Demander à l’historien d’analyser les formes revêtues par l’action militaire aujourd’hui, c’est outrepasser ses compétences, c’est l’assigner à une position inconfortable d’où il sera de peu de secours. Tout au plus peut-il proposer, au regard des deux siècles qui viennent de s’écouler, des éléments de réflexion centrés sur les principales évolutions qui ont caractérisé l’activité guerrière au sein de l’espace occidental et tenter de discerner, dans ce cadre spatio-temporel, des éléments structurels ou des caractères pérennes. Croiser l’invariant anthropologique avec la variance historienne en quelque sorte.
Encore convient-il de s’entendre sur l’objet que l’on prétend étudier. Parler d’« activité guerrière » plutôt que d’« action militaire », c’est délibérément privilégier de ne mettre en lumière, parmi l’ensemble des tâches assumées par les armées pendant cette longue période, que celles qui ont trait à l’emploi de la violence armée à des fins de conquête ou de domination de l’ennemi, de défense du sol national ou encore d’anéantissement de l’adversaire. Autant dire que nous n’aborderons que marginalement les missions de maintien ou de protection de la paix ou les missions humanitaires récemment dévolues aux armées occidentales dans le cadre de mandats onusiens. Encore faut-il noter l’extrême ambiguïté du langage contemporain qui qualifie volontiers d’« opération de rétablissement ou d’imposition de la paix » de véritables campagnes militaires, comme ce fut le cas pendant la première guerre du Golfe en 1991. Il faut également prendre en compte le fragile équilibre sur lequel repose la définition des opérations pacifiques – la Force de protection des Nations unies déployée dans les Balkans à l’été 1992 se devait d’aider à l’acheminement de l’aide humanitaire aux réfugiés – lorsque, à tout moment, celles-ci peuvent glisser vers l’affrontement armé. Les réflexions et les témoignages de soldats français engagés dans le conflit de l’ex-Yougoslavie recueillis dans le premier numéro d’Inflexions révèlent, chacun à leur manière, le risque permanent, et assumé comme tel, d’un passage à un affrontement classique dès lors qu’il existe un face-à-face entre des forces armées aux intérêts contradictoires. Aussi choisirons-nous de privilégier le combat au sein de l’activité guerrière : le choix de cette expression vise non pas à banaliser la réalité qu’elle recouvre mais au contraire à souligner qu’elle est une dimension constitutive des sociétés humaines, susceptible d’être étudiée au même titre que d’autres phénomènes, sans sombrer dans un dolorisme ostentatoire ou dans une pruderie excessive qui interdirait toute compréhension véritable. Le combat a en effet constitué l’essentiel de l’activité des forces armées au cours des deux siècles qui viennent de s’écouler, même si, et c’est une constante qui se confirme jour après jour en raison du poids croissant de la logistique sur les opérations militaires, une petite partie de l’armée seulement est directement confrontée à l’expérience combattante. Pendant la Seconde Guerre mondiale déjà, on estime à moins de 10 % des mobilisés, dans l’armée américaine, le nombre d’hommes incorporés dans les unités combattantes, et parmi ceux-ci tous n’ont pas été confrontés à l’épreuve du feu avec la même intensité. Ces réserves faites, trois points retiendront principalement notre attention : tout d’abord, la manière dont, à l’intérieur des sociétés occidentales, la société militaire s’est organisée et structurée en fonction des contraintes liées au combat, considéré comme l’horizon d’attente principal, ensuite les principales évolutions et les invariants liés à l’expérience combattante ; enfin nous nous intéresserons au regard porté sur cette expérience, aux modalités de l’hommage et de la reconnaissance accordés aux tués ou aux blessés de guerre, ainsi qu’aux formes revêtues par le deuil dans ces sociétés.
