accepte pas les dérapages. Pour ne citer qu’elle, l’armée de terre l’a bien perçu.
- Éthique et déontologie militaires
Ces compréhensions des évolutions du monde, ou à tout le moins la volonté d’y faire adhérer l’ensemble de la communauté militaire, ne date pas d’aujourd’hui. C’est en effet en 1999 que l’état-major de l’armée de terre a publié son fascicule L’Exercice du métier des armes dans l’armée de terre. Fondements et principes. Rédigé sous la conduite du général Jean-René Bachelet, ce document est introduit par une préface qui explique les raisons de sa publication : « C’est l’ensemble de la société qui est en profond mouvement. La souveraineté des opinions publiques, la primauté de l’individuel sur le collectif et l’avènement de l’ère de l’information ne sauraient être sans conséquence sur le comportement du soldat, comme sur l’exercice de l’autorité. La nation elle-même cherche de nouvelles références à l’heure de la mondialisation et de la construction européenne. Cela éclaire d’un jour nouveau la question, cruciale, des relations armée/nation. » Crucial est le mot…
L’après-guerre froide est marqué par la transformation de la relation entre l’armée et la nation, à telle enseigne que les marques de distinction menacent de prendre le pas sur celles de la cohésion. Le document insiste justement sur ce point : « La spécificité militaire peut apparaître comme fortement contrastée par rapport à la société civile : son fondement même – la capacité à infliger la destruction et la mort, au risque de sa vie – l’en sépare radicalement. Mais l’en distinguent aussi, le cantonnement juridique, la discipline formelle et la cohésion forte qui s’exprime dans des symboles, des traditions et des comportements nécessaires, et eux-mêmes résolument spécifiques, ainsi que, dans une certaine mesure, la primauté du collectif sur l’individuel5. »
Sur ce même sujet, on nous autorisera ici une citation de Michèle Alliot-Marie, qui fut ministre de la Défense de 2002 à 2007. Lors de la clôture des journées internationales de Coëtquidan, le 25 novembre 2005, elle démontra qu’elle avait fait siennes les réflexions de l’état-major : « Les militaires agissent au nom de la République, au nom de la France. Si la force qu’ils emploient est légitime, c’est qu’ils l’exercent par délégation de la nation, au nom de l’État. Leur action les engage bien au-delà de leur propre personne. Elle engage aussi le pays pour lequel ils ont choisi de porter les armes et dont ils doivent aussi porter les valeurs. Si la force qu’ils emploient est légitime, c’est aussi parce qu’elle est maîtrisée. Sa mise en œuvre se fait dans le cadre des règlements propres au statut militaire, du code pénal et du droit international. Pourtant, de plus en plus, nos armées interviennent dans des situations complexes, où parfois le droit positif n’apporte pas toutes les réponses. L’éthique et la déontologie militaires deviennent alors le fondement de leurs décisions. » Belle formule. Mais les temps changent…
- Évolution radicale du rapport aux armées
Le 30 janvier 2012, un événement d’une portée considérable s’est produit. Dans une décision très attendue, la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris a accepté, contre l’avis du parquet, qu’un juge d’instruction enquête sur les conditions de la mort de plusieurs soldats tués par les insurgés afghans dans la vallée d’Uzbeen, lors d’une embuscade organisée en août 2008. Une décision qui entraîne l’ouverture d’une enquête judiciaire pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Pour le ministre de la Défense Gérard Longuet, « naturellement, les militaires rendent compte devant la justice des actes répréhensibles, mais la conduite de la guerre est et doit rester l’affaire des militaires ». Exprimant le point de vue le plus répandu dans les armées, il poursuit : « Chaque fois qu’il y a un accident, a fortiori un mort, ou simplement une conduite d’opération, il y a une inspection interne des armées, et lorsqu’il y a des comportements qui doivent être sanctionnés, ils l’ont toujours été. » Et Gérard Longuet d’ajouter qu’il appartient « à ceux dont c’est le métier et dont l’honneur est de risquer leur vie d’être responsables de leurs actes devant leurs pairs, c’est-à-dire ceux qui partagent les mêmes risques ».
Pour le très médiatique avocat d’extrême droite Gilbert Collard, qui défend les familles de huit des dix militaires décédés à Uzbeen engagées dans cette poursuite, le point de vue est radicalement différent : « On n’a jamais dit qu’un militaire, quand il endossait son uniforme, n’endossait pas sa mort possible. En revanche, on a toujours dit qu’on n’avait pas le droit d’envoyer des soldats à la mort sans leur donner les moyens de se défendre, d’échapper à un guet-apens construit par la négligence, par le laxisme de la hiérarchie. »
Les points du débat sont posés. Ils illustrent les positions qui se font face dans une évolution radicale du rapport aux armées : elles ne sont plus intouchables. Faut-il s’en étonner ? Faut-il refuser que la vie militaire soit « judiciarisée » ? Saisie par le parquet de Paris, la Cour de cassation dira finalement le droit, donc si une enquête doit être ouverte par un juge d’instruction, ou pas.