- La société militaire au sein de la société globale
L’un des traits les plus marquants de l’époque contemporaine est la diffusion de l’expérience guerrière à un nombre toujours plus important d’hommes et de femmes. Pour ne s’en tenir qu’à l’exemple de l’Europe, c’est dès le début du xixe siècle que se forment dans le cadre des États-nations, à l’exception notable du Royaume-Uni, ces armées de soldats-citoyens initiés pendant leur service militaire au métier des armes et aptes à entrer en guerre à l’annonce de la mobilisation. L’expérience guerrière est ainsi devenue une expérience de masse, comme en témoignent les chiffres, impressionnants, des effectifs mobilisés pendant les deux grands conflits du premier xxe siècle : 70 millions d’Occidentaux ont revêtu l’uniforme de 1914 à 1918 et 87 millions de 1939 à 1945. Certains pays, comme la France pendant la Première Guerre mondiale, qui mobilisa à plusieurs reprises plus de 90 % d’une classe d’âge, ou comme l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui repoussa les limites de l’obligation militaire à seize ans et au-delà de cinquante ans, ont atteint une tension de recrutement extrême, qui ne sera plus dépassée. Au contraire, le second xxe siècle s’est caractérisé, globalement, par un confinement de l’activité guerrière au sein d’armées composées de professionnels envoyés sur des théâtres d’opérations éloignés du territoire national pour des durées limitées. Les deux siècles qui viennent de s’écouler ont donc vu se forger tour à tour un degré d’intimité exceptionnelle des sociétés occidentales avec l’activité guerrière puis une mise à distance aboutissant à sa marginalisation sociale. Le cas français est à ce titre exemplaire : on est en effet passé de 8 millions d’hommes mobilisés pendant la Grande Guerre à 1,2 millions d’appelés envoyés en Algérie entre 1954 et 1962. Même si toute comparaison entre ces deux conflits et la première guerre du Golfe, qui fut une opération interalliée, est difficile, la tendance s’est, entre-temps, nettement accentuée. Le contingent français envoyé en Irak n’a pas dépassé 19 000 hommes, dont 3 400 avaient été laissés en réserve à Djibouti. En l’espace de quarante ans, la nature de l’implication humaine dans un conflit consenti par la nation s’est modifiée du tout au tout.
Parallèlement s’est opérée une féminisation progressive des forces armées qui semble contredire, au moins en partie, l’invariant anthropologique qui éloignait les femmes du port des armes et de la possibilité de faire couler le sang d’autrui. Alors que le xixe siècle s’était caractérisé par un contrôle étroit de la présence féminine dans l’armée – le sort de la cantinière peu à peu éliminée des rangs de l’armée française en 1914 lorsque survint la Grande Guerre en témoigne –, le siècle suivant a été le théâtre d’une série de transgressions aboutissant au retour des femmes au sein de l’activité guerrière. En 1917 dans l’armée russe, pendant la guerre civile espagnole, dans les rangs de l’Armée rouge et de la résistance européenne pendant la Seconde Guerre mondiale puis au sein de l’armée israélienne depuis 1948, des femmes ont participé à des opérations militaires. Encore convient-il de préciser que la plupart d’entre elles ont été tenues à l’écart de la violence du champ de bataille. Dans l’armée israélienne par exemple, les femmes astreintes à un service militaire ne sont pas envoyées au cœur du danger et exercent dans les services arrière. En France, l’arrêté qui, à l’aube du xxie siècle, ouvrait aux femmes la totalité des emplois militaires ne s’appliquait pas à certains corps d’élite, comme la Légion étrangère. Les premières enquêtes menées auprès des femmes militaires françaises envoyées en opérations extérieures depuis 1994 révèlent, de surcroît, les réticences suscitées par leur présence dans des opérations dites « de guerre » et le regard volontiers paternaliste, voire réprobateur, porté sur elles par leurs collègues masculins, surtout lorsqu’elles sont mères de famille. C’est dans l’armée américaine que la présence des femmes au sein des unités combattantes a atteint son niveau le plus poussé. L’entraînement de l’élite des corps de marines est subi par 10 % de femmes, soumises toutefois à des épreuves et à des performances moins élevées que les hommes. L’actualité immédiate, qui a révélé l’implication de femmes militaires américaines dans les mauvais traitements, voire les actes de torture, pratiqués contre des détenus dans la prison irakienne d’Abou Ghraib, semble indiquer qu’un seuil important vient d’être franchi dans le sens de l’abolition de la barrière du genre. L’effroi suscité par la divulgation d’images montrant la soldate Lynndie England, réserviste de 22 ans de l’armée américaine, infligeant à des prisonniers irakiens des traitements humiliants, tient tout autant à l’opprobre moral qui sanctionne ces pratiques qu’à la brutalité avec laquelle ces clichés dévoilaient, à des opinions publiques médusées, la capacité d’une femme à infliger une violence extrême, qui plus est à l’encontre d’individus du sexe opposé.
Au sein de ces réalités en permanente évolution, il semble qu’une constante se dessine toutefois, qui a trait aux spécificités de la société militaire dans la société globale. Parce qu’ils sont détenteurs de la force armée et contraints de faire face, en cas de conflit, aux réalités du combat et au déchaînement d’une violence exacerbée, les soldats forment une communauté humaine fermée sur elle-même, y compris dans les pays où la conscription a existé ou existe encore, régie par des règles explicites et implicites qui n’ont pas cours dans la vie civile, et en tout premier lieu par le devoir d’obéissance. Certes sa définition a varié en l’espace de deux siècles, et, pour ne prendre que l’exemple français, il y a loin de l’obéissance absolue et passive dénoncée par Alfred de Vigny en 1835 dans Servitude et grandeur militaires aux dispositions débattues à l’Assemblée nationale en décembre 2004, qui assouplissent le Statut des militaires de 1972 et octroient à ces derniers, par exemple, le droit de s’exprimer publiquement sans autorisation préalable.
Au cours du xxe siècle, deux conflits ont plus particulièrement ébranlé le dogme de l’obéissance passive au sein de l’armée française. La Seconde Guerre mondiale tout d’abord a vu une poignée de militaires professionnels entourés de civils s’engager à poursuivre un combat qui, après la signature officielle de l’armistice le 22 juin 1940, était devenu hors-la-loi. Ces hommes et ces femmes qui formèrent aux côtés du général de Gaulle le noyau de la France libre avaient délibérément choisi, en contestant la légitimité du régime de Vichy, le devoir de désobéissance au nom de principes qu’ils placèrent au-delà de leur engagement à obéir au chef de l’État français, le maréchal Pétain. La guerre d’Algérie en second lieu a été pour l’armée le théâtre de douloureuses remises en question. Le refus de cautionner le recours à la torture comme méthode de guerre incita certains militaires à sortir de leur silence. C’est ainsi que le général Jacques Pâris de Bollardière, l’officier le plus décoré de France pour ses faits de guerre et de résistance, demanda en 1957 à être relevé de son commandement plutôt que d’appliquer les ordres de son supérieur, le général Massu. Quelques années plus tard, alors que le général de Gaulle s’acheminait, avec le soutien de l’opinion métropolitaine, vers l’autodétermination du peuple algérien, le putsch du 22 avril 1961 conduit par quatre généraux (Jouhaud, Zeller, Challe et Salan) venait rappeler que l’obéissance de l’armée au pouvoir exécutif qui lui confie une mission ne va jamais de soi. Les leçons de ces deux conflits ont abouti au texte de 1972 qui, tout en légitimant au nom de principes moraux le devoir de désobéissance, rappelait tout aussi fortement la nécessité pour l’armée de ne jamais nuire à la sûreté de l’État.