- Une histoire facile à assimiler
Les institutions ne sont plus à l’abri de l’irruption des magistrats et des avocats dans toutes les sphères de la société. Les chefs d’entreprise ont été les premiers poursuivis, et d’autres institutions aussi respectées que l’armée ont été touchées : l’Église, l’Éducation nationale, les gouvernants eux-mêmes ne sont plus à l’abri des poursuites. On engage même des actions judiciaires au sein des familles…
Composantes de la communauté nationale, pourquoi les armées échapperaient-elles à une judiciarisation frappant l’ensemble de la société ? Depuis de longues années, elles ne sont d’ailleurs plus exemptes de ces attaques, qu’elles proviennent de militaires poursuivant des chefs ou des camarades au sein de l’institution, qui de son côté ne protège plus ses brebis égarées, parfois galeuses. Qui s’en plaindrait ? Que l’on sache, si les armées ont renoncé sans trop rechigner à leur justice spécifique, c’est bien qu’elles avaient assimilé le fait qu’elles ne se trouvent pas au-dessus des lois.
Mais une procédure engagée contre des militaires ayant conduit des hommes au combat est une vraie innovation, qui fait réagir très à propos l’ancien chef d’état-major des armées, le général Henri Bentégeat : « Le sentiment des militaires, quand on les traduit en justice alors qu’ils ont risqué leur peau, est que le peuple ne soutient pas leur action. […] Si les opérations de guerre sont traitées comme des faits divers, apparaît un risque d’inhibition terrible pour les militaires. La crainte est de voir les gens passer leur temps à hésiter6. »
Le mot est lâché : « Fait divers. » Et s’il est important, c’est bien que dans ces « faits divers » deux êtres contradictoires cohabitent : la victime, par définition innocente, et le coupable, par définition condamnable. Que dans une opération militaire, les tués aient été des professionnels volontaires, s’étant engagés en toute connaissance de cause – il est à tout le moins permis de l’espérer –, ne change rien à l’affaire : pour l’opinion publique, ce benêt de « grand public » à qui il faut présenter quelques idées simples et aisément compréhensibles, voilà une histoire facile à assimiler. Ces militaires tués au combat par des adversaires coriaces ne sont rien d’autre que des victimes, dont la mort n’est pas seulement redevable de compensations pécuniaires, mais également de condamnations pénales.
On retiendra la sagesse de l’avocat Daniel Soulez Larivière et de la psychanalyste Caroline Eliacheff expliquant que la « figure de la victime en est arrivée à occuper celle du héros. La médiatisation des catastrophes a révélé que l’unanimité compassionnelle était en train de devenir l’ultime expression du lien social. Et les demandes de réparation auprès des psychiatres et des juristes sont sans fin. Jusqu’où irons-nous dans cette victimisation généralisée ? » Et d’ajouter : « En donnant l’illusion aux victimes que leur devoir est de venir immoler leur vie privée devant le tribunal, la justice donne, contrairement à sa mission, une occasion de souffrances supplémentaires que l’on voudrait “thérapeutique”. […] Le progrès ne réside pas dans la victimophilie, ni dans la victimolâtrie ou dans l’exploitation politicienne du malheur des gens, mais dans une véritable défense des personnages ayant subi un dommage, par la division en plusieurs scènes correspondant chacune à un problème7. » Ce qui n’implique pas nécessairement la recherche obstinée d’un ou de plusieurs coupables.