Aujourd’hui, la liberté d’expression des militaires français est plus grande qu’elle ne l’a jamais été. Toutefois ces derniers demeurent soumis à des contraintes spécifiques – ils ne disposent ni du droit de grève ni du droit d’adhérer à un parti politique ou à un syndicat – et restent, en cas de conflit, sous la juridiction de tribunaux militaires qui forment, au regard de la justice civile, une justice d’exception. Ces entraves à la liberté individuelle ne peuvent se comprendre qu’en fonction de l’activité guerrière elle-même, qui impose le consentement entier de ceux qui s’y livrent au principe de la subordination hiérarchique et repose sur l’établissement d’une cohésion au sein des unités combattantes qui, faute d’exister, peut mettre en péril la vie de leurs membres.
L’invariant majeur, qui dépasse vraisemblablement les frontières de l’époque contemporaine, est en effet à rechercher dans cette fabrique d’une solidarité, difficilement accessible au regard extérieur, qui unit les membres d’une même unité et se forge dans la promiscuité du quotidien, dans l’apprentissage des gestes et des postures liés au maniement d’armes, dans la pratique d’un entraînement qui ne saurait certes préparer à l’expérience terrifiante du champ de bataille mais dont on ne peut sous-estimer a priori la dureté en portant sur lui le regard condescendant du néophyte. L’entraînement parfois mortel des soldats allemands envoyés sur le front de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale ou celui, tout aussi impitoyable, des marines enrôlés dans la guerre du Pacifique durant le même conflit, viennent sur ce point nous détromper.
Au cœur de tous les conflits contemporains, on retrouve des groupes primaires de combattants – deux ou trois hommes au minimum, le plus souvent une dizaine, parfois davantage dans le cas d’une section d’infanterie – assumant une fonction défensive et protectrice qui, à défaut de rendre l’expérience du combat supportable, atténue le stress lié à celle-ci. Chacun s’en remet à l’autre : c’est ce qu’Hélie de Saint Marc, dans un retour sur son expérience de légionnaire en Indochine puis en Algérie, a nommé l’« absolu de la confiance ». En opération, confie-t-il, « personne ne pouvait s’en sortir seul. Nous remettions notre destin dans les mains d’autrui : nos camarades, nos supérieurs, nos légionnaires. Nous vivions l’absolu de la confiance, celle qui va jusqu’à la mort ». L’écrivain Blaise Cendrars, né en Suisse, engagé en 1914 dans la Légion étrangère, a décrit dans La Main coupée, roman publié en 1946, l’intensité des liens affectifs autant que physiques qui ont existé entre les hommes de son escouade ; ils leur ont permis de survivre au quotidien à la terreur du champ de bataille et de se forger jour après jour, au sein d’une guerre souvent décrite comme déshumanisante, une identité fondée sur une solidarité et une confiance réciproques qui formait un écran protecteur entre eux et les autres. Que cette confiance entre égaux ou entre un supérieur et ses subordonnés soit rompue, et c’est le groupe dans son ensemble qui menace de s’effondrer. Les mutineries qui, en 1917, ont parcouru une partie de l’armée française ont davantage été le produit d’une remise en cause de la capacité du commandement à conduire intelligemment la guerre après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, qu’une contestation de la guerre elle-même, de sa légitimité et de son sens. Les témoignages portés sur des conflits très récents – comme celui de l’ex-Yougoslavie dans le précédent numéro d’Inflexions – confirment le rôle essentiel de ce que les soldats appellent volontiers la « fraternité d’armes ».
- Les expériences combattantes
En ce domaine, chaque expérience est unique ; néanmoins une partie de ce qui a trait à l’expérience corporelle du combat et aux affects suscités par celle-ci semble échapper au contexte particulier qui leur a donné naissance. Ainsi du caractère indicible de l’épreuve du feu qui anéantit les capacités de réflexion du soldat, paralyse ses réflexes et provoque des réactions instinctives de protection et de fuite. L’écrivain français Claude Simon, dont le destin personnel fait le lien entre les deux grands conflits du premier xxe siècle – son père, officier dans l’infanterie de marine, fut tué au combat le 27 août 1914 et lui-même, jeune brigadier au 31e régiment de dragons, échappa de peu à la mort le 17 mai 1940 sur la Route des Flandres (roman paru en 1960) –, consacra une partie de son œuvre à tenter de décrire le « maelström », ce tourbillon de sensations qui assaillent le soldat confronté à un danger extrême, le bombardement tout particulièrement. Dans Histoire, il parvient à évoquer cet indicible dans un dialogue entre deux personnages, un oncle et son neveu qui a vécu, comme Claude Simon lui-même, les combats de rue à Barcelone pendant la guerre d’Espagne :
« Est-ce que ce n’était pas écrit dans tes livres de classe ? On t’avait pourtant bien dit j’imagine qu’il y avait du sang et des morts seulement…
- Non, ce n’est pas ça.
-… entre le lire dans des livres ou le voir artistiquement représenté dans les musées et le toucher et recevoir les éclaboussures, c’est la même différence qui existe entre voir écrit le mot “obus” et se retrouver d’un instant à l’autre couché cramponné à la terre et la terre elle-même à la place du ciel et l’air lui-même qui dégringole autour de toi comme du ciment brisé, des morceaux de vitres, et de la boue et de l’herbe à la place de la langue, et soi-même éparpillé et mélangé à tellement de fragments de nuages, de cailloux, de feu, de noir, de bruit et de silence qu’à ce moment le mot “obus” ou le mot “explosion” n’existe pas plus que le mot “terre”, ou “ciel”, ou “feu”, ce qui fait qu’il n’est pas plus possible de raconter ce genre de choses qu’il n’est possible de les éprouver de nouveau après coup […] . »
La peur en particulier, si bien analysée au cours des années 1860 déjà par Charles Ardant du Picq, participe d’une sorte d’invariance des réactions de l’homme confronté à l’acte de combattre. Entre les sensations d’un jeune soldat engagé sur le champ de bataille de Sedan le 1er septembre 1870 qui, sous l’effet de la fusillade et du bombardement intenses, dit être pris « d’un insupportable malaise au creux de l’estomac, comme un étouffement, tandis qu’on a une angoisse dans les jambes. […] Beaucoup s’oublient dans leur culotte. La peur est en somme une véritable souffrance physique, la tête serrée, des éblouissements. On perd la tête, on a un besoin de s’en aller, et l’on n’est plus retenu que par le respect humain, faire son devoir devant les camarades » et celles éprouvées par les troupes alliées lancées en première ligne sur les plages normandes le 6 juin 1944, pour ne s’en tenir qu’à cet exemple, il existe vraisemblablement une profonde parenté. Encore faudrait-il s’interroger sur la manière dont chaque époque a autorisé, en particulier chez des hommes éduqués à réfréner toute manifestation d’émotivité, l’expression de ce type d’affects. L’intensité de la peur, qui est aussi une anticipation de la blessure et de la souffrance à venir, s’est-elle modifiée en fonction de la nature des atteintes auxquelles s’exposaient les combattants ou encore des progrès accomplis pour y remédier ? Ainsi, les avancées de la chirurgie et de la médecine d’armée, la généralisation de l’anesthésie opératoire au cours des années 1870 ont-elles permis aux soldats de diminuer leur appréhension à l’approche du danger ? Rien n’est moins sûr, car le rapport des sociétés à la souffrance physique et à la douleur s’est lui aussi, dans le même temps, considérablement modifié.