- « Symptôme de crise culturelle et sociale »
Sur ces points, j’avais apprécié de m’entretenir avec la philosophe Monique Castillo qui, tout en respectant la douleur des parents trouvant son écho dans l’opinion publique, la resituait dans sa dimension politique, dans son insertion dans « la société des relations marchandes » : « Ils veulent une reconnaissance du sacrifice de leur enfant plus grande que celle qui peut être acquise par sa seule héroïsation. Ce qui fait sens dans la mort d’un soldat, c’est évidemment le fait qu’il s’agit d’une mort dont la portée est politique (au plan national et international), ce n’est plus simplement une mort individuelle. Normalement, c’est la reconnaissance de la nation qui donne ce sens. La victimisation, consistant à “mettre en procès” le drame et à provoquer la réaction compassionnelle de l’opinion, ferait-elle mieux comprendre la mort de leur enfant et leur propre souffrance ? […] La volonté de judiciariser l’action militaire est un symptôme de crise culturelle et sociale qui s’observe aussi aux États-Unis. En gros : la mort au combat est de plus en plus mal acceptée par l’opinion publique. Le phénomène n’est pas étranger à la perception néolibérale que les autorités, aussi bien que les particuliers, ont de la société : si l’individu seul existe et s’il n’existe que des relations entre individus, on comprend que s’installe une incompréhension grandissante entre l’opinion publique et l’action de l’armée. »
Est-ce pour la vaincre qu’après l’attaque d’Uzbeen, le gouvernement a organisé une visite des familles des soldats décédés en Afghanistan ? Sans doute… Mais en installant ces dernières dans le rôle des parents de victimes d’une catastrophe naturelle, ou bien d’un accident de la circulation, le chef des armées – le président Nicolas Sarkozy – voulait répondre à l’émotion de l’opinion publique. Peine perdue… Les familles l’ont pris au mot et se mettent en quête d’un fautif : « Dans une société qui, croyant avoir évacué le sacré, sacralise en réalité la victime et, pour expliquer autant que pour supporter la violence que celle-ci a subie, cherche un bouc émissaire à travers une chaîne de causalités et, in fine, une responsabilité pénale individuelle8. » Mais Uzbeen n’est pas symptomatique de toute la vie de l’armée française.
- Le consensus, mais encore ?
Les forces armées françaises, prises dans toutes leurs composantes, sont infiniment multiformes, mais également multitâches. Elles peuvent agir dans la quasi-totalité du spectre de l’intervention militaire, aussi bien en mettant en œuvre ses forces spéciales numériquement modestes qu’en maintenant en alerte permanente ses forces nucléaires stratégiques. Le tout pour plus de trente milliards d’euros par an, ce qui fait une somme ! Les fantassins opérant à Uzbeen, où ils ont perdu la vie, se trouvaient au bout d’une longue chaîne conduisant en quelques maillons au chef des armées. Lequel savait pouvoir compter sur eux pour afficher dans la glèbe afghane une posture diplomatique et militaire expression de la volonté de la nation. Ce que personne ne conteste… Sur ce point, la France exprime un consensus, en ce sens que l’opinion publique n’affiche pas davantage que la classe politique une quelconque opposition à la politique conduite par ses dirigeants. On a vu les limites de ce consensus dans l’affaire afghane, puisque 63 % des Français n’adhèrent pas à la présence du corps expéditionnaire français dans cette partie du monde.
Mais qu’en est-il si l’on regarde de près la dissuasion nucléaire ? Sur d’autres thématiques politiques voire sécuritaires, les débats sont fréquents et les déclarations nombreuses, les controverses éventuelles alimentant la réflexion citoyenne. Concernant le destin de l’arme nucléaire, pourtant d’une grande importance, les habituels animateurs de la scène politico-médiatique semblent saisis d’une étrange torpeur : les dirigeants autres que le chef de l’État ne disent rien, les partis politiques demeurent d’une discrétion extrême, les milieux économiques s’abstiennent, les centrales syndicales n’abordent pas le sujet. Les Églises sont muettes et les intellectuels remarquablement peu loquaces. Même les associations écologistes et antinucléaires, très en pointe sur l’atome civil ou la gestion des déchets nucléaires, se montrent bien peu ardentes pour défendre leurs convictions quand elles concernent un armement qu’elles contestent néanmoins. Le mouvement enclenché par les associations militant pour la reconnaissance des maladies liées à l’exposition à des rayonnements ionisants lors des essais atmosphériques français dans le Sahara ou en Polynésie a beau susciter nombre d’articles à l’occasion des procès enclenchés par les personnes concernées, il ne débouche pas sur une discussion liée à la pertinence de la dissuasion.
Quant aux militaires, ils se partagent en privé entre, d’une part, ceux, sans doute majoritaires, qui voudraient voir réduire l’effort national en faveur de l’arme nucléaire pour transférer ses budgets sur les équipements dits conventionnels ; et, d’autre part, ceux qui y consacrent leur carrière et défendent de ce fait le nucléaire avec vigueur. Ils se retrouvent tous d’accord pour estimer que rien ne serait pire que l’expression publique de leur mésentente sur un sujet demeurant, en réalité, largement tabou. Tout indique que sur ce terrain, la situation est bloquée. Comme les trois singes chinois, l’opinion publique occulte ses yeux, masque sa bouche et, des mains, couvre ses oreilles.
- Unanimisme ou ignorance ?