Bien des aspects de l’expérience corporelle induite par le combat ont cependant connu de profondes mutations au cours des deux siècles qui viennent de s’écouler. La mort, en raison de l’ampleur des effectifs impliqués et des évolutions technologiques qui ont décuplé l’efficacité destructrice des armes, est d’abord devenue une mort de masse – les chiffres, effroyables, des pertes militaires de la Première Guerre mondiale (8 millions et demi d’hommes) puis de la Seconde Guerre mondiale (16 à 17 millions, auxquels il faut ajouter 21 à 22 millions de civils engloutis dans la tragédie) en témoignent – avant de connaître une spectaculaire décrue après 1945, au point qu’aujourd’hui, la fiction d’une guerre dite « propre » qui ne laisserait aucun cadavre dans son sillage a pu voir le jour, accréditée dans les opinions publiques par des médias relayant, sans distance critique, les discours de quelques hommes politiques. Il suffit de se pencher sur le chiffre des pertes américaines dans le conflit qui se livre aujourd’hui sur le territoire irakien – le président George Bush vient de reconnaître officiellement la disparition de 1 864 soldats depuis le début de l’intervention de son pays – pour se convaincre du contraire.
Il est vrai que l’époque contemporaine a été le théâtre d’un effort sans précédent pour moraliser la guerre, pour protéger la vie des blessés et des prisonniers désarmés et préserver l’existence des civils happés dans les combats. Dès le deuxième tiers du xixe siècle, des conventions internationales – la première à Genève en 1864 – ont tenté de circonscrire la violence guerrière dans des limites étroites en conformité avec une évolution des sensibilités qui tendait à rejeter, en Occident tout au moins, la brutalité dans les rapports sociaux. Mais la guerre elle-même a démenti ces espérances dès la fin du xixe siècle, puis plus massivement encore au cours du premier conflit mondial, durant lequel le fragile « droit de la guerre » fut d’emblée violé, tandis que les civils devenaient des cibles à part entière des combats. C’est encore dans le sillage de la guerre que les grands génocides du xxe siècle ont pu voir le jour. Ils ont été rendus possibles par une diabolisation radicale de l’ennemi qui autorisait le déploiement d’une violence, voire d’une cruauté, sans limites envers lui. Enfin la guerre elle-même a opéré chez tous les combattants une dynamique de brutalisation qui s’est traduite par des comportements d’agression dénués a priori de toute utilité « stratégique ». Ainsi des viols de guerre commis dans les territoires ennemis pendant les phases d’invasion par des soldats sous l’emprise de la terreur du combat, dans le but d’inscrire sur le corps de leurs victimes la réalité de la conquête et d’humilier l’ennemi. Les agressions commises en Belgique et dans le Nord-Est de la France par les troupes allemandes pendant les premières semaines de l’invasion de 1914, celles perpétrées par l’armée soviétique en 1945 au moment où elle atteignait la Prusse orientale et Berlin, ou encore les viols commis en ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995 s’inscrivent dans cette logique. Plus dérangeants encore pour notre rationalité, les viols, restés longtemps tabous, commis par l’armée américaine en France ou en Grande-Bretagne en 1944 et 1945, semblent indiquer que la guerre induit chez les combattants une brutalité en quelque sorte inhérente à l’activité de combat, y compris envers des populations amies.
- Les sociétés face à l’activité guerrière
Comment les sociétés ont-elles pris en compte, au cours de l’époque contemporaine, l’activité guerrière ? Quel regard ont-elles porté sur elle et comment ont-elles cherché à apaiser la souffrance individuelle et collective que celle-ci a engendrée ? Il est possible d’esquisser ici quelques éléments de réponse.
C’est d’abord au sein des groupes combattants eux-mêmes que s’élaborent les rites destinés à rendre hommage aux morts et à sauver leurs corps de la disparition et de l’oubli. Dès le début du xixe siècle, les combattants qui participèrent aux deux campagnes de France de 1814 et de 1815 témoignèrent d’un souci de rendre hommage à leurs compagnons d’armes en prenant soin de les inhumer eux-mêmes et de doter leurs dépouilles d’une sépulture individuelle, même si l’usage de la fosse commune l’emportait encore largement, notamment chez les hommes de troupe. Ainsi s’élabora progressivement en Occident une nouvelle culture de la mort à la guerre, fondée sur une individualisation de la sépulture qui va se généraliser après la guerre de Sécession, non sans rencontrer de sérieux obstacles liés aux difficultés croissantes pour reconnaître des corps rendus méconnaissables par les conditions du combat moderne. À cet égard, la Grande Guerre avec ses 253 000 corps français et ses 180 000 corps allemands non identifiés sur le front occidental constitue un paroxysme jamais dépassé.