Il demeure pourtant de bon ton d’estimer que l’arme nucléaire fait l’objet d’un consensus national. Et que tout le monde étant d’accord, la discussion se trouve ipso facto sans objet. Alors chef d’état-major des armées, le général Jean-Louis Georgelin soulignait un jour que « dans une démocratie vivante, il est naturel et normal de pouvoir débattre d’une question aussi importante pour la nation que celle de la dissuasion nucléaire »9. Sans doute…
Nous considérons pour notre part que le silence enveloppant l’effort en faveur de l’arme nucléaire et la stratégie française de dissuasion relève moins de l’unanimité que de l’ignorance, et que cette situation fragilise la position de la France. Car si l’arme nucléaire demeure le sceptre du monarque républicain tel que l’on dépeint souvent le président français, il n’en demeure pas moins que ce symbole pourrait être remis en cause, justement par l’absence de débat. Un outil stratégique national, fût-il aussi essentiel que l’arme nucléaire, ne peut perdurer que si l’on en discute constamment le sort, sur la base la plus large possible.
Si la France s’emploie aujourd’hui – et avec quelle ardeur ! – à tenter de proscrire l’accès de nouvelles puissances émergentes, comme l’Iran, aux munitions et aux vecteurs nucléaires, elle ne cherche que très rarement à illustrer, voire à justifier, la pertinence et la légitimité de sa propre possession de tels moyens. Or l’interdiction faite à d’autres États de disposer de l’arme nucléaire, par ceux-là même qui se sont auto-octroyé le droit de la détenir, demeure une réalité mal assimilée. Qui s’en préoccupe en France ? Personne…
- Où sont les pédagogues ?
Si on cherche à comprendre pourquoi l’armement nucléaire français suscite, de notre point de vue, si peu d’intérêt dans l’opinion publique, plusieurs éléments nous paraissent devoir être évoqués.
Le premier concerne la difficile appréhension de la stratégie nucléaire militaire nationale. Dans les années 1960, lorsque le général de Gaulle popularisait dans de multiples interventions les concepts de forces de frappe et de dissuasion, ce discours s’accompagnait de longues explications dues aux stratèges de l’époque tels Raymond Aron, Lucien Poirier, Pierre-Marie Gallois ou André Beaufre. La dissuasion dite « du faible au fort » eut sans doute quelque peine à être perçue par les Français, sensibles à la causticité de ceux qui, dans l’opposition au fondateur de la Ve République, se gaussaient de la « bombinette » gaullienne.
Au fil des années, sur fond de vifs affrontements parlementaires, mais aussi d’une œuvre pédagogique intense de la part des stratèges dans la presse et l’édition, la politique de dissuasion finit par s’installer comme un fait politico-militaire majeur, et surtout irréversible. La politique de dissuasion est devenue l’un des piliers du dogme républicain, et ne saurait être contestée…
Nous y voyons paradoxalement la seconde raison du relatif désintérêt de l’opinion publique à son égard, qui nous paraît résider dans l’adhésion de l’ensemble des partis de gouvernement (ceux qui gouvernent et ceux qui sont aptes à le faire) à cette stratégie. Pour parler clairement, et sauf à de rarissimes exceptions près, les néogaullistes, les démocrates-chrétiens et les socialistes sont en accord sur la politique de dissuasion. Au Parlement, ils votent pratiquement sans débattre les budgets autorisant sa poursuite. Souvenons-nous qu’il n’en fut pas toujours ainsi, et que le premier des opposants à Charles de Gaulle, François Mitterrand, adopta au fil des années des attitudes radicalement différentes : farouche adversaire de l’arme nucléaire durant les années d’affrontement contre le fondateur de la Ve République, il s’accommoda plus tard de cet équipement et de la stratégie qui en définissait le rôle, avant de l’endosser complètement une fois parvenu au pouvoir. Les choses n’ont pas bougé depuis. Faudrait-il ne point faire partie du « grand public » pour y voir un problème ?
1 Jean Guisnel, « Nouvelle armée, la tournée des popotes », Le Point, 15 février 1997.
2 Ibid.
3 Jean Guisnel, « Vers l’armée de métier », Le Point, 24 février 1996.
4 L’auteur n’ignore pas que le service national est « suspendu ». Il s’autorise néanmoins à utiliser ce terme.
5 L’Exercice du métier des armes dans l’armée de terre. Fondements et principes, état-major de l’armée de terre, janvier 1999, p. 14.
6 Cité par Nathalie Guibert, « L’armée craint une judiciarisation des actions de guerre », Le Monde, 31 janvier 2012.
7 Caroline Eliacheff, Daniel Soulez-Larivière, Le Temps des victimes, Paris, Albin Michel, 2007, p. 240.
8 Christophe Barthélemy, « Libre propos sur la perception de l’embuscade d’Uzbeen par la société française », Bulletin de la Réunion des officiers de réserve service état-major (orsem) n° 647, décembre 2009.
9 Assemblée nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, compte-rendu n° 2, audition du général Jean-Louis Georgelin sur le projet de loi de finances 2007, 10 octobre 2006.