Quoi qu’il en soit, le deuil se vit d’abord parmi ceux qui ont partagé la vie du soldat, qui ont assisté aux circonstances de sa blessure ou de sa mort et qui peuvent en témoigner auprès de sa famille. On sait l’importance cruciale de la transmission de ce « savoir » dans l’élaboration du « travail de deuil » des proches. C’est ensuite au sein de la communauté militaire que les actions accomplies par les soldats, sanctionnées ou non par la mort, reçoivent une reconnaissance qui se traduit par une citation ou par la remise d’une décoration au cours de cérémonies où l’histoire du régiment, le rappel du passé et des sacrifices consentis pour le service de la patrie sont exaltés. On aurait tort de porter sur ces cérémonies le regard sceptique du civil volontiers circonspect devant l’apparat militaire et la grandiloquence rhétorique auxquels elles donnent lieu, car la charge symbolique et le poids émotionnel qu’elles cristallisent permettent de donner un sens aux dangers traversés et attestent de la reconnaissance des vivants pour les morts. N’est-il pas frappant de constater, pour s’en tenir au premier conflit mondial, que la souffrance des familles des « fusillés pour l’exemple » a été d’autant plus vive que fut d’emblée dénié à ces morts le statut réservé aux autres soldats « tombés au champ d’honneur » ? L’âpreté du combat mené pendant l’entre-deux-guerres pour la réhabilitation de ces hommes s’explique dès lors tout autant par le désir de dénoncer l’injustice dont ils avaient été victimes que par celui de les réintégrer au sein de la communauté des combattants tout d’abord, au sein de la communauté nationale ensuite.
L’époque contemporaine est en effet marquée par l’émergence d’une commémoration civique des défunts dont les modèles se sont fixés progressivement, la Grande Guerre constituant à nouveau un tournant majeur. Le cimetière militaire, le monument aux morts ainsi que le tombeau du Soldat inconnu sont autant de lieux où se sont élaborés des rites civiques destinés à affirmer la cohésion de la nation autour de son armée et de ses morts, et à témoigner de l’intensité des liens reliant civils et militaires. Tous les pays et tous les conflits n’ont certes pas connu une activité mémorielle de même ampleur, et il faut rappeler que le sort de la guerre a pesé sur la mise en place de cette liturgie civique. Ainsi de l’Allemagne vaincue en 1918, où un véritable consensus n’a pu s’établir sur le lieu voué à recueillir la dépouille du soldat inconnu. En 1925, l’appel du maire de Cologne, Konrad Adenauer, qui voulait que l’on inhumât un soldat inconnu sur les bords du Rhin, ne fut pas entendu et l’on érigea finalement plusieurs lieux de sépulture, l’un à Tannenberg, en Prusse orientale, où reposent dix soldats inconnus et un autre à Munich, en Bavière. Il y a là autant de signes de la difficulté ressentie alors par la société allemande à sortir de la guerre et à entamer un processus de démobilisation culturelle.
Aujourd’hui encore, c’est autour de la tombe du Soldat inconnu que s’opère la commémoration et que se dit la sacralité du corps des morts. Pour autant, la présence de ces rituels ne saurait entièrement apaiser la souffrance de ceux qui pleurent l’un des leurs. Il convient même de s’interroger sur la façon dont ils ont peut-être pu, en partie tout au moins, entraver le « travail de deuil » individuel en contribuant à laisser enfouie l’expression d’une douleur qui ne pouvait trouver d’apaisement dans l’hommage officiel.
C’est enfin dans le regard porté par les sociétés sur la guerre menée en leur nom que se joue, pour les soldats confrontés aux épreuves du combat, un possible apaisement des blessures psychiques et corporelles laissées en eux, voire que s’opère une chance de guérison. Les guerres qui ont recueilli l’assentiment des nations, fût-ce au prix d’un reniement de toutes les valeurs humanistes sur lesquelles reposait leur idée de la civilisation, ont globalement permis aux combattants de mieux endurer les épreuves traversées, car leur sacrifice était perçu par tous comme indispensable à la survie de la nation et digne, à ce titre, de toute sa reconnaissance. Les « unions sacrées » qui ont vu le jour un peu partout pendant la Grande Guerre, l’investissement total de la société soviétique dans la « guerre patriotique » après 1941 ou encore l’engagement complet des sociétés américaine ou britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, répondent à ce modèle, malgré les usures et les doutes qui ont travaillé en profondeur ces sociétés pendant toute la durée du conflit. Mais que la cause pour laquelle combattent des soldats soit discréditée, que les forces vives de la nation ne se reconnaissent plus dans l’objet de la lutte et dans les méthodes employées, que les images transmises par les photographes de guerre, comme celle de la petite Kim Phuc, photographiée par Nick Ut le 8 juin 1972 alors qu’elle venait d’être brûlée par le napalm pendant la guerre du Vietnam, jettent un terrible discrédit sur les atrocités liées à l’activité guerrière, et c’est toute la légitimité de celle-ci qui s’effondre. À cet égard, la guerre du Vietnam gravée sur les pellicules des reporters de guerre a constitué un tournant majeur. Jamais le combat et ses terribles ravages n’avaient été si crûment révélés aux opinions publiques. Ainsi, les photographies en couleurs prises par Larry Burrows et publiées dans Life Magazine le 25 janvier 1963 qui mettaient en évidence la « sale guerre » menée par les troupes américaines – « The Vicious Fighting in Vietnam » était le titre de la couverture – ont contribué de manière décisive au basculement de l’opinion publique américaine vers la condamnation d’un conflit dont la cruauté et la brutalité s’étaient imprimées sur le visage des soldats photographiés par Larry Burrows. Les leçons de la guerre du Vietnam ont d’ailleurs été tirées par les Américains, qui ont, depuis lors, veillé à tenir soigneusement à l’écart du cœur de la bataille les journalistes et les photographes autorisés à suivre les troupes lors des conflits suivants.
La guerre d’Algérie est un autre exemple d’un conflit dont la légitimité a été peu à peu minée par le regard porté sur lui par l’opinion publique. À ce titre, elle a constitué pour tous les combattants qui y ont participé une épreuve majeure. D’abord reléguée aux confins de la mémoire officielle, cette guerre est sortie du silence dans lequel elle avait été plongée grâce à la loi votée par l’Assemblée nationale 10 juin 1999 qui reconnaissait enfin son véritable statut de guerre. Cette rupture sémantique a probablement aidé à cicatriser les blessures laissées dans les familles des 26 000 victimes militaires françaises de ce conflit même si, dans le même temps, elle traduisait un souci d’en finir avec une mémoire douloureuse.
À l’heure où, en France, la professionnalisation peut éloigner les citoyens de la connaissance et de la compréhension des missions qui sont confiées à leur armée, il importe, nous semble-t-il, de ne pas cesser d’informer rigoureusement sur les raisons de l’intervention des soldats français un peu partout dans le monde. Sous peine de se heurter, lorsque la mort et la blessure viennent frapper les troupes en mission, à l’indifférence polie d’une opinion publique encline à se détourner rapidement du spectacle inconfortable de la guerre, un spectacle que l’on voudrait ne pas voir mais qui continue, pourtant, d’exercer aujourd’hui encore une profonde fascination